LA FLANDRE ORIENTALE. ol perdus dans la houle verte, se déroulent à la droite et à la gauche du fleuve, dont les eaux grossies par l’afflux de la Dendre, un instant se dédoublent en deux courants, puis doucement s'épanchent d'un large flot égal. C'est la région des plaines qu'on inonde l'hiver à marée haute en ouvrant toutes larges les écluses d'irrigation : par grosses gerbes torrentueuses, l'Escaut se répand alors en mugissant dans le bas pays, fertilisant la glèbe de son limon puissant et nivelant l'étendue sous son énorme nappe ondulante. De ce lac aux remous clapotants, les dunes émergent seules, avec le squelette dénudé de leurs bruns noyers dont les branches ont l'air de gesticuler dans les tourmentes; et celui qui s'en irait par cette jetée de terre d’un village à un autre, ayant de chaque côté la rumeur profonde des houles, pourrait, sans trop de frais d'imagination, s'imaginer qu'il traverse un pays dévasté par l'inondation. Inondation bienfaisante, en effet, et qui passe sur les champs comme une eau lustrale pour le rajeunissement et le reverdissement de la terre des Flandres. Toute une saison, elle dort sous les vases chaudes et les lourds brouillards, caressée par la palpitation du grand fleuve et couvée par lui comme par un ventre maternel. Puis, un matin, les vannes de chasse sont levées, le flot reflue par les ouvertures desquelles il avait jailli, et la marée descendante balaye lentement l'Escaut vers son lit. La digue fait partie des habitudes de la vie riverame ; comme elle sert souvent de voie de communication entre les villages, il n’est pas rare d'y voir défiler entre les trones de ses noyers de petites caravanes de paysans, marchant de leur grand pas appuyé en terre, le buste incliné en avant pour mieux fendre le vent. Au temps des noix, des bandes d'enfants gaulent les hautes branches ou les chablent à coups de mottes et de pierres. Puis, les dimanches, après complies, les filles, par couples, s'en viennent s'asseoir sur les berges, regardant couler le fleuve à leurs pieds et devisant. Ou bien une paire de fiancés, la main dans la main, suit à pas lents le imince sentier d'herbe foulée serpentant à la crête. Derrière eux la digue ondule en courbes sinueuses qui suivent le cours de l’eau ; et tandis que la belle fille frôle de la main les folles graminées, lui, le gars robuste, descend cueillir, au ras des petits canaux filant le long des bernes du côté de la campagne, des touftes de pâquerettes qu'il réunit pour elle en bouquet. Au-dessus de leurs têtes jacassent Îles corneilles ; la fraicheur du fleuve les enveloppe, et ils s’aperçoivent tout à coup que le clocher de l’église a disparu dans les détours du chemin. Certains quartiers de la ville, au milieu de ces tranquilles enchantements de nature, ont un charme de banlieue verdoyante. On suit d’abord les buttes géométriques des remparts, miroitées dans les claires eaux des fossés ; on passe des ponts; puis les maisons luisantes de peinture, alignent le long des rues leurs façades. Par places, un chenal reflète les fenêtres garnies de rideaux à guipures et décorées de vases constellés de fleurs, de vieux cuivres battus à la main et de réjouissantes porcelaines enluminées, comme des reposoirs au temps des processions. Aucune animation, sauf celle qui règne sur les quais et du côté des fabriques, ne trouble d'ailleurs la paix des rues; des fortifications pénètre jusqu'au cœur de la ville la sonnerie des clairons, aigre musique d'une si indéfinissable mélancolie quand elle se fait entendre dans le lourd silence des midis, et par moments un détachement de soldats débouche, frappant le pavé à coups de talons cadencés. Sur la Grand'Place, à de certaines heures, il ne passe pas trois personnes. Çà et là la porte d’un café s'abat avec un bruit sourd sur un consommateur qui sen retourne à la sieste ou aux affaires, quelque obèse bourgeois en paletot déboutonné, le linge débordant du pantalon, ou un officier sans épaulettes, le col de travers, dans cette tenue négligée du militaire en province ; puis la solitude recommence, assoupissante et monotone, mettant sur la ville comme une lassitude de vivre. Du haut des