Full text |
TABLETTES ©U PRÉCURSEUR
AMFEIIS, SAJ9ŒDI 99 JAMIM ÎS4£.
L’1V®ITUSÏEM.
(Huitième feuille. — Voiries Tablettes du K janvier.)
chapitre XXVI. — Béïélation.
Le pauvre Cascon, emporté par la colère et par la jalousie, se faisait
beaucoup plus méchant qu’il ne l’était réellement; malheureusement la
duchesse et Monmouth ne le connaissaient pas assez pour deviner l’exa-
gération de ces féroces apparences.
Angèle crut l’aventurier capable de regretter sérieusement de s’être
montré généreux ; dans ce doute, elle hésita naturellement à calmer la
jalousie du Gascon en lui dévoilant le secret du déguisement de Mon-
mouth.Cet aveu pouvait tout perdre,si le chevalier n’étaitpasde bonne
foi. Il était donc prudent de se tenir encore sur la réserve.
— Monsieur — dit Angèle— vous vous trompez... 11 y a des mystères
dans ma conduite que je ne puis vous expliquer encore.
Ces mots redoublèrent l’irritation de Croustillac; depuis trois jours il
ne se trouvait que trop mêlé à de mystérieux événements, aussi s’écria-
t-il :
— J’ai assez de mystères comme cela ! j’en ai trop 1 de ceux qui vous
regardent surtopt! je ne veux pas être plus long-temps votre dupe,
madame! Je ne sais pas quelsort m’attend, jenesaiscomment toutceci
finira, mais par l’enfer vous me suivrez!
— Monsieur...
— Oui, madame, j’ai les inconvénients du rôle de votre époux bien-
aimé, j’en aurai du moins les agréments; quanta cet indigne scélérat
de mulâtre... qui ne dit mot, fait le surnois, et n’en pense pas moins,
je le livrerai à M. de Chemeraut, et il m’en rendra bon compte... Si ce
n’était souiller l’épée d’un gentilhomme que de la tremper dans le sang
esclave, je me serais chargé moi-môme de cette vengeance!
Angèle échangea un coup d'œil avec Monmouth, dont l’imperturbable
sang-froid exaspérait le Gascon.Tous deux sentirent la nécessité de cal-
mer le chevalier, sa colère pouvait devenir dangereuse; il fallait le cal-
mer toutefois sans lui découvrir le secret du déguisement du prince.
La jeune femme dit donc à l’aventurier :
— Tout va s’expliquer, monsieur, mon plus grand, mon seul tort en-
vers vous, a été de douter de la générosité de votre caractère, de la
loyauté de voire dévouement.Le père Griffon (quoiqu’il eût répondu de
vous, monsieur) a été, comme moi, trompé sur le véritable motif de vos
intentions ; nous avons cru... et nous avons eu tort de croire... que
vous étiez capable d’abuser du nom que vous aviez pris... Pouréchap-
per au nouveau danger dont vous sembliez nous menacer, il fallait ten-
ter un moyen, bien incertain, sans doute, mais qui pouvait réussir, je
ne pouvais fuir, c’était aller à votre rencontre; je donnai donc les or-
dres nécessaires pour que vous fussiez introduit ici avec M. de Cheme-
raut, espérant que vous me surprendriez à l’improviste, et qu’ainsi
témoin de la tendre intimité qui m’attachait au capitaine...
— Comment ! c’est exprès que vous m’aviez ménagé cette agréable
perspective ? — s’écria le Gascon furieux... — et vous osez me dire cela
en face... mais c’est le dernier terme de la dégradation et du dévergon-
dage, madame...et dans quelbut.s’il vous plaît, teniez-vous à me prou-
ver l’abominable intimité qui vous lie à ce bandit ?
— Afin, monsieur, qu’il vous fût impossible de m’emmener avec vous.
M. de Chemeraut étant témoin de ma coupable liaison avec le capitaine
l’Ouragan, vous ne pouviez pas... vous qui passez pour le duc de Mon-
mouth, reprendre, aux yeux de l’envoyé français, une femme aussi cou-
pable que je le paraissais... aussi coupable que je le suis...
— Vous l’avouez donc, madame...
— Oui !... eh bien ! oui, monsieur !... ne soyez pas généreux à de-
mi. .. Que vous importe que j’aime... un esclave, comme vous dites...
— Comment, madame, que m’importe... mais vous avez donc juré-
ds me mettre hors de moi... Que m’importe? Et à quoi sert-il alors que
je joue le rôle de votre mari? existe-il seulement? est-il ici? ne vous ser-
vez-vous pas de l’erreur dont je suis victime pour vous débarrasser de
moi? n’est-ii pas déjà bien loin? en sûreté, ce mari? mais c’est à devenir
fou,-s’écria le Gascon d’un air égaré,—à chaque instant je crois que
ma tête est sens dessus dessous; je suis ou non depuis deux jours le
jouet d’un abominable cauchemar... qui êtes-vous? où suis-je? que
suis-je? suis-je Croustillac? suis-je milord? suis-je le prince? suis-je le
vice-roi .. ou même le roi? ai-je eu le cou coupé, oui ou non?... qu’on
s’explique; il faut que cela finisse ! s’il y a un duc de Monmouth, oùest-
il? montrez-le moi...—s’écria le malheureux aventurier dans un état
d’exaltation impossible à décrire, mais facile à concevoir.
Angèle effrayée et moins disposée que jamais à tout avouer au Gas-
con, dit en hésitant :
— Monsieur, certaines circonstances mystérieuses...
Croustillac ne la laissa pas continuer, et s’écria :
— Encore des mystères... je vous le répète, j’ai assez de mystères
comme ça... je ne crois pas avoir la cervelle plus faible qu’un autre,
mais que cela dure une heure encore, et je deviens fou.
— Monsieur, veuillez donc comprendre...
— Madame, je ne veux pas comprendre, —s’écria le chevalier en
frappant du pied avec fureur, — c’est justement parce j’ai voulu com-
prendre que ma tête se dérange...
— Monsieur — reprit Angèle, — je vous en prie, calmez-vous, réflé-
chissez.
— Je ne veux ni comprendre, ni réfléchir, — s’écria Croustillac avec
une nouvelle exaspération —à tort ou à raison, j’ai mis dans ma téteque
vous m’accompagneriez et vous m’accompagnerez... Je ne sais pas où
est votre meri, je ne veux pas le savoir... ce que je sais, c’est que vous
n’êles cruelle ni pour les Caraïbes, ni pour les boucaniers, ni pour les
mulâtres... Eh bien! vous ne le serez pas davantage pour moi... vous
voyez bien cette pendule... si dans cinq minutes vous ne consentez pas
à m’accompagner, je dis tout à M. de Chemeraut et il en arrivera ce
qu’il pourra... Décidez-vous, je ne parle plus jusque-là, je mefaissourd,
car ma tête crèverait comme une grenade au moindre propos.
Et Crouslillacse jetta dans un fauteuil, mit ses mains sur ses oreilles,
pour ne rien entendre et attacha ses yeux sur la pendule.
Monmouth n’avait pas cessé de se promener dans la chambre avec
agitation ; il était, ainsi qu'Angèle, dans une affreuse perplexité.
— Jacques, peut-être est-ce un honnête homme—lui dit tout bas
Angèle— mais son exaltation m’épouvante, regarde, comme il a l’air
égaré.
— 11 faut risquer de nous confier à sa loyauté, il parlera sans cela.
— Mais s’il nous trompe ?
— Mais s’il parle ?
— Angèle, entre deux dangers, il faut choisir le moindre.
— Oui, s’il consent à passer pour toi... tu es sauvé... cette fois du
moins.
— Mais dans ce cas, je ne puis le laisser au pouvoir de M.de Chameraut.
—Oh! c’est un abîme... un abîme.
—Jamais je ne consentirai maintenant à rallumer la guerre civile en
Angleterre... j’aimerais mille fois mieux la prison... la mort... mais te
quitter... mon Dieu...
—Quefaire, Jacques? Quel danger court cet homme ?
—D’immenses... possesseur d’un pareil secret d’état!
