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l’intermédiaire entre l’origine et la fin, entre les deux termes
extrêmes d’une création. Voici comment :
Si l’on essaye d’analyser naïvement, en dehors de toutes les
catégories scolastiques, le phénomène mystérieux de la géné-
ration d’une œuvre quelconque, depuis sa première éclosion
confuse jusqu’à son achèvement effectif, Urne semble qu’on dé-
couvre et que l’on constate ces trois temps successifs, ces trois
facultés très-distinctes;
1° La pensée qu’on a d’abord dans l’esprit, soit par un sou-
venir dont on ne se rend pas compte, soit par une impression
qu’on vient de recevoir, soit par une combinaison latente de
la virtualité propre à l’esprit ;
2° La forme dans laquelle s’imagine et s’entrevoit cette
pensée une fois conçue. C’est la période on l’enfant, ayant pris
une existence déjà réelle, est encore invisible pour tous, mais
où la mère le sent formellement s’agiter dans son sein ;
3° L’exécution de cette image vivante dans l’esprit; la mise
au jour de cette création jusque-là intérieure.
La pensée, la forme de la pensée, l’exécution plastique.
L’intelligence, le style, le métier.
N’y a-t-il pas aussi dans les lettres : la pensée, le style, la
syntaxe.
Üenseignement ! Voilà le levier puissant dont dé-
pend l’avenir artistique, parce que c’est par l’ensei-
gnement que l’on prépare l’homme, que l’on ouvre à
son esprit les grandes clioses de l’humanité, que l’on
apprend à l’homme à connaître l’homme et à lire dans
ce livre inépuisable : la nature.
Les gouvernements et les administrations font de
grands sacrifices pour l’enseignement ; les écoles de
dessin, de peinture, de sculpture et d’architecture
sont nombreuses : les musées sont riches, mais au-
dessus de tout cela, comme un mauvais génie, plane
la routine. Cependant, quoi de plus funeste à l’artiste
que les idées reçues-, quoi de plus terrible que la cou-
tume pour son imagination !
Lorsque l’enseignement artistique a été établi en
Belgique, il a fallu que ce fût l’organisation étrangère
qui l’inspirât; l’idée en elle-même était bonne ; elle de-
vint pernicieuse dès le jour où elle ne put se dévelop-
per à la chaleur de notre soleil, de notre tempérament.
Idée nouvelle, pour nous, elle germait parmi nous
au milieu d’importations de toutes natures; mœurs,
coutumes et costumes ; la courte période de la der-
nière domination française nous avait laissé des lois
et des administrations ; notre génie national, endormi
pendant tant de siècles d’asservissement, devait se ré-
veiller sous l’aile protectrice (autre espèce de joug) de
nations puissantes, nos maîtres du passé. Le feu de
la révolution n’avait pas purifié l’air qu’avait respiré
avec nous l’oppresseur ; l’esprit révolutionnaire n’avait
point réveillé en même temps l’esprit national.
Et dans les arts quels furent nos initiateurs ? Les
maîtres qui enseignaient à l’école du département de
la Dyle, les Français ; ou les professeurs qui diri-
geaient l’école du département des deux Nèthes ; puis
ce furent les élèves, tels que Navez, de David (citoyen
français qui fut un peintre gréco-romain), ce fut aussi
un ancien lauréat de l’Académie nationale des beaux-
arts de France et pensionnaire, à Rome, du gouver-
nement français, M. Suys, dont toute l’éducation
artistique avait été faite en France et en Italie. Quel
résultat pouvait-on espérer d’un tel enseignement ;
quelle influence les idées d’une telle école pouvaient-
elles avoir, si ce n’est l’influence pernicieuse qui de-
vait nous faire perdre le sens artistique qui nous est
propre, qui appartient à notre nature, à notre tempé-
rament, et auquel devraient appartenir toutes nos
conceptions, toutes nos créations artistiques. Nous
dirons avec M. Emile Leclercq (1) :
Tous les hommes, quelle que soit leur fermeté, subissent
cette influence des mœurs de leur époque, absolument comme
ils subissent l’influence des intempéries de l’atmosphère.
