PROVINCE D'ANVERS. 155 JD les tubes de ses steamboats, va et vient dans cette multitude qui gronde autour de lui, en proie à toutes les frénésies de l'argent, comme un capitaine sur le pont d'un navire. Ce n'est qu'à la tombée du jour qu'il redevient l'homme de la famille, de la société, d'un autre commerce que celui de Mercure. Le soir il reprendra les manières du gentleman, que des rapports continuels avec de rogues capitaines de navires, des portefaix imdociles, des charretiers bourrus lui ont fait perdre pendant la journée. Il abandonnera alors le ton du commandement, la parole brusque, l'air distant qu'il se croit obligé de garder devant sa légion de commis. Dans la tiédeur du milieu familial, près des têtes blondes et brunes dont les boucles s'allument aux reflets des lampes, son front se déridera, ses sourcils con- tractés se détendront, et, comme un homme qui se réveille après un rêve pénible, il mettra une bonne grâce souriante à caresser ses enfants. Tout ce qui l'entoure chez lui est bien fait d'ailleurs pour le distraire de ses préoccu- pations habituelles. Cet homme d'argent qui, en barbare expéditif, a déjeuné d'un plat du jour et d'une lourde pinte d'ale, dans une taverne aux relents rances, entre des coulissiers et des agents de change glapissant des chiffres, dine maintenant en gourmet, hume le bouquet d'un cerû princier dans un verre ciselé, prend le temps de s'essuyer la bouche pour dire des choses aimables aux siens, s'informer de leur santé, plaisanter, s'intéresser à des ragots de femmes; et par moments, renversé dans sa chaise à haut dossier taillée sur le modèle de celles du vieux temps, les yeux à demi clos, comme en une sorte de béatitude de gourmet dilettante, il contemple un Teniers, un Ostade, un Ruysdael, dont les tons mordorés se détachent sur les lambris de l'appartement. S'il a des convives, le patricien déploiera un entrain surprenant pour égayer la table : le mème homme qui, sans trop se fâcher, se laisse traiter de ladre et chicane de pauvres diables pour les plumes, l'encre, le papier qu'ils consomment à son service, stimule par une large ostentation le zèle d'un cordon bleu auquel il paye souvent des appointements quil refuse à un correspondant pour les langues étrangeres. Après le diner, on se rend au théâtre. Le théâtre, c’est ici l'opéra, exclusivement : le monde « comme il faut » délaisse la seène flamande et l'abandonne au peuple, à la petite bourgeoisie, à un groupe d'artistes et de littérateurs amis de la langue savoureuse des ancêtres. En réalité, pour une ville de l'importance d'Anvers, qui aime la féerie, les pompes décoratives, les parades, se pique de dilettantisme musical et a fourni à la scène des compositeurs originaux et puissants, le théâtre, méme lyrique, est peu fréquenté. Cette indifférence s'explique en partie par la concurrence que suscitent aux auditions publiques les nombreuses sociétés privées et les réunions particulières où lon exécute d'excellente musique de chambre. Les idoltres de Beethoven, de Mozart, de Haydn ont l'embarras du choix. Chaque soir ils sont invités chez lun ou l'autre marchand qui les régale de quatuors et de quintettes, et l'importance croissante de la colonie allemande dans la ville tend à répandre de plus en plus le goût de ces concerts intimes. La jeunesse dorée, elle, est attirée par les salles de cafés-concerts où se débitent les « scies » qui ont fait trois mois auparavant les délices des habitués de Horloge et des Ambassadeurs. Il n’est pas rare, au surplus, que le gros négociant lui-même, l'important gentleman de tout à l'heure, après une courte apparition à l'Opéra, brûle la politesse à Rossini et à Meyerbeer pour les cumulets et les sauts périlleux de quelque compagnie de trapézistes et s'en vienne au prochain Eldorado accompagner du bout des lèvres, en battant la mesure avec sa canne, les gaudrioles d'un quart de chanteuse, étalée dans des falbalas pailletés. Le goût de la distraction existe d'ailleurs dans toutes les classes, mais plus particu- 20