—Mais alors... il faut te perdre... ou le suivre. Ah ! quefaire?...
Jacques l’heure s’avance.
Après un moment de réflexion, Monmouth dit :
— Il n’y a pas à balancer, disons-lui tout, s’il consent à jouer encore
mon rôle pendant quelques heures, je suis sauvé, et j’ai le moyen de le
mettre à 1 abri du ressentiment del’envoyé de France.
—Jacques, si cet homme était un traître? Mon Dieu, prends garde.,.
A ce moment l’aventurier voyant l’aiguille marquer la cinquième mi-
nute, se leva et dit à Angèle :
— Eh bien! madame, à quoi vous décidez-vous? Un oui ou un non,
car je suis incapable d’entendre ou de comprendre autre chose, voulez-
vous me suivre ou ne le voulez-vous pas? répondez.
Monmouth s’approcha de lui d’un air grave et imposant.
— Je vais, monsieur, vous donner une preuve de hauteestime et de...
—Ton estime, scélérat ? — s'écria Croustillac indigné en interrompant
le duc — est-ce bien à moi que tu oses parler ainsi ?... Ton estime...
—Mais, monsieur...
—Pas un mot de plus — s’écria Croustillac en se retournant vers An-
gèle: — Madame, voulez-vous me suivre ! Est-ce oui, est-ce non ?
—Mais1, écoutez...
— Est-ce oui,est-ce non?— s’écria-t-il en se dirigeant versla porte —
répondez,ou j’appelle M. de Chemeraut.
— Mais par St-Georges! —s’écria Monmouth.
Le chevalier allait ouvrir la porte, lorsque la jeune fetnmelui saisitles
deux mains d’un air si suppliant qu’il s’arrêta malgré lui.
— Eh bien oui... oui, je vous suivrai — dit-elle avec épouvante.
— Enfin ! — dit le Gascon — à la bonne heure... Donnez-moi votre
bras et partons ; M. de Chemeraut doit trouver le temps long.
— Mais un instant... il faut que vous sachiez tout — dit la pauvre
femme en toute hâte.— Le Caraïbe n’était autre que le flibustier... ou
plutôt le boucanier et le Caraïbe ne sont que...
— Ah ça! vous recommencez; vous voulez donc que ma raison y reste
—s’écria ie Gascon en faisant un effort désespéré et en courant vers la
porte pour appeler M. de Chemeraut.
Le prince se précipita sur Croustillac,lui saisitlesdeux poignets dans
une de ses mains, et lui mit l’autre sur la bouche au moment où le che-
valier criait : — A moi M. de Chemeraut — puis lui dit à voix basse :
— C’est moi, monsieur, qui suis ie duc de Monmouth.
Le prince croyait mettre le chevalier au fait de tout en prononçant
ces paroles; mais au point d’exaspération où était Croustillac, il né vit
dans la révélation du prince qu’une nouvelle ruse ou une nouvelle in-
jure, et il redoubla d’efforts pour se dégager.
Quoique beaucoup moins vigoureux que le duc, le chevalier ne man-
quait pas d’énergie; il commençait à se débattre d’une manière inquié-
tante, lorsqu’Angèle, épouvantée, courut prendre un flacon, mit sur
son mouchoir une goutte de liqueur, et frottant la main du prince, eile
enleva la couleur de bitume qui s’y trouvait, et la peau redevint blan-
che.
— Comprenez-vous enfin, monsieur, que les trois personnages n’en
font qu’un ? — dit le prince en cessant de bâillonner Croustillac, et en
lui montrant sa main blanchie.
Ce mots furent un trait de lumière pour l’aventurier, il comprit tout.
Malheureusement au moment où le prince ôta sa main de la bouche
du Gascon, celui-ci n’avait pu retenir ce cri : A moi M. de Chemeraut.
Le bruit de la îutteavait déjà éveillé l’attention del’envoyé deFrance;
en entendant le cri du Gascon, il se précipita dans la chambre l’épée à
la main.
Il est impossible de peindre la stupéfaction, l’effroi de ces trois per-
sonnages, lorsque M. de Chemeraut parut.