Il fut un temps où les arts représentaient l’état social de
l’humanité d'une manière pour ainsi dire fatale. Il n’y avait
pas alors de liberté de pensée et de conscience ; l’intelligence
était sous le double joug de la théocratie et de l’autocratie :
le mutisme et le despolisme imposaient des formules en main-
tenant les populations dans la voie étroite et douloureuse de
l’obéissance. Croit-on que les frères Yan Eyck, Roger Van
der Weyden,Memling et tous les maîtres du quinzième siècle
aient jamais eu la velléité de se questionner pour savoir si les
mœurs religieuses et la volonté des princes ne leur faisaient
pas peindre des tableaux d’une naïveté ridicule ? Non ! Ils se
mouvaient dans un cercle étroit, croyant que c’était tout
l’espace donné à l’homme pour son agitation terrestre.
L’humanité alors était si généralement asservie et dans de
si épaisses ténèbres ! Il semblait que jamais nul cataclysme
ne la tirerait de son abjection. Mais les artistes avaient foi en
eux-mêmes et respectaient leur art; les œuvres qu’ils ont
laissées sont à des hauteurs qu’on essaye en. vain d’atteindre
aujourd’hui. Le caprice des puissants n’avait pas à donner des
ordres aux peintres, qui reflétaient trop fidèlement la physio-
nomie de leur milieu pour que leurs contemporains ne les
approuvassent point.
Et cela est vrai à toutes les grandes époques de
l’art; l’artiste en cherchant enlui-même, dansson génie,
;1) L'art et les artistes, Mucquardt, 1877, pages 323 et 324.
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une création quelconque, regarde en son âme comme
dans un miroir où viendrait se réfléchir toute l’huma-
nité de son temps, avec ses mœurs et son esprit.
Et quelles mœurs, quel esprit doivent frapper le
plus son âme, même à cette époque où nous voya-
geons tant et si vite ; ce sont évidemment nos mœurs
propres, notre esprit national, notre caractère social
et cosmopolite.
Quand nous voulons donner à nos pensées et aux images
qui hantent notre cerveau l’apparence grecque ou romaine,
nous faisons violence à notre sang et nous nous mentons à
nous-mêmes.
Tout donne à cette loi une force invincible. Lui résister,
c’est aller au devant d’une défaite. En architecture, ne som-
mes-nous pas également tenus de respecter les nécessités
de lieu, de climat, de lumière, de moeurs ? Le temple grec ne
fait-il pas un effet ridicule dans le nord de l’Europe ? Pour
ainsi dire fatalement, chacune des grandes agglomérations
humaines n’a-t-elle pas son architecture particulière, comme
ses mœurs et sa façon de comprendre l’honneur ou la
justice (1).
Cherchons donc avant tout à former par l’enseigne-
ment des citoyens belges et des artistes belges ; dé-
barrassons-nous de toutes ces influences étrangères,
nouvelle espèce d’invasion, des plus funestes. Qu’en
même temps l’enseignement soit national et humain,
c’est-à-dire qu’il soit débarrassé de toutes ces théories
qui ne sont plus dans l’esprit de l’homme, pas plus
que dans ses mœurs et ses habitudes.
Que l’on tienne compte, enfin, que, comme le disait
le critique d’un grand journal français (2) : Les dieux
s'en vont, de la peinture moderne, les dieux et les
héros ?
Si les dieux et les héros s’en vont, qui donc vient?
Ne serait-ce point l’homme ? E. Allard.
La profession l’Architecte.
Souvent il a été question de réformer et d’amélio-
rer l’enseignement de l’architecte, souvent aussi il a
été démontré que cet enseignement,donné dans les aca-
démies et notamment à Bruxelles, laisse fortement à
désirer; la preuve est, comme il a déjà été dit dans
Y Emulation, que l’architecte, le maçon et n’importe
quel artisan y reçoivent la même instruction.
