Full text |
55
L’ÉMULATION.
56
LE CONCOURS POUR LA PORTE PRINCIPALE
DU
Palais de Justice de Bruxelles
r puisqu’il nous est donné au-
jourd’hui de pouvoir critiquer
les résultats d’un concours mal
organisé, qu'il nous soit pei-
mis d’abandonner notre sujet
sans le perdre de vue, et fai-
sons digression en parlant con-
cours publics en général.
Lorsque la Société Centrale
d’Architecture, par voie de let-
tres et de démarches, décide
une administration publique à
mettre une œuvre artistique au concours, l’autorité, en décré-
tant le concours, semble renoncer à ses plus hauts privilèges
et nous fait savoir que nous avons à être satisfaits. Or, point
ne l’entendons de la sorte ; le principe des concours publics
est chose bonne et juste ; mais pour qu’il porte ses fruits, il
faut qu’il soit équitablement établi. On ne dérange pas tous
les artistes d’un pays, en les faisant travailler ardûment
pendant trois mois et en les obligeant à se contenter du faible
espoir d’une prime dérisoire.
Si aujourd’hui on nous accorde un concours, on 1 organise
de façon pitoyable; on fait rédiger le programme par des
pédagogues qui ne connaissent l’art que par l’horreur qu ils
en ont; on fait juger les projets par des épiciers en abondance
et des artistes en minorité; le résultat d’un pareil concours est
nul, parce que la plupart des artistes n’y ont pris part et on
argue de ce fait pour démolir les concours.
En l’occurrence, la mise au concours n’a jamais été deman-
dée par la Société Centrale d’Architecture.
Le gouvernement possédant des projets, et ne les jugeant
sans doute pas suffisamment bons, a voulu se convaincre de
la valeur de ceux-ci en organisant un concours de façon à
pouvoir juger par comparaison, et au besoin pimenter le pro-
jet moisissant dans les cartons, en l’agrémentant de motifs
originaux puisés dans les projets envoyés.
La Société Centrale d’Architecture, en prenant connais-
sance du programme impossible de ce concours, a fait des
démarches pour obtenir certaines améliorations.
On lui en a accordé quelques-unes.
C’est là une preuve de bienveillance de la part de M. le
Ministre, mais ne prouve nullement que le programme ainsi
quelque peu modifié fût bon.
On a dépensé des millions pour un Palais de Justice, on ne
donne que 57,000 francs pour sa porte, ce qui amene le gou-
vernement à encourager la camelote en demandant une porte
moitié en bois, moitié en bronze. On a mis des années et des
années à construire l’édifice, et il n’est pas encore achevé, et
on ne donne que quelques mois pour composer, étudier, des-
siner et rendre au lavis une conception très difficile pour
qu’elle s’harmonise parfaitement avec l’édifice.
On m’objectera peut-être qu’en trois mois un pareil tiavail
peut être fait; soit, mais Messieurs les bureaucrates, vous qui
mettez huit jours à calquer un simple pavement, croyez-vous
donc que nous soyons toujours prêts à entamer immédiate-
ment un concours ; croyez-vous que les travaux ne nous absor-
bent pas, que les clients ne nous prennent pas en partie nos
journées pour nous faire examiner sur place une porte qui
ne ferme pas, ou une cheminée qui fume. Vous en parlez bien
à l’aise, vous qui arrivez au bureau, recevez une besogne
déterminée pour laquelle on vous donne un laps de temps
longuement déterminé.
Si l’on avait donné un an pour l’étude de cette poite, ce
qui n’aurait rien eu d’exorbitant, bien des architectes établis,
ayant beaucoup de travaux, auraient trouvé pendant les six
premiers mois le temps nécessaire pour charpenter le travail
de composition, et auraient pu, pendant le reste du temps,
répartir la besogne du rendu entre leurs employés. Il est vrai
qu’il aurait fallu pour cela des primes plus importantes et
bien d’autres améliorations à ce programme qui, tel quil était
rédigé de prime abord, était un document indigne dêtie
élaboré par l’administration supérieure d’un pays tel que la
Belgique, jouissant d’un renom artistique incontesté.
Je parle peut-être beaucoup intérêt en ces lignes, mais si
l’auteur du Palais de Justice avait pour devise « L'art et du pain
scc », il ne faut point perdre de vue, qu’il ne s est jamais trouvé
en demeure de manger du pain non assaisonné. Il est un
point essentiel qui distingue au point de vue pécuniaiie ies
architectes des autres artistes, c’est qu’un peintre ou un sculp-
teur peut obtenir de l’argent à crédit en hypothéquant son
œuvre qui a une valeur marchande, tandis qu’un architecte
ne peut obtenir un centime, ses plans n’ayant aucune valeur
pour le public, du moment qu’ils ne sont pas exécutés. Or,
l’architecte doit vivre pendant le temps consacré aux con-
cours ; il doit payer ses aides, ses châssis, son papier, et s’il
doit se contenter de l’espoir d’une prime dix fois trop faible,
il ne prend évidemment pas part au concours.
J e dis qu’un concours de 1 importance de celui qui nous
occupe demandait trois mois a être mis en état d exposi-
tion, et je le maintiens.
Les seuls concurrents ayant présenté un travail complet
avec détails sont les auteurs des projets portant comme devise :
« Justice », « Macte Animo » et « deux cercles tangents au diamètre
d'un troisiéme ». A ce propos, une irrégularité flagrante a ete
commise ; si on rédige un programme aussi mal que possible, u
n’en est pas moins vrai qu’il établit un contrat entre 1 administra-
tion et le malheureux qui consent à concourir. Il en résulte que
le concurrent doit présenter tous les dessins demandés au pro-
gramme. Or, le projet classé premier n’avait pas de détails et
fe troisième n’avait que des détails à demi-grandeur. Le
programme n’a donc pas été observé par ces concurrents ;
ils auraient dû être mis hors concours, de même que bien
d’autres pour le même motif.
