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1845. — M.° I l
Oh «’afronn» t
À Anvers au bureau du Précur-
seur, Bourse Anglaise, N» 1010;
en Belgique et à l’étranger chez
tous les Directeurs des Postes.
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AWRRS, Samedi II Janvier.
JOURNAL POLITIQUE, COMMERCIAL, MARITIME ET
PAIX. — LIBERTÉ, — PROGRÈS.
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Il Janvier.
PROMESSES D'ÉCONOMIE DE M. MERCIER.
Il n’est point de budget de finances que la Chambre ne vote
*ous conditi'ôn qu’on fera des économies.
Ménager les deniers du contribuable déjà si lourdement sur-
chargé, voilà ce que demandent toujours les représentants,
voilà ce que promettent toujours les ministres.
Or, veut-on savoir quel scandaleux abus MM. les ministres
font des deniers publics? On n’a qu’à voir les actes posés par
M-Mercier^es jours derniers et les autres qui suivront bientôt
et qui concernent les receveurs de contributions de Bruxelles.
D’abord, la nomination de M. d’Anethan, frère du ministre
de la justice, est un des actes du plus criant népotisme qu’il
soit possible de poser. Complètement étranger à l’administra-
tion des finances, on ne sait où M. d’Anethan a fait ses premiè-
res armes administratives. Tous ses litres sont dans ce seul
mot : Frère du ministre de la justice.
Or, quand on se souvient, qu’après la révolution il avait été
décidé que ces sortes de places seraient données de préférence
à ceux qui avaient concouru d’une manière quelconque à l’af-
franchissement national, on est tout stupéfait de voir que
cette fonction est tombée en partage à M. d’Anethan qui est
resté, si nous nous en souvenons, complètement en dehors de
cette catégorie.
Mais il faut bien faire quelque chose pour les siens, et M.
d’Anethan et M. Mercier ont l’air d’être une paire d’amis dé-
voués, nous ne savons si c’est pour ou si c’est contre leur col-
lègue deil’intérieur. C’est ce que nous verrons dans la discussion
du budget de ce département.
Autre scandale. Bruxelles avait jusqu’ici quatre receveurs
de contributions. C’est déjà beaucoup plus que n’en ont toutes
les grandes villes du royaume. Nous n’en avons que deux à
Anvers; Liège et Gand n’en ont que deux. Or, comme Bruxel-
les est loin d'avoir le double de la population de ces villes,
quatre receveurs est déjà un surcroît de dépenses pour le bud-
get.
Mais le ministre s’est efforcé de changer cet état de choses
à sa manière, non point en détruisant l’abus existant, que
Dieu l’en garde! mais en le doublant ; c’est-à-dire, qu’à l’ave-
nir, affirme-t-on, Bruxelles va être doté de huit receveurs.
Qