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1841. — M.° 15
AWÆHI&, Vendredi t& Janvier.
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15 janvier.
ME L1 DÉMOCRATIE.
II.
Avant de continuer, nous avons besoin de faire quelques réserves
et de bien expliquer qne nous faisons ici de l’analyse historique. Quoi-
que tous les vices que nous signalons existent indubitablement, nous
ne voudrions les voir détruits qu’au fur et à mesure et par des moyens
légaux. C'est à l’aide du.gouvernement et des chambres chaudement
aiguillonnés par l’opinion publique,' que les améliorations politiques
ont le plus de chance de succès, c’est vers ce but qu'il faut tendre, car
nous ne cesserons de le proclamer l’esprit de parti gâîe tout ce qu’il
touche, même les meilleures conquêtes morales.— Ceci dit, nous con-
tinuons.
Nous terminions notre article d’hier en affirmant que personne n’ose-
rait soutenir qu’il existe quelque part en Europe un véritable gouver-
nement représentatif et nous allons le prouver. — Y a-t-il quelque
part line loi qui appelle tout les citoyens indistinctement à élire leur
mandataire à la représentation nationale ‘f Non. —Y a-t-il une loi
qui contraigne le citoyen appelé à élire à exercer ce mandat, comme
elle le contraint à remplir d’autres devoirs civils ? Non. -— Y a-t-il
une loi qui empêche les influences de parti ou gouvernement de se
remuer hautement et officiellement pour fausser les élections? Non.
— Y a-t-il une loi qui garantisse l'indépendance complète du manda-
taire national, en l'éloignant de tonte fonction rétribuée pendant la
durée de son mandai ? Non. — Y a-t-il une loi sur la capacité qu il
faut avoir pour être député? Non. — Y a-t-il une loi sur la capacité
ministérielle ? Non. — Y a-t-il une loi sur la responsabilité ministé-
rielle ? Non.
Nous n’avons donc ni députation véritable, ni députation indépen-
dante, ni contrôle intègre, ni capacité notoire.
Car la nation n’est pas véritablement représentée.
Les représentants du privilège investis de fonctions publiques ne
sont pas indépendants.
L’opinion publique véritable est paralysée, ou par l’influence gou-
vernementale ou par les intrigues des partis.
Celui qui reçoit le mandat suprême qui lui est confié en vue de re-
présenter 40,000 âmes ou parties actives et intelligentes du pays, n’a
pas assez de droitsjpour représenter sa propre intelligence dans l’urne
électorale, s’il ne paie pas le cens.
Or, le gouvernement représentatif exigeant impérieusement le con-
traire de toutes ces négations, nous demandons, où est-il ?
Nulle part, en vérité, et il en résultéqlrel’opinion de la véritable ma-
jorité est presque toujours un mys ère pour le gouvernement lui-même
et ne peut guère se reconnaître dans de certains moments que par le
nombre d’abonnés qu'ont quelques journaux qui marchent dans une
route nettement tracée.
Dans un tel état de choses qui n'a rien, absolument rien du vrai
gouvernement représentatif,qu’y a-t-il donc d’élonnant que les peuples
agités, par cinquante années de vicissitudes et d instabilité, perdent ce
caractère de froide raison qui seul est capable d édifier, d’organiser,
de créer enfin un bon gouvernement ? Qu’y a-l-il d étonnant que la
victoire, remportée lour-i-tour par chaque parti et les phalanges dont
il disposait, lui reste dans la mémoire et ie tienne toujours prêts à la
remporter encore quand les événements lui en offriront l’occasion ?
Le mal est donc à la base; tant que l’on pourra dire à un seul ci-
toyen : « Vous n’êtes pas représenté. » Le gouvernement représenta-
tif est faussé.