Bref, ce concours a donné un résultat nul. Le gouverne-
ment avait un projet; au lieu de l’approuver simplement on a
organisé un mauvais concours auquel n’ont pris part que très
peu d’architectes; on a trouvé, évidemment, que le projet,
classé premier qui avait été plus mûrement étudié, était
préférable à ceux brossés à la hâte ; on a sanctionné fictive-
ment la valeur du projet que l’on avait ; dépensé inutilement
1,5oo francs en primes et fait perdre suffisamment de temps
aux concurrents en général, pour qu’un surnuméraire puisse
devenir chef de bureau au ministère.
Lorsqu’on termine un monument de la grandeur du Palais
de Justice, un édifice qui, malgré les critiques dont il a ete
l’objet, n’en est pas moins une œuvre d’incontestable mente,
on ne le dote pas d’une porte mi-partie en bronze mi-partie
en bois. Ces mesquines économies n’ont point leur place
marquée dans ce travail et il sortirait de notre cadre de signa-
ler où elles pourraient être largement récupérées.
On ne donne que 57,000 francs pour la construction de
cette porte et l’on demande une œuvre d’art digne de terminer
l’édifice. Il est évident qu’avec de tels principes pour point
de départ, les œuvres envoyées ne pouvaient être que médio-
cres et si quelques concurrents ont montré qu'ils avaient
du talent, on sent combien ils ont dû contenir leur inspi-
ration pour ne pas dépasser trop visiblement la somme
accordée
Dans la plupart des projets, ce qui frappe d’abord c'est le
côté sec et carré que tous les concurrents ont donne a la ligne
générale de leur porte. On sent regrettablement la demi-porte
en bois derrière ce bronze, aux moulures coulées comme si
elles étaient tirées au rabot. C’est une critique générale que
j’établirai pour presque tous les concurrents, celle d’avoir
trop perdu de vue la matière qu’ils dessinaient.
On n’a qu’à étudier attentivement les portes en bronze
conçues par les prédécesseurs et les contemporains de la
Renaissance en Italie, pour voir combien les moulures sont
accessoires, et combien les encadrements sont peu impor-
tants de façon à laisser dominer les motifs de sculpture. Les
encadrements d’une porte en bronze doivent être le moins
importants possibles et surtout ne pas offrir de lignes droites
de grande longueur, ce qui, en la pensée, rappelle toujours le
bois tiré au rabot. C’est pour cela que je préférerai toujours
la division des vantaux d’une porte en bronze en caissons
octogones et non en panneaux carrés. Les caissons, par leur
profondeur relativement beaucoup plus grande que les pan-
neaux, rappellent plus efficacement le coulage. Un seul con-
current s’était inspiré de ce principe, c’est l’auteur du projet
« Macte Animo ».
L’auteur du projet classé premier, M. 1'architecte Van
Mansfeld n’a, en vérité, pas fait appel à beaucoup d inspira-
tion et d’originalité pour composer sa porte. Elle est de
la disposition banale de toutes les portes sagement et pru-
demment étudiées par les architectes classiques. Cette porte
est bien comme proportion, comme profils, comme dessin et
comme rendu, qui est exceptionnellement bon, mais elle m'a
laissé une pénible impression en raison de son manque d origi-
nalité. Comme gamme générale elle ne jure pas dans le milieu
où elle sera exécutée, mais marquera cependant une diffé-
rence considérable entre les conceptions de Joseph Poelaert
et celles de M. Van Mansfeld; car si Poelaert, dans le Palais
de Justice, a commis de grandes erreurs, elles ont été pré-
cisément amenées par l’horreur du banal; c est ce qui amene
à ne trouver dans cet édifice, construit selon des données
classiques, aucun motif dont on puisse dire : « quatre
colonnes et un fronton ». .
Les battants de la porte primée se composent de trois pan-
neaux divisés par le mauclair et surmontés par la frise. Le
tout est très bien en proportion et constituerait un excel-
lent modèle d’Académie.
Les ornements qui rehaussent les panneaux, sont très bien
inspirés des motifs sculptés des autres parties du Palais de
Justice et gagneront certainement lorsqu’ils seront étudiés
plus à fond par le sculpteur, qui leur donnera 1'ampleur
nécessaire pour qu’ils ne soient plus noyés dans leur cadre.
Cette porte est bien la meilleure de celles exposées, ce qui
ce qui ne veut point dire qu’elle est la meilleure de celles que
l’on puisse concevoir en Belgique, étant donné l’effectif nom-
breux des artistes qui s’y distinguent. _ )
Le rendu de ce dessin est parfait, et le soin qu’a pris l’au-
teur à éviter de teinter sa porte en ton de bronze, contribue
beaucoup à maintenir sa composition en harmonie avec les
pierres de l’encadrement. Le ton parchemin qu’a pris le
papier, contribue à former un ton de fond assez chaud, dans
lequel le dessin et les teintes se fondent admirablement. Le
dessin des ornements est tracé de façon supérieure ; tout le
rendu, en un mot, est réellement remarquable.
Le projet classé deuxième porte, comme devise « Justice ».
Le grand parti de la porte est semblable à celui du projet
de M. Van Mansfeld ; mais il y a une différence considérable
dans le rendu et le sentiment donné aux moulures. Les |