Bien des jeunes gens s’en contentent, ne font guère
plus d’études et se disent bravement architectes car rien
ne les arrête : est architecte qui veut. Pas d’examen à
subir, point de garantie à offrir, liberté pleine et en-
tière. Entrepreneurs, charpentiers, maçons, tailleurs
de pierres et n’importe quels autres sachant peu ou
point dessiner, n’ont qu’à se décorer de ce beau titre
pour devenir, du jour au lendemain, les collègues de
nos quelques savants architectes qui font la gloire de
notre jeunesse studieuse.
Comment alors s’étonner qu’il existe aujourd’hui
une foule de variétés d’architectes ou de gens consi-
dérés comme tels. Combien n’en compte-t-on pas qui
n’ont d’architecte que le nom. Il en existe beaucoup
et s’en convaincre est la chose la plus facile.
Sachant donc que de l’aplomb et de l’audace suffi-
sent pour être architecte, le public confond, sauf quel-
ques exceptions, l’artiste avec l’architecte ignorant et
ne considère pas plus l’un que l’autre. Ce qu’il y a
de plus pénible à dire, c’est que le public comprend
dans cette catégorie bon nombre d’hommes instruits,
intelligents. Ainsi, un professeur d’une école moyenne
de l’Etat (que nous pourrions nommer au besoin) disait
à ses élèves il n’y a que trois ou quatre ans, que notre
profession est des plus faciles et qu’un peu d’habileté
dans le dessin suffit pour l’embrasser. Si telle est l’opi-
nion d’un homme censé savoir quelque chose, il n’est
pas difficile de se faire une idée de ce que sera le
jugement de la plupart des élèves qu’il aura formés.
Il faut en convenir, le prestige de notre profession
s’évanouit, sa considération se perd, nos architectes
deviennent insouciants de l’avenir et le jeune travail-
leur subit les conséquences funestes de cette situation
à la fois déplorable et ridicule.
Certainement beaucoup d’entre nous ne s’inquiètent
nullement de cette réputation, ils satisfont volontiers
à toutes les exigences absurdes de Messieurs les pro-
priétaires; ils ne cherchent point à faire de l’art, ils ne
l’étudient même pas, ils n’ont que l’envie de gagner de
l’argent. Nous convenons que les jeunes gens non fa-
vorisés de la fortune ne peuvent guère exclusivement
travailler par amour de l’art, mais au moins l’art de-
vrait être leur moyen.
Il y a de quoi se décourager, d’autant plus que,
pour atteindre le but véritable, il faut de longues an-
nées d’études, de travail et d’efforts. Jamais le jeune
(1) Emile Leclercq. — L’art et les artistes, page 333.
(2) De Saint-Victor. Presse du 26 juin 1857.
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homme n’a un conseil de maître, jamais une bonne
leçon, jamais le moindre encouragement : il doit savoir
tout par ses propres forces, par son propre courage.
Malgré ce peu d’encouragement, il y a encore des
jeunes gens qui parviennent, après bien des efforts, à
porter dignement le titre d’architecte ; quelle est leur
récompense? Il n’y en a guère, ils n’éprouvent qu’ennui
et désagrément. Le plus souvent ils restent dans l’ou-
bli,sinon ils sont esclaves de leurs clients, car aujour-
d’hui les propriétaires se croient des plus malins, ils
désapprouvent les projets pour faire suivre leurs idées
souvent aussi mauvaises que naïves, et ils se mêlent
des plus petits détails de la construction. Pourquoi ?
parce que nous ne sommes plus reconnus avoir faitfles
études, nous ne sommes considérés que comme sim-
ples dessinateurs.