Le duc mit la main sur son poignard;
Angèle tomba assise dans un fauteuil en cachant son visage dans ses
mains;
Croustillac regarda autour de lui d’un air désolé, regrettant, mais
trop tard, sa maladresse.
Néanmoins, la présence d’esprit de l’aventurier lui revint peu à peu ;
de même qu’il suffitd’un vif rayon desoleil pourdissiper unépais brouil-
lard, du moment où le bon chevalier eut la clé des trois déguisements
du prince, tout s’éclairait à ses yeux, son esprit jusqu’alors si doulou-
reusement agité, se calma, ses doutes offensants sur la Barbe-Bleue ces-
sèrent, il ne lui resta que le chagrin de l’avoir accusée, et la ferme vo-
lonté de se dévouer pour elle et pour le prince.
Avec une merveilleuse spontanéité d’invention (nous nous intéressons
trop maintenant au Gascon pour dire: avec une merveilleuse faculté de
mensonge), Croustillac basa son plan de campagne contre M.de Cheme-
raut qui, toujours l’épée à la main, se tenait sur le seuil de la porte et
répétait pour la seconde fois :
— Qu'y a-t-il, monseigneur ?.. qu’y a-t-il donc ! je croyais avoir en-
tendu le bruit une lutte et votre voix qui criait à l’aide...
— Vous ne vous étiez pas trompé, monsieur... — dit Croustillac d’un
air sombre.
Monmouth et sa femme étaient dans une horrible anxiété. Ils igno-
raient les projets du Gascon; connaissant lesecret de Monmouth, il était
alors complètement maître de leur sort.
Pourtant, si Angèle et son mari avaient eu assez de sang-froid pour
bien examiner la physionomie de Croustillac, ils y auraient remarqué
une sorte de joie maligne et triomphante, qui se trahissait malgré lui,
à travers les rides menaçantes dont il assombrissait son front.
M. de Chemeraut lui demanda pour la troisième fois pourquoi il l’avait
appelé.
— Je vous ai appelé, monsieur,— lui dit le chevalier d’une voix lugu-
bre, en ayant l’air de sortir d’une profonde rêverie, — je vous ai appelé
pour me venir en aide,..
— Monseigneur... serait-ce ce misérable?—dit l’envoyé, en montrant
Monmouth qui, debout, les bras croisés, se tenait près du fauteuil où
était Angèle, prêt à la défendre et à vendre chèrement sa vie, car, nous
l’avons dit, il ignorait encore les projets de l’aventurier.
— Dites un mot, monseigneur, — reprit M. de Chemeraut, — et je le
mets entre les mains de mon escorte.
Le Gascon secoua la tête et répondit :
— Je me charge de cet homme, son sort me regarde.. .Ce n’est pas
contre un pareil bandit que je vous ai appelé à mon aide, monsieur,
•c’est contre moi-même.
— Que voulez-vous dire ? monseigneur.
— Je veux dire que j’ai peur de me laisser fléchir par les larmes de
cette femme, aussi.. dangereusement hypocrite... qu’audacieusemeut
coupable.
— Monseigneur, il faut souvent du courage.. .beaucoup de courage...
pour être juste.
— Tous avez raison, monsieur.. .c’est pour cela que je redoute tant
ma faiblesse. Je vous ai appelé, afin que votre vue rallume mon indigna-
tion. renflamme ma colère, car vous avez été témoin de mon déshon-
neur, monsieur.. .Aussi.. .venez me dire que si je pardonnais, je serais
un lâche.. .que je mériterais mon sort.. .N’est-ce pas ? monsieur.
— Monseigneur...
— Je vous comprends... vous avez raison... oui par St-Georges !
(Croustillac se souvenait d’avoir entendu ie prince faire ce serment)
par St-Georges... je saurai me venger...
Angèle et le duc respirèrent ; ils comprirent que le chevalier voulait
les sauver.
— Monseigneur, — dit sévèrement M. de Chemeraut — je ne crains
pas de répéter à Votre Altesse, devant Madame, ce que j’avais l’honneur
de vous dire, il y a quelques instants... Uue barrière insurmontable
vous sépare maintenant... d’une épouse coupable, — ajouta l’envoyé
avec effort, pendant qu’Angèle cachait sa confusion, en se mettant le
visage dans son mouchoir.
Croustillac releva la tête et s’écria d’une voix déchirante :
— Trompé par un mulâtre... encore!... monsieur, par un misérable
mulâtre... un sang-mêlé... un teint cuivré !...
— Monseigneur !
— Enfin, monsieur — ajouta Croustillac, en s’adressant à l’envoyé
d’un air d’indignation douloureuse,—vous saviez pourquoi je revenais...
quels étaient mes projets... ce que je voulais mettre sur la tête de
madame? eh bien, n’est-ce pas une affreuse raillerie de la destinée...
qu’à ce moment là justement... une épouse .. criminelle...
— Monseigneur,— s’écria M. de Chemeraut en interrompant le Gas-
con, — maintenant ces projets doivent être un secret pour madame.
—• Je le sais, je le sais... mais enfin... quelle horrible surprise ! je
rentre, le cœur battant de joie, dans le foyer domestique, dans mes
paisibles lares... Eh bien! qu’est-ce que j’entends ?
— Monseigneur !...
— Vous l’avez entendu comme moi... Ce n’est pas tout... qu'est-ce
que je vois ?...
— Monseigneur, monseigneur, calmez-vous...
— _ vous l’avez vu comme moi... un bandit mulâtre!!! Mais cela
ne se passera pas ainsi... non... non... par Saint-Georges! Oui, j’ai
bien fait de vous appeler, monsieur... maintenant ma colère bouillonne,
les projets les plus cruels s’offrent en foule à mon imagination... oui...
oni... c’est cela, — dit Croustillac d’un air méditatif, — j’y suis enfin...
j’ai trouvé une vengeance digne de l’offense.
— Monseigneur... le mépris...
— Le mépris? cala vous est bien facileà dire, monsieur... le mépris?...
Non, monsieur, il me faut autre chose... j’ai trouvé mieux... et vous
m’aiderez.
— Monseigneur, tout ce qui dépendra de mon zèle, sans nuire aux
ordres que j!ai reçus et au succès de ma mission.
— Je renonce "à emmener cette indigne femme ! De ce jour, de ce
moment, tout est à jamais fini entre elle et moi !
— Vive Dieu ! monseigneur, — s’écria M. de Chemeraut ravi de cette
détermination, vous ne pouviez plus sagement agir.
— Demain aii point du jour — dit le Gascon d’une voix brève, — elle
et son odieux complice s’embarqueront à bord d’un de mes bâtiments.
Chapitre XXVII. — Le Dévouement.
— Oui, monsieur...— répéta le Gascon, — demain ma femme et ce
misérable s’embarqueront sur un de mes bâtiments, voilà toute ma
vengeance — ajouta-t-il en appuyant sur ces mots avec une sauvage
ironie. — Oh! je sais ce que je fais. Mon Dieu oui, monsieur, elle et son
complice... tous les deux... comme s’ils étaient véritablement mari et
femme. . les misérables... ils seront embarqués ensemble.. Quant
à la destination du bâtiment—ajouta le chevalier avec un regard
d’une si épouvantable férocité que M. de Chemeraut en fut frappé—
quant au sort qui attend les coupables... je ne puis .vous le dire,mon-
sieur. .. cela ne regarde que moi.
Puis, prenant rudement Angèle par le bras, Crouslillac s’écria :
— Ah ! vous voulez pour amant des mulâtres, Madame la duchesse !
Eh bien! vous en aurez! et toi, scélérat! il te faut des femmes blanches!
des duchesses ! Eh bien ! tu en auras; vous ne vous quitterez plus...
tendres amants.. .non.. .plus jatnais.. .mais vous ne savez pas à quel
prix terrible vous serez réunis.
— Monseigneur, que prétendez-vous faire ?
— Cela me regarde, monsieur, votre responsabilité sera à couvert, le
reste se passera sur un terrain neutre, — ajouta le Gascon avec un sou-
rire mystérieux et farouche.— Oui... dans une iledéserte.. .et puisque
ce tendre couple s’aime.. .s’aime.. .à la mort, il aura du temps de reste
pour se le prouver.. .jusqu’à la mort...
— Ah ! monseigneur, je crois comprendre,ce serait terrible, en effet,
—dit M. de Chemeraut, qui pensa que Croustillac voulait faire mourir
de faim sa femme et le mulâtre.
— Terrible! vous l’avez dit, monsieur... Tout ce que je vous deman-
de, et comme témoin de mon outrage vous ne pouvez me le refuser...
c’est de me prêter main-forte pour conduire ces deux coupables à bord
d’un de mes navires! Je liens à les remettre moi-même au capitaine, et
à lui donner des ordres... des ordres auxquels il n’oserait peut-être pas
obéir si je ne les lui donnais personnellement.
M. de Chemeraut, malgré sa finesse, fut dupe de la feinte colère de
Croustillac, il lui dit avec une fermeté respectueuse :
— Monseigneur, la justice est sévère... mais elle ne doit pas être
cruelle.
— Qu’est-ce à dire, monsieur? — reprit fièrement Croustillac, — ne
suis-je pas seul juge... de la peine que méritent ces coupables?... me re-
fuserez-vous votre concours lorsqu’il s’agit seulement de conduire cet
homme et sa complice à bord d’un bâtiment qui m’appartient?
— Non, monseignenr, mais je fais observer à votre Altesse qu’il se-
rait peut-être plus généreux de...
Angèle voyant qu’elle ne devait pas rester inactive, se jeta aux pieds
de Croustillac en criant grâce! pendant que Monmouth semblait se ren-
fermer dans un morne et sombre silence, puis s’adressant à M. de Che-
meraut, la jeune femme ajouta :
— Ah! monsieur, vous qui paraissez sensible et bon, intercédez pour
moi auprès de mon cher lord.... qu’il me condamne aux peines les plus
cruelles, j’ai tout mérité, je souffrirai tout... mais que mon cher lord...
— Je vous défends de m’appeler votre cher lord, madame — dit amè-
rement Croustillac —je ne suis plus votre cher lord.
— Eh bien ! monseigneur, ne me faites pas conduire à bord de ce
bâtiment dont vous parlez.
— Et pourquoi cela, madame?
— Mon Dieu, parce que c’est le brigantin le Caméléon, commandé par
le capitaine Ralph,monseigneur; cet homme est cruel, il a remplacé le
flibustier l’Ouragan dans ce commandement.
— Et c’est justement pour cela que j’ai choisi le Caméléon, madame ;
c’est justement pareeque le capitaine Ralph est le plus cruel ennemi de
votre indigne amant - dit Croustillac qui comprenait à merveille l’in-
tention d’Angèle.
— Mais, monseigneur, vous savez bien que ce bâtiment sera mouillé
demain matin, ici tout près, presque au pied du Morne... à l’anse aux
Caïmans.
— Oui, madame, je le sais.
— Eh bien, monseigneur, vous voulez me forcer à m’embarquer là,
lorsque, pour rien au monde, je n’aurais seulement oséapprocherdece
rivage...oubliez-vous donc, grand Dieu, les affreux souvenirs qui, pour
moi, se rattachent à cet endroit ?
— Oh ! la fine mouche ! — pensa Croustillac— cela veut dire ce queje
ne savais pas, qu’il y a justement un bàtimentà elleappelé le Caméléon,
dont le capitaine lui est dévoué, et qui sera demain matin mouillé près
d’ici... J’y suis... Il s’agit probablement de ce navire qu’elle avait fait
préparer en toute hâte pour assurer sa fuite, et celle du duc lorsqu’elle
m’avaitjvu emmené par le colonel Rutler ; un des nègres pêcheurs était
sans doute parti en avant pour donner des ordres en conséquence.
Le Gascon reprit tout haut après un moment de réflexion :
— Oui, ces souvenirs sont affreux pour vous... je le sais... madame.
— Eh bien ! monseigneur... aurez-vous donc lecourage ?...
— Oui, oui! — s’écria le chevalier avec une explosion de fureur. —
Oui... pointde pitié pour l’infâme qui m’aindignementoutragé...Tant
mieux... ma vengeance commencera plus tôt... je vais vous prouverque
vous n’avez aucune pitié à attendre ; vous allez voir.
11 frappa sur son gong.
— Qu’allez-vous faire, monseigneur ?
— Votre fidèle Mirette va venir, vous-même lui donnerez l’ordre d’en-
voyer dire au capitaine Ralph de tout préparer à bord du Caméléon pour
mettre à la voile au point du jour.
— Ah! monseigneur, donner moi-même un tel ordre !... C’est de la
barbarie...
— Obéissez, madame, obéissez.
Mirette parut.
Angèle donna l’ordre d’un air abattu.
— Je vous ai obéi, monseigneur. Eh bien! maintenant par pitié ac-
cordez-moi une dernière grâce, au nom de notre amour passé...
—Oh ! oui.. .par St-Georges !—s’écria Croustillac,—passé.. .Oh ! bien
passé...
—Accordez-moi, monseigneur, la faveur d’un moment d’entretien.
—Non, npn, jamais.
—Monseigneur, ne me refusez pas... ne soyez pas impitoyable !
—Arrière, femme infidèle!
—Monseigneur, — dit Angèle enjoignant les mains.
— Monseigneur, — dit M. de Chemeraut. — au moment de quitter
madame pour jamais... ne lui refusez pas cette dernière consolation.
— Vous aussi, M. de Chemeraut, vous aussi.. .et pourtant vous avez
été témoin... Eh bien ! j’y consens, madame, mais à une condition...
— Ordonnez, monseigneur.
— C’est que votre complice restera là pendant notre conversation.
Peste ! ceci n’est pas maladroit, je pense, — se dit Croustillac, — j’es-
père bien que la duchesse va me comprendre et d’abord refuser.
— Mais, mon cher lord, — dit en effet Angèle, — le dernier entretien
queje vous supplie de m’accorder ne doit être entendu que de vous.
— A merveille, oh ! elle comprend à demi-mot, se dit Croustillac, et
il reprit tout haut :
— Et pourquoi donc, madame, notre entretien serait-il secret? auriez
vous quelque chose de caché pour votre bien-aimé... pour l’amant de
votre choix?...
— Mais si j’ai à implorer votre pardon, monseigneur?...
— Eh bien ! madame, vous l’implorerez devant vôtre complice... plus
vous vous accuserez, plus vous reconnaîtrez votre conduite comme dé-
loyale,infâme, indigne; plus vous constaterez l’abjection de votrechoix.
Ce sera la punition de ce scélérat et la vôtre.
— Mais, monseigneur...
— C’est mon dernier mot,— répondit Croustillac.
— Ne craignez-vous pas le désespoir de cet homme ?— dit tout bas
M. de Chemeraut.
— Non, non, les traitres.sont lâches : voyez celui-ci, quel air morne,
attéré! Il n’ose pas seulement lever les yeux sur moi... En tout cas,
monsieur, envoyez, je vous prie, quelques hommes de votre escorte au
dehors de cette galerie, et qu’à mon premier signal, ils entrent.—Puis,
ayant l’air de se raviser, et croyant faire un coup de maître, Croustillac
dit : Au fait, si vous assistiez aussi à cet entretien, monsieur de Cheme-
raut ? la punition des coupables serait plus cruelle encore.
— Oh ! monseigneur, par pitié ne me condamnez pas à cet excès de
honte et d’humiliation — s’écria Angèle avec un accent désespéré.— Et
vous, monsieur, ayez la générosité de ne pas accepter, dit-elle à M. de
Chemeraut.
Celui-ci eut la délicatesse de s’excuser auprès du Gascon, il sortit et
laissa ensemble Monmouth, sa femme et l’aventurier.
A peine l’envoyé de France fut-il sorti, que Monmouth, après s’être
assuré qu’il ne pouvait pas être entendu, tendit cordialement la main
à Croustillac, et lui dit avec effusion :
— Monsieur, vous êtes un homme d’esprit, de courage et de résolu-
tion; merci à vous, et pardonnez-nous de vous avoir un moment soup-
çonné. |