208 LA BELGIQUE. magasin encombré, s'enorgueillit de posséder trois ou quatre tableaux qu'il montre à ses visiteurs avec fierté. Un peintre m'assurait, un jour, qu'il n'était pas possible de mourir de faim à Anvers, pour peu quon süt barbouiller un panneau : il y a toujours, à défaut de clients sérieux, un regrattier quelconque pour acheter de la peinture. Les boutiques de fripiers abondent en mise-bas d'ateliers mêlées à toutes les autres; des esquisses recroquevillées, de vieilles toiles éraflées, des académies à moitié effacées par le temps, et çà et là, dans son cadre vermoulu, un placide portrait souriant au songe du passé, pendillent parmi les défroques, les cages sans oiseaux, les samovars bossués et les lambrequins déchiquetés. Tel artiste en renom a commencé par assurer son existence en troquant avec son boucher et son boulanger; plus tard, le goût des choses dispendieuses étant venu, c'est au moyen d'échanges avec l'architecte, le charpentier, le tapissier, le marchand de bronze, qu'il a bâti sa maison, édifié son toit, garni son atelier. Tel autre, dans les moments difficiles, s'en allait au port, entrait dans une taverne à matelots, le jour de la paye, offrait en loterie le petit tableau qu'il portait sous le bras ; presque toujours un des marins l'achetait, ou bien, moyennant une mise de fonds commune, on le tirait à la courte paille, et le pauvre garçon rentrait au logis, faisant sonner son gousset. C'est assez dire qu'il y a à Anvers une vie de l’art, que l’art y est considéré comme un agent de richesse publique, et qu'un paysage, un sujet de genre, une nature morte s'y débitent aussi couramment que les nécessités de la subsistance matérielle. L'art constitue ici, en effet, une sorte de marchandise consentie et cotée à la Bourse. Il n’est pas rare qu'une transaction d'huiles, de grains, de cuirs, de denrées s'achève par la négociation d'un tableau. Quelquefois le tableau passe dans une vingtaine de mains, aidant ainsi à la circulation des capitaux, sans se fixer; puis, un jour de veine, après un coup de bourse heureux, un affréteur jette le grappin dessus, et l'errante peinture va s'immobiliser parmi le luxe lourd d’un salon, où les amis viennent processionnellement l’admirer. On l'aime tout à la fois, ce morceau de toile ou de bois colorié, pour la délectation qu'il offre aux yeux et la quantité d'argent monnayé qu'il représente : en le pressurant, on lui fait suer de l'or, comme à une balle de coton; et la jouissance d'une contemplation agréable s'agrémente de la certitude d’un placement avantageux. Il ne faudrait pas croire cependant à des préoccupations exclusivement mercantiles. En dehors des fluctuations auxquelles est mêlée l'œuvre d'art, celle-ci se perpétue dans les familles, sintercale dans le bien-être intérieur, fait partie de l'existence commune. Elle répond à la dilection générale pour l'apparat, le décor pittoresque et brillant, et, dans les maisons riches, elle est comme l'apanage de la prospérité. Dans les autres, elle étoffe de son luxe consolant le train réservé de l'existence. Souvent il arrive qu'au lieu d'une simple pochade, c'est un tableau de maître ancien ; alors une sorte de culte entoure cette possession ; on n'a pas une ferveur plus grande pour une châsse. Et ce cas d'un trésor aux mains de gens d'une condition obscure est fréquent dans la grande cité anversoise : les transmissions héré- ditaires ont fait descendre jusque chez le peuple des morceaux auxquels s'attache la gloire des belles époques d'art. Il n’y a pas bien longtemps, une vieille femme dans un dénuement absolu vendait une merveilleuse tête de Christ de Quinten Massys, qui, rachetée après, a fini par atteindre le prix d’une fortune. Anvers, examiné au point de vue de l'importance qu'y acquiert l'œuvre plastique, est donc un foyer d'art considérable. A Rome seulement on trouverait un plus grand nombre d'artistes, et presque tous vivent dans une aisance relative, qu'alimente un travail continu. Généralement ils peignent l'histoire, le paysage et le genre; bien peu se montrent sensi- bles aux particularités du milieu anversois. Le port, l'agitation des rues, le mouvement des