Ce n’est que là que l'égalité est possible ; elle veut que tout homme
qui n’a point manqué aux lois sociales, ail des droits réels à choisir
son mandataire à rassemblée de la nation dont il est membre. C'est ce
qu’a décrété la Constitution en débutant par cett ; maxime divine : que
tout homme est égal devant la loi. C’est la loi de Dieu écrite au frontis-
pice de la société politique. — Ailleurs, l'égalité est le rêve de quelques
philosophistes. Elle n’est qu’un mot relatif, comme la liberté, comme
les droits, que des penseurs passionnés mettent sous les yeux de la
multitude plutôt comme matière à exaltation que comme lumière vivi-
FEUILLETON.
fi,AsM©iia,,€aax de ^aïre.
Un jour de l’année 1752, par une belle matinée de printemps, bien
douce, bien tiède, bien parfumée, Mlle Marie Gaussin, l’actrice bien ai-
mée de la Comédie-Française, entra dansson boudoir, bras dessus, bras
dessous, avec une fort jolie personne, une camarade de théâtre, qui se
nommait M11* Jouvenot; elle ferma violemment et avec un peu de mau-
vaise humeur toutes les portières veloutées de son petit paradis amou-
reux; elle s’assit dans un fauteuil, triste, inquiète, presque agitée; elle
prit la main de sa bonne amie et lui dit, en soupirant :
— Fatime, la malheureuse Zaïre t’a fait prier de descendre chez elle,
et voici pourquoi : je m’ennuie aujourd’hui; j’aides vapeurs, des migrai-
nes affreuses ; et puis,.il va se passer, dans ma maison, quelque chose
d’étrange, d’extraordinaire, d’horrible !
— Qu’est-ce donc ? Un malavisé qui se souvient peut-être, qui regrette
et qui exige ?
— Non, je n’ai jamais laissé un souvenir ni inspiré un seul regret;
d’ordinaire, l’on m’aime, l’on m’adore, l’on me quitte et l’on ne pense
plus à moi; c’est fort heureux... car j’ai horreur de l’histoire ancienne !
— S’agit-il de ta vieille tante Dorothée, qui te menace de quelque
nouvelle scène de famille ?
— Je ne l’ai pas reçue depuis un mois, depuis le jour où je l’ai chas-
sée, où j’ai mis la nature à la porte. Il s’agit d’un jeune homme que je
n’ai jamais vu et qui m’a promis de venir ce soir, à quatre heures, se
brûler la cervelle sous mes fenêtres.
— C’est un fou !
— Oui, un fou qui se meurt d’amour, un véritable échappé des Pe-
tites-Maisons! Voici la centième lettre, au moins, que m’adresse ce
pauvre jeune homme nommé Ludovic : d’abord, i! voulait vivre pour
moi, disait-il... C’était effrayant! Aujourd’hui, il me menace de mourir
pour mes beaux yeux... C’est épouvantable! Toute la question est de
savoir si une femme a le droit de tuer un amoureux qui ne demande
qu’à vivre?
— Eh bien ! il faut le recevoir et l’entendre : s’il a de l’esprit, il nous
égaiera peut-être, et nous le supplierons de vivre; si ce n’est qu’un sot,
ina foi! nous le laisserons mourir... Il n’aura rien de mieux à faire.
— Et s’il vit trop long-temps, qu’est-ce donc que j’en ferai, moi?
_ — Dieu seul le sait, ma chère! Est-ce que l’ori s’inquiète de ces choses-
là? Il en est d’un amoureux qui vous embarrasse comme d’un billet à
payer ; on n’y pense pas; I’échéanee arrive, et l’on n’y pense plus.
fianle. — On devrait pourtant s’étudier à bien les expliquerait peuple.
Car ces mots providentiels représentent des choses bien chèrement
conquises après des siècles d’efforts et qu’il serait bon de conserver
avec amour et précaution.
