PES LAS LA BELGIQUE. lents et bavards, en qui les cheveux ébouriffés, la moustache effilée et la longue barbe hirsute eussent suffi à faire reconnaitre des peintres et des sculpteurs. On vivait là à bon compte. Les heures du midi et du soir nous trouvaient réunis autour de la longue table commune, nantie d'énormes quartiers de viandes et présidée par le maitre de la maison, qui gravement dépeçait les gigots et les rosbifs en tranches roses, tandis que les femmes passaient les portions à la ronde. Par l'entre-bâillement des portes nous arrivait l'odeur de la tabagie, avec la voix haute des buveurs. Dans l'escalier, des canaris chantaient. La nuit venue, après une promenade au port où, atlablés dans un cabaret, nous arrosions de bière d'orge trois sous de crabes et de crevettes, nous revenions à notre hôtellerie par les rues enténébrées, le long des maisons endormies aux fenêtres desquelles des lampes achevaient de mourir ; et ce retour, sous le bleu des étoiles, dans le silence de minuit tombé des vieux pignons et nous berçant mieux qu'une musique, avait une douceur grisante, comme si nous eussions marché dans un songe. L'obscurité se peuplait alors autour de nous des visions du passé; il nous semblait voir circuler dans l'ombre les visages sévères et charmants des grands peintres, comme nous-mêmes rentrant le soir chez eux, après une ripaille suspecte où un festoiement patricien. À chaque instant, un souvenir de cette époque brillante se levait devant nous : ici, le toit tailladé en dents de scie qui avait abrité le bel adolescent Antoine Van Dyck ; là les portiques majestueux sous lesquels avait passé le triomphant Rubens ; ailleurs, les demeures, aujourd’hui vermoulues, où vivaient la fleur et la gloire de l'art, ces palais princiers, du haut en bas garnis d’étoffes rares et de meubles précieux, dont les escaliers étaient montés par les Jordaens, les de Crayer, les Otto Venius. Notre imagination, surchauffée par la contemplation des toiles célèbres dans les églises et les musées, ne pouvait plus se détacher des temps qui les avaient vues se produire ; elle se trainait dans le sillon qu’elles avaient ouvert devant nous, et notre nuit en demeurait délicieusement troublée. Si Bruges, la ville des ombres, suggère les mystiques et silencieux Memling, Anvers , partout évoque lâme joyeuse et forcenée d'un Rubens. Notre rèverie prenait corps dans une de ces luxueuses ordonnances, comme le prodigieux artiste aimait à en combiner. Les seigneurs el les dames du temps se pressaient dans son atelier, magnifiques, aimables, souriant au caprice du maitre qui les groupait péêle-mêle avec les portefaix, les hercules de foire, les marins du port, tous merveilleux de force et d'audace ; et les pourpoints sallon- geaient en grands manteaux flottant sur des torses rudes de Christs ; toute la grâce et la puissance du temps se métamorphosaient sous les pinceaux en belle matière vivante, que rehaussait l'éclat des lampes, des pierreries et des ors, dans le scintillement chaud des pénombres. La sève et le sang des Flandres coulaient à longs flots sous les cinabres dont rougeoyaient les fonds; un éclaboussement de torchères allumées tombait sur les chairs, enflammait les satins, trainait sur les tentures; les voûtes s'élargissaient sur des perspectives de ciel; des floraisons étincelantes montaient du sol, croulaient de la nue, sépandaient à travers l'atmosphère ; des recoins, de dessous les draperies et jusque des profondeurs de l'azur partaient des musiques qui déliaient les gestes, réglaient les altitudes et cadençaient la démarche. Les grands voiliers du port filant dans un air chargé de vapeurs et de fumées, les Statues plantées sur les places publiques, les chapelles peuplées par le génie des peintres, celle trainée de chefs-d'œuvre qui part du musée, passe par Notre-Dame et Saint-Jacques, Saint-Paul et court de paroisse en paroisse, constellant partout les murs et rejaillis- dans les maisons des particuliers, sont bien faits pour laisser un éblouissement. n pensée une époque de grandeur et de fécondité intellectuelles, soi - même |