Pour mettre fin à cette triste situation, il faut
détruire, par l’instruction, l’abâtardissement de notre
profession et pour cela il devrait exister une écolo
spéciale d’architecture et un minimum de connais-
sances acquises. Cette école a été demandée mainte
et mainte fois, mais jamais la voix des jeunes n’a
été écoutée ; on finirait par croire que nos autorités
y mettent du mauvais vouloir. Améliorer l’enseigne-
ment artistique n’est pas cependant une chose bien
difficile; il existe en France et en Allemagne de bonnes
écoles sur lesquelles l’on pourrait prendre exemple.
Comment se fait-il qu’il y ait des universités où l’on
forme des ingénieurs, des avocats, des médecins et
que nous n’ayons point une école à nous ? Mystère !
Si à tous ces jeunes diplômés il manque de l’expé-
rience en terminant leurs études universitaires, à
nous architectes, en finissant nos études académiques,
c’est-à-dire cinq ou six ans d’école du soir, ce n’est
seulement pas l’expérience qui fait défaut, c’est l’ins-
truction et, nous le répétons, le véritable architecte ne
doit son talent qu’à lui-même.
Nous croyons donc qu’une école où l’on enseigne-
rait tout ce qui est du domaine de l’architecture est
éminemment nécessaire, jamais le besoin ne s’en est
fait sentir aussi fortement qu’au) ourd’hui. Nous
croyons également que le diplôme est une utilité, un
besoin ; il reste à savoir s’il est compatible avec la
profession d’architecte.
Il nous semble déjà entendre dire autour de nous,
que la mesure desirée est peu pratique, voire même
impossible. Nous concédons volontiers quecetteques-
tion soit difficile, mais quant à admettre qu’elle est
impossible, nous n’y pensons pas. L’architecte est
non-seulement un artiste, il doit également être cons-
tructeur, administrateur, bon juge ; il doit aussi, à
un degré plus ou moins élevé, être au courant de
plusieurs métiers, savoir commander les artisans avec
connaissance de cause. Combien de malheurs n’a-t-on
pas à enregistrer qui sont dus à la négligence, à l’in-
curie et à l’impéritie de l’architecte. Combien de fois
n’a-t-on pas vu des propriétaires quasi ruinés parce que
leurs constructions leur coûtaient le double, le triple
et même plus, du devis présenté et que malgré cela
ils avaient des constructions presque sans valeur.
Aujourd’hui cela se voit plus que jamais et il serait
temps, nous semble-t-il, d’y mettre un terme afin de
sauvegarder aussi bien la réputation des hommes de
talent que les intérêts du public.
A notre avis, il est aussi nécessaire pour les archi-
tectes que pour les ingénieurs, les avocats, les méde-
cins, de faire preuve d’un minimum de capacité.
L’ingénieur qui, en définitive, n’est que construc-
teur, doit prouver qu’il a suffisamment de connais-
sances pour exercer son état et l’architecte, qui doit
également être constructeur, peut pafaitement
ignorer le premier principe de la construction sans
que personne songe à l’empêcher de bâtir. Il y a là
une grande inconséquence.
L’avocat, pour défendre les intérêts de ses clients
doit posséder des diplômes et l’architecte, qui aussi
bien que lui, a des intérêts très-sérieux à soigner, ne
doit point pour cela faire preuve de connaissance. On
avouera que ce n’est pas logique.
Au médecin il est défendu d’exercer sa profession
avant qu’il en soit reconnu capable par un jury ad
hoc, car son ignorance pourrait causer des victimes.
L’audacieux qui se dit architecte peut professer sans
crainte ; si son incapacité est cause de malheurs, il
est poursuivi par les tribunaux et passible du code
pénal, il est vrai, mais si ceux-ci suffisent pour punir
les imprudents, les diplômes de n’importe quelle pro-
fession, sont tout à fait nuis et sans importance, de
simples formalités.
L’architecte est donc obligé de posséder de sérieuses
et profondes connaissances, et dès ce moment on
devrait exiger de lui, comme de bien d’autres, un
tantième de capacités acquises. |