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Bruges. Animée par une industrie florissante, elle a quelque
chose de chatoyant, de sou-
riant.
Après avoir bien vu et
revu les encorbellements
hardis, les pignons pointus
et les tourelles gracieuses
des maisons de Lisieux,
nous sommes arrivés devant
la Cathédrale (1), qui est
une preuve de l’influence
qu’ont eue aux XIIe et XIIIe
siècles, les architectes de
l’Ile de Franee sur ceux de
Normandie. C’est, d’après
une expression très juste de
M. René Bordeaux, un édi-
fice du XIIe siècle rendu plus austère par les derniers reflets du
style roman.
La lutte des éléments français avec l’art normand s'y lait
sentir à chaque pas ; en effet, on remarque une élégance de la
la forme, une harmonie de proportions, une pureté de lignes
qui sont l’apanage des artistes français, alliés à une certaine
rudesse de touche, à une fougue, et disons-le, à une confusion
dans les détails, qui font reconnaître l’artiste normand.
Bref, la Cathédrale de Lisieux est faite pour intéresser davan-
tage l’archéologue que l’architecte.
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Il y a un moment où l’attention se fatigue; la main habile
qui a mené notre voyage avait-elle prévu ce fait ? Nous ne
savons, mais toujours est-il qu’en quittant Lisieux, quelques-
uns d’entre nous — des philistins, aurait dit un Alle-
mand — avaient une véritable indigestion de pinacles et
de contreforts. Ils allaient être servis à souhait.
De Lisieux, nous avons gagné TROUVILLE, où une pro-
menade en voiture rétablit bientôt bonne humeur et joyeux
rires; c’était, en effet, chose amusante que la vue des chalets
de la charmante ville d’eau endormie et frileuse dans ses habits
d’hiver — nous étions en mai !... Les villes d’eaux dorment
bien tard!
Dire tout ce que nous y avons vu, nous ne le pourrions;
rappelons seulement la richissime villa de notre confrère,
M. Cordicr, et un charmant chalet normand, dont nous don-
nons le croquis. A DEAUVILLE, mentionnons la villa du duc
de Morny et une autre construite en style flamand.... d’après
le guide Joanne. Décidément l’art flamand est universel !
Nous regagnons l’embarcadère des bateaux à vapeur où
l’on nous attendait depuis une heure par dérogation spéciale
à l’horaire officiel. Une heure après nous débarquions au
HAVRE.
★
* *
Le Havre est une ville moderne, une de ces villes où pour
employer l’expression évidemment exagérée de Viollet-le-Duc,
la loi des sots et des impuissants, la symétrie (2), est trop
scrupuleusement observée; on y voit s’étaler au grand jour les
splendeurs du néo-romain et du néo-grec en de tristes
façades qui devaient être bien belles sur le papier cependant !
Que n’y sont-elles restées! C’est une ville où les rues sont
droites, où les cases à humains se ressemblent, où l’imprévu,
le pittoresque font défaut, où l’on rencontre l’insipide square
aux allées régulières où tous les édifices présentent les mêmes
éléments classiques et bannis; une exception cependant pour le
Palais de Justice dû à M. Bourdais et pour la gare, vue trop
vite, mais où le fer nous a paru bien allié aux briques vernissées.
★
* *
Du Havre nous avons gagné ROUEN, où dès l’arrivée nous
avons visité I’église Saint-Gervais (3) très bien restaurée par
M. Marical, architecte à Rouen. Nous y avons constaté un res-
pect absolu de l’archéologie et n’y avons pas vu, comme dans
un autre édifice moderne du même genre, de la même ville,
des éléments pris à des styles différents et qui précisément à
cause des sentiments divers qui les ont dictés se heurtent par
leur juxtaposition.
Nous passons rapidement devant I’Hôtel-Dieu pour arriver
à l’hôtel Bourgtheroulde, une véritable perle (4).
(1) La cathédrale Saint-Pierre de Lisieux date de la 2e moitié du
XIIe siècle et fut continuée jusqu’en 1233. Voyez Cotman, Antiquities oj
Normandy, p. 82, et pl. 73-73.
(2) Lettres d’Allemagne, Paris, 1836, p. 37.
(3) Eglise normande du XIIe siècle presque entièrement rebâtie dans
ces dernières années.
(4) Commencé â la fin du XVcsiècle par Guillaume Leroux, les cinq
bas-reliefs qui se trouvent dans la façade Sud représentent l’entrevue de
Henry VIII avec François Ier ; ils sont dits du « Camp du drap d’or ».