Nous n’en voulons point à la presse, de concourir à cette exaltation
des âmes; elle est dupe souvent quant aux causes des effets qu’elle dé-
plore et qu’elle blâme avec justice. La marche des choses étant mau-
vaise elle s’en prend constamment au pouvoir, mais elle oublie que ce
pouvoir croirait s’abdiquer s’il élargissait les liens des gouvernés, et
qu’en définitive il n’est que l’esclave de la mauvaise situation, que lui
ont faite des législateurs politiques qui ont sémé sur un soi révolu-
tionné et qui n'était pas propre à être ensemencé sans ménagement et
sans préparation.
Ainsi la démocratie moderne est devenue un fruit hâtivement éclos.
Elle est née le jour où Mirabeau en chassant de Dreux-Brezé de l’as-
semblée des notables destitua Louis XVI et la monarchie Elle a été
nourrie de sang pendant qu’elle pendait à la mamelle et les premiers
hochets qu’on lui jeta furent des têtes royales Dansson enfance,Napo-
léon pour dompter cette enfant gâtée, la contint de sa main puissante,
pendant que ses armées allaient moissonner plus de gloire que les lé-
gions romaines, car Napoléon fit deux peuples en France ; le peuple des
batailles tout puissant et dominant le monde,et le peuple des cités, éner-
vé et gémissant entre les heures d’orgueil et d'éblouissement que lui
apportait l’histoire extérieure de la France, les bulletins de ses armées
invincibles. Dieu brisa toutes ces grandeurs et toutes ses merveilles et
toute l’Europe l’en bénit. Les Bourbons rentrèrent en France en 1815
au milieu de toutes les sympathies officielles, mais contre le gré réel de
la nation. G est alors que la démocratie d en haut s’organisa petit à
petit sous le gouvernement de la charte de Louis XVIII Depuis elle
s’est développée avec une vigueur inouïe et rapide. Paris par ses ma-
gnifiques écoles, par sa science, par sa presse, par son attraction,
absorba tonies les capacités militantes de la France conslitutiotinelleet
la révolution de 1830 surprit la démocratie française avec dix mille
chefs, mais sans matière fondamentale, sans peuple démocratique.
La charte fut refaite sans ajouter sérieusement aux droits méconnus
de l’élément populaire, et c'est au nom de ces droits que depuis tous les
prétendants qui pendant la reslraiiralion n’avaient qu'un but, se sont
divisés sur les moyens après la victoire. La parole ardente d'une partie
de la presse a brûlé pour ainsi dire l’esprit d'une partie de la popula-
tion, et tant que la loi ne mettra pas sur la tête de chaque homme du
peuple sa pari de couronne souveraine, il ne sentira que sa part de
couronne d’épine, et ne croira pas à la civilisation. Il reprochera à la
société de ne l’avoir émancipé de fait que par raillerie et soutiendra que
son bonheur matériel dépend uniquement de la possession de sesdroils
naturels. La conséquence est fausse assurément, mais le principe est
séduisant et il laboure profondément la paix de la société actuelle.
Tout concourt à entretenir ce feu destructeur qui nous mine, jus-
qu'aux immenses progrès qu’a faites l’industrie. Les machines jouent
un si grand rôle dans les fabriques actuelles que pour beaucoup d'in-
dustries. elles remplacent i'inteliigpnceautrefois nécessaire à l’ouvrier.
C’est la machine qui est devenue l’intelligence, et l'ouvrier qui est de-
venu machine. Il a donc même au milieu de son travail le loisir de la
pensée, et de la pensée agitée par des théories qui ne lui apparaissent
certainement pas sous toutes les faces.
Croire absurdement que rectifier notre législation politique, serait
détruire tous les maux et les privations auxquels une grande partie du
genre humain est et restera toujours exposée, on ne l'attend certaine-
ment pas d’aucun homme de sens; mais une grande partie du mal est
dans la croyance où est le travailleur qu’il est sacrifié, erreur grande
la plupart du temps, mais erreur toujours funeste, car elle exalte un
moral incessamment battu par la souffrance physique et agacé par la
vue d’un luxe exorbitant. Ce sont les idées du peuple qu’il faut rectifier
après avoir consolidé ses droits, après avoir amélioré son sort, car
tout cela se peut parfaitement Nous le prouverons demain.
