74 LA BELGIQUE. avec les grands hèêtres. Cà et là des campements de bûcherons groupent leurs huttes basses, en haut desquelles tirebouchonne un peu de fumée, et des amas de bois coupés s'amoncellent au milieu des coupes éclaircies où le rauquement des corneilles rythme le bruit sourd des cognées. Tandis que vous cheminez, des hardes de chevreuils bondissent sur les pentes, cffarouchées, et gagnent l'épaisseur des taillis, sveltes silhouettes d'une grâce fuyante, qui sont comme lincarnation de ces paysages solitaires, perdus dans la profondeur des clarières. À Par moments, une chaussée au pavé houleux, sur lequel cahotent des attelages de rouliers, prolonge entre les files d'arbres sa monotone ligne grise. L'une vous mènera au pays du pauvre Boulenger, à Tervueren, ex-résidence royale, à présent ruinée par le feu et où, dans le silence des bois, Charlotte, fille de Léopold 1 et femme de Maximilien, pr'omena longtemps sa démence. Une autre vous conduira aux champs funèbres de Waterloo. À voir le gros village aux maisons tra- pues que traverse celle-ci, on ne s'imagine- rait pas qu'une guerre épouvantable a passé par là, si déjà des monuments douloureux ne se dressaient au milieu de ce bien-être villa- geois, perpétuant la mémoire des extermina- tions. Derrière les boutiques industrieuses, les cabarets peinturlurés de teintes vives, les fermes bruyantes et l’active rumeur des ména- ges oublieux du vaste cimetière qui les avoi- sine, une église, toute tapissée intérieurement de plaques tumulaires décorées d'inscriptions anglaises, arrondit son dôme, proche du jardin où lord Uxbridge fit enterrer sa jambe, comme une personne qui lui aurait été chère. Ce ne sont pourtant encore que les avant- coureurs de cette procession de lamentables PUSHERONS AU, BOIS DE EA/CAMBRE, souvenirs éternisés par le bronze et la pierre aux alentours du champs de bataille mème. À mesure qu'on avance, il semble que les maisons s'espacent, pour mieux préparer à l'horreur du tableau; et, la dernière borne franchie, cette hôtellerie des Colonnes dont l'hôtesse continue à vous montrer, avec un respect simulé ou réel, le balcon d'où chaque matin Victor Hugo pouvait contempler les horizons fatidiques sur lesquels, en ce temps, il faisait se dérouler l'iliade intercalée dans ses « Misérables », une sensation de solitude et de tristesse vous envahit comme à l'approche des lieux qui témoignent de deuils irréparables. Bientôt, en effet, à travers le rideau des arbres de la route, la grande plaine apparait, élançant vers le ciel une butte chauve couronnée d’un bonasse profil de lion en fonte, que sa gueule entrouverte ne parvient pas à rendre menaçant. Vous n'avez plus qu'à vous replier en vous-même, enfants de toutes les nations qui s'entre-choquèrent sur cette terre el qui venez ici honorer vos morts : vous êtes entré dans la bataille.