Voyez Pugin, Archit. ant. of Normandy, pl. 33-36.
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Inutile de dire l’admiration dont les bas-reliefs du Camp nu
drap d’or ont été l’objet de notre part. C’est d’un fouillé inouï
et d’une finesse de ciseau vibrante. Quant à l’architecture des
façades de l’hôtel Bourgtheroulde, c’est de l’art du XVe siècle
avec toute son exubérance, ses abus et ses défauts.
Nous pourrions en dire autant du Palais de Justice de
Rouen, quoique ici l’harmonie rachète ce que certains détails
peuvent avoir d'incohérent (1). M. Lefort, architecte en chef
du département, qui nous a guidé dans ce dernier édifice,
nous montre d’abord la Cour d’AssisES avec son beau plafond
du XVIe siècle et ses nouvelles peintures si bien exécutées par
M. Lameire, de Paris, et puis la nouvelle aile ajoutée récem-
ment par lui à l’édifice. On ne doit pas lui marchander les
éloges, son œuvre est complète et originale. La visite se ter-
mine par la vaste salle des Pas-Perdus (2) et l’inspection de
façades habilement complétées par la nouvelle aile vers la
place Verdrel (3).
On nous fait voir ensuite la nouvelle École normale due
également à M. Lefort. Ce bâtiment nous a paru bien compris ;
les façades ont une allure simple et le plan nous a semblé bien
raisonné.
Nous visitons ensuite
la Cathédrale (4), œuvre
de transition entre l’art
normand et l’art français
qui nous a beaucoup inté-
ressé.
La façade a eu bien à
souffrir, plus encore des
hommes que des éléments ;
d’ingénieux restaurateurs
ont voulu « perfection-
ner » l’œuvre du moyen
âge ! On s’est permis de
coller « son architecture »
sur la façade principale,
de refaire en fonte de fer
(sic) ce qui était de pierre
et pour couronner le tout,
d’ériger en place de la tour
centrale du XVIe siècle
détruite par la foudre en
1822 une immense « ma-
chine » de fer et fonte.
(C’est, dit-on, le plus haut
monument du monde, 151 m. 12 c. de hauteur). Ça peut
être très beau comme construction et les Rouennais peuvent
être très fiers de leur « flèche », mais c’est disgracieux pour
ne pas dire plus.
La nef ne présente pas un parti très franc, on sent de l’hési-
tation; un mélange d’influences rivales des écoles normandes
et françaises s’y fait remarquer aussi ; bref, quoique le plan
soit très heureux, l’élévation a quelque chose de décevant par
un certain manque de cohésion et d’harmonie dans les masses.
Rappelons encore les splendides tombeaux de Louis et de
Pieiire de Bréze (5), du cardinal d’ÂMBOISE (6), admirables
(1) Construit en 1499 par Roger Ango et Laurent Leroux ; ce dernier,
auteur du beau portail de la cathédrale de la même ville. 11 a ete com-
plété de 1842 à 1852 par MM. Bonnet et dans ces dernières années par
M. Lefort, architecte du département de la Seine-Inférieure.
(2) La salle des Pas-Perdus mesure 48 m. de long sur 16 m. de
large ; elle a servi primitivement de salle déboursé. La voûte de bois est
très remarquable, mais a été défigurée par la suppression des entraits.
(3) Voyez sur le palais de Justice de Rouen:
Pugin, Archit. ant. of Normandy, pl. 49-54.
Cotman, Antiquities of Normandy.
(4) Le pourtour du chœur date de la fin du XIIe siècle, net et choeur
du XIIIe, pignons du transept du XIVe, façade du XVIe sur le côté Sud.
Cette vaste église a subi des remaniements. Viollet-le-Duc, Dict. d'ar-
chit., V, p. 190.
Voyez également :
Taylor, Anto-biography of an octogenarian architecte p. 64, 67, 73.
Mag. pilt., 1, p. 12.
Pugin, Arch. of Normandy, pl. 39-62.
Cotman, 1, pl. 31-52.
(5) Voyez Rouyer et Darcel, L’Art architectural en France.
(6) Voyez Gailhabaud, Monuments anciens et modernes, vol. IV,
chefs-d'œuvre de la Renaissance, et les portails de la Calende
et des Libraires; ce dernier surtout qui est de toute beauté.