C’est aux écrivains, aux prêtres et aux législateurs à entreprendre
cette grande mission humanitaire. Elle est dans leurs devoirs et dans
leur pouvoir. »
FKAIVCE.
Paris, 13 janvier. — dépêche télégraphique. — La dépêche sui-
vante n’est parvenue au gouvernement qu’hier, 12 janvier, à cause dé
l’état de l’atmosphère :
Brest, le 11 janvier Î841, à 8 heures du malin.
Le préfet maritime à M. le ministre de la marine.
La paix a été conclue à Buénos-Ayres.
M. Page, lieutenant de vaisseau, qui est arrivé cette nuit sur le Cas-
sard, partira pour Paris par le premier courrier avec le traité.
— Aujourd’hui, à midi, tous les médecins de la maison du duc et de la
duchessed’Orléansétaientréunisau pavillon Marsan,autour duberceatt
du duc de Chartres, fort malade, assure-t-on, des suites delà vaccina-
tion.
— M. de Lamartine a été reçu avant-hier en audience particulière
par le roi.
— M. Thoré ne s’est pas pourvu en cassation contre l’arrêt de la Cour
d’assises. (Gazette des Tribunaux.)
— La lecture du rapport deM. Thiers à la chambre, dans la séance de
ce jour, a présenté des incidents qui démontrent que le projet de loi
n’aurait pas un assentiment aussi général que sele promettaient les par-
tisans des fortifications.
La commission qui avait entendu ce matin la lecture du rapport, était
entrée à 2 heures en séance. Il arrive très souvent à la chambre que des
projets de loi d’une grande importance surtout présentés parles mem-
; bres marquants sont aussitôt lus à la chambre surtout si le projet en
1 discussion ne présente pas un caractère politique.
Aussi plusieurs membres ont demandé la lecture immédiate du rap-
port; le président a mis aux voix cette demande, mais elle a été rejetée-.
Après qne deux amendements qui étaient en discussion eussent été vo-
tés, le président a consulté la chambre qui n’a consenti à la lecture du
rapport qu’à la 2me épreuve.
M. Thiers étant monté enfin à la tribune a été interrompu par quel-
ques voix qui ont exprimé le vœu que le rapport fût déposé à cause de
sa grande étendue et ce n’est qu’après avoir hésité quelque temps et
sur l’invitation de MM. les ministres qu’il s’est décidé d’en donner lec-
i ture. Au départ du courrier M. Thiers était encore à la tribune. La lec-
ture était écoutée avec attention par la chambre.
— Depuis deux jours nous jouissonsd’un véritable soicil de printemps.
Aussi, aujourd’hui, quoiqu'il fasse mauvais à marcher, les boulevarts,
les places publiques et les quais étaient remplis de promeneurs, avides
de profiter, après un mois consécutif de froid rigoureux, de cette agréa-
ble température. Mais, sur les quais, ce que l’on remarquait particuliè-
rement avec pitié et compassion, c'étaient des groupes d’ouvriers sans
ouvrage qui, à deini-vétus, se réchauffaient au soleil.
— Les routes se trouvent enfin débarrassées en grande partie des
neiges qui les couvraient de près d’un pied d’épaisseur, les courriers
venus aujourd’hui à Paris ont commencé à gagner beaucoup de terrain;
ce soir à trois heures et demie, ils étaient tous arrivés, à l’exception de
la malle-poste de Brest. Cette dernière sera encore long-temps à pouvoir
regagner sa distance, tant la route qu’elle a à parcourir se trouve en-
core encombrée de neige. Il est des endroits dans la Bretagne, au dire
des courriers, où l’on trouve jusqu’à trois pieds de neige.
— L'Echo de la Frontière rapporte un fait étrange qui se passe en ce
, moment dans la garnison de Valenciennes. Un musicien du 2<- régiment
de lanciers vient de mourir en cette ville; les effets délaissés par lui
appartiennent à ses héritiers naturels: eh bien ! quicroii-on qui en fait
la demande au colonel du 2= lanciers ? Deux mères différentes, l’une
d’Alger, l’autre de Paris. Ou a vu quelquefois une paternité douteuse ;
mais une maternité double ne s’élait pas présentée depuis le jugement
de Salomon. Le tribunal auquel cette question singuliere sera soumise
va se trouver bien embarrassé, et n’aura pas, pour trancher celle diffi-
culté, la ressource du roi des Juifs, puisque le fils réclamé par deux mè-
res n’existe plus. Nous rendrons compte de la manière dont se tranchera
ce bizarre incident.
— Un procès assez singulier va, dit-on, être prochainement porté
devant le tribunal de première instance. Lorsque le célèbre docteur
Penil mourut, en 1826, ses élèves les plus distingués, parmi lesquels se
trouvaient des hommes qui plus tard devinrent célèbres à leur tour ,
tels que MM. Esquirol, Alibert, Récamier, Rostan, etc., après lui avoir
prodigué leurs soins pendant sa vie, crurent devoir faire l’autopsie dé
son corps dans l’intérêt de la science. M. Esquirol, par désir de conser-
ver un souvenir sacré de son illuslre maître, garda son crâne soigneu-
sement préparé par lui. Aujourd’hui que M. Esquirol vient de descen-
dre aussi dans la tombe, M. Scipion Pinel réclame à la succession le
crânede son père, comme en étant le seul possesseur légal, et ne Payant
jusqu’à ce jour laissé que par déférence pour M. Esquirol dans des mains
étrangères.
— M. Théodore Haumann, donnera mercredi 15 janvier, un grand
concert dans la salle Vivienne. La lutte entre les deux violons Vieux-
temps et Haumann) actuellement en présence rendra cette soirée très
intéressante.
biii.LETiK de la bourse. — La rente a encore eu aujourd’hui un nou-
— C’est de la mauvaise foi !
— C’est de la coquetterie ! — Enfin, c’est un livre nouveau dont tu
pourras lire quelques pages, s’il est amusant, et que tu jetteras là s’il
devient ennuyeux.
— Et si le livré me plaît assez pour que je veuille le lire tout entier ?
— Alors.... Dieu seul est grand !
La causerie très intime des deux charmantes actrices de la Comédie-
Française fut interrompue soudain par la présence de la petite Justine,
la gentille soubrette de MUe Gaussin.
— Madame, madame, s’écria la camériste en s’adressant à sa jeune
maîtresse, il y a là un original d’une quarantaine d’années qui demande
instamment à vous parler; il est brutal, insolent et passablement vêtu;
c’est un provincial ou un créancier... Je lui ai fermé voire porte.
— Et tu vas la lui rouvrir ! répondit aussitôt MU* Gaussin; si c’est un
provincial, ce peut être un poète de Gascogne qui a composé une épître
pour Zaïre : nous rirons de lui et il s’en ira chanter mes louanges au
fond de sa bourgade; si c’est un créancier, je commencerai par ne point
le payer... Je lui donnerai un billet de parterre, et il ira m’appplaudir,
pour mon argent que je lui devrai toujours. Justine, fais entrer ! — Jou-
venot, prends un siège, et s’il le faut, viens à mon aide !
Les deux actrices s'assirent en souriant, et la petite Justine, toujours
à l’affût des malices et des moqueries,se hâta d’introduire le mystérieux
et singulier visiteur.
II.
Le personnage en question était gros, gras, laid, gauche et vieux ;il
s'arrêta un moment sur le seuil de la porte ; il s’avança, en chancelant à
force de surprise, de trouble, de timidité,de stupeur"; il salua de la tête,
du pied et de la main, à la façon des rustres et des manants; il examina
attentivement les deux personnes éblouissantes qui lui lançaient des
regards équivoques et qui le saluaient, en jouant de l’éventail ; enfin, il
eut un accès de courage ou de colère et il s'écria, d’une voix à peu près
glapissante : .
— Serviteur.... de tout mon cœur ! Je me nomme Jean-Baptiste Flo-
ran ; laquelle de vous deux,mesdames,se nomme mademoiselle Gaussin ?
— C’esïraoi,monsieur, répondit l’admirablecomédienne, en lui faisant
une gracieuse révérence ; vous n’allez donc jamais à la Comédie-Fran-
çaise ?
“ — Jamais !.... J’arrive de Normandie par le coche.
— C’est un poète! murmura M* 1*0 Gaussin.
— Madame, reprit le provincial, en posant sa large main sur le dos-
sier d’un riche fauteuil, quand je suis fatigué, j’ai la bonne habitude de
m’asseoir: j’accepte donc un siège que vous ne m’avez point offert.
— C’est un créancier ! dit toutbas MU« Jouvenet à [’oreille de sa cama-
rade.
— Madame; voici le fait,— continua M. Floran, après avoir frit rouler
un élégant vis-à-vis dans lequel il daigna prendre place: — j’ai deux fils;
deux fils bien à moi....
— La foi nous sauve, monsieur, répliqua MUc Gaussin.
— L’un est commerçant comme son père, en la cité de Rouen.
— Monsieur est confiseur ?
— Je suis ce que je suis...— L’antre est verni à Paris, il y a deux ans;
pour y étudier les lois etles coutumes, pour être de robe enfin.
— - C’est un fort bel état, monsieur, pour un Normand surtout.
— Eh bien ! madame, ce bel étatsera perdu par votre faute ; madame;
vous avez tourné la tête à mon fils ! Mou fils raffole de vous !
— Vraiment ! Est-il joli garçon ?
— Il vous adore, madame ; il en perd le boire, le manger et le dor-
mir ; on m’a prévenu d’une pareille sottise, et je suis accouru bien vité
pour vous défendre d’encourager la passion de mon fils; madame, je
vous défends de jamais le recevoir dans votre maison !
— Oni-dà !
— Madame, daignez nl’excusér si j’ai mis quelque vivacité dans mort
langage; je comprends très bien que; mon malheureux fils vous aime....
A sa place, ma foi ! j’en ferais aillant peut-être....
— A la bonne heure!
— Mais, veuillez considérer que ce n’est là qtt’un ertfartt; son airtour
pour vous peut lui faire abandonner ses études, lui fermer la carrière à
laquelle il se destine...,
— Se sent-il des dispositions pour la profession d’avocat?
— Oui, madame; dans ma famille, nous sommes tous nés avec la bossé
de ia chicane. ,
— Ah! vous faites bien de in'en prévenir, monsieur!.... De ma vie, jé
ne prêterai l’oreille au bavardage d’un avocat : les comédiens m’en ont
dégoûtée! — Quel est le nom de votre fils? monsieur.
— 11 se nomme Ludovic Floran.
— Ludovic ? il se nomme Ludovic ?.;. — Tenez, mon cher monsieur,
lisez, voyez ce petit billet musqué : est-ce là l’écriture de votre fils?
— Précisément!...
-Figurez-vous que notre étourdi m’annonce,dans ce billet doux, l’in-
tention de venir se tuer sous mes fenêtres !
— Se tuer, mon Dieu !
— Soyeztranquiile:grâceà moi,le pistolet nesera chargé qu’a poudre.
— Ah! madame, c’est un père qui vous en supplie : sauvez mon fils!
— Très volontiers ; el pour commencer à vous obéir, je vais lui accor-
der le rendez-vous qu’il me demande.
— Quelle idée! vous ne voulez donc pas qu’il en réchappe ?
— A vrai dire, monsieur Floran, la guérison sera difficile !
— Croyez-vous l’avoir rendue déjà impossible ? , .
— Non, mes yeux n'ont pas été si loin.... Mais il faut d’abord nie éèü*
fier entièrement notre jeune malade ! |