La journée du lendemain fut employée à la visite des églises
Saint-Maclou (1) et de Saint-Ouen (2).
La nef de celte dernière nous a laissé une impression
semblable à celle que nous avions
ressentie à Amiens. C’est telle-
ment, beau que l'on ne sait regret-
ter l'allonge-
ment excessif
de certaines
formes et cer-
taines nervu-
res trop éma-
ciées ; on se
sent enlevé par
les propor-
tions hardies
et colossales
de cet ensem-
ble que l’on
cite à juste ti-
tre comme le
chef - d’œuvre
du XIVe siècle
et qui résume,
d’après Viol-
let-le-Duc, les
données les
plus simples de l’architecture religieuse du XIVe siècle : nef sous
chapelle, transept avec bas-côtés, chœur avec bas-côtés et cha-
pelles rayonnantes ; celles du chevet plus grande : tour sur le
transept et deux clochers sur la façade. Milton a écrit qu’à
tous les points de vue le plus fin spécimen d’architecture qu’il
a vu en France est Saint-Ouen. Comparée, dit-il, à la cathé-
drale de Salisburv, elle est plus petite, mais cela ne l’empêche
pas sous le rapport de la structure de la surpasser en élégance,
grandeur et « gracieuseté ».
Mentionnons ensuite parmi les édifices vus pendant nos
promenades, la Croix de pierre, le Musée, là Tour Jeanne d’Arc,
et la Tour Saint-Godard. Bref, nous avons été émerveillés par
la réunion de tant de splendeurs.
11 a dû exister à Rouen au XVe siècle une école d’architec-
ture bien puissante; d’ailleurs, « les règnes de Charles VIII et
« de Louis XII, comme le dit très bien M. le docteur Foville,
« ont été pour la Normandie, une époque prospère et tranquille.
« Elle était déharassée des dangers de l’occupation étrangère;
« elle n’était pas encore déchirée par les guerres de religion ;
« elle pouvait donc se recueillir, panser ses blessures, employer
« àson bien-être intérieureLà sa prospérité locale la plus grande
« part de ses ressources matérielles et intellectuelles. Elle se
« met bravement à l’œuvre, s’applique de tous côtés à réparer
« ses monuments meurtris, à achever ceux qui n’étaient pas
« encore finis, à en élever de nouveaux.
« À défaut des grandes inspirations du génie créateur, elle
« apporta à ce travail une recherche minutieuse dans le choix
« des détails et dans la finesse de l’exécution ; à ces causes
« générales qui expliquent la multiplicité et l’importance des
« travaux de construction entrepris à Rouen au XVe siècle, il
« faut ajouter l’impulsion énergique donnée par Georges
« d’Amboise, premier cardinal de ce nom (3) ».
Au XVe siècle, comme on le voit, tout contribua à former
en Normandie une école puissante d’architecture et principa-
lement à Rouen. Ayant une imagination vive, peut-être un peu
confuse parfois, mais tou-
jours élégante, les grands
architectes qui l’ont for-
mée, ont plongé des racines
profondes dans le cœur
de leurs compatriotes.
Cela est tellement vrai
que quand la renaissance
de l’art du moyen âge est
arrivée, il s’est formé de
suite à Rouen toute une
école de restaurateurs et
de constructeurs qui ont
repris avec facilité les for-
mules d’art de leurs ancê-
tres. Il suffit de citer :
MM. Barthélémy, Gré-
goire, Vachot, Bonnet père
et fils, Desmarest,Durand,
Simon, Marical, etc., pour
en avoir la preuve.
Reprenons le récit de notre excursion.
La dernière après-midi que nous devions passer à Rouen
(1) Eglise desXVe et XVIe siècles, possède d’admirables portes, œuvre
de Jean Goujon ; flèche du croisillon construite en 1868 par Viollet-Ie-
Duc et Barthélémy.
Contigu à l’église se trouve l’âtre Saint-Maclou, ancien cimetière avec
galeries couvertes du XVIe siècle.
Voyez Berty, la Renaissance en France, vol. I.
(2) D’après Viollet-le-Due cette église date du XIVe siècle et fut ter-
minée au XVe, moins la façade principale qui est moderne. Le portail
des Marmousets (XIVe s.) est admirable.
Voyez Cotman, Antiquities of Normandy, pl. 76.
Pugin, Arch. ant. of Normandy, pl. 38-43.
(3) ^Béponse de M. le docteur Foville au discours de réception de
M. Simon à l’Académie de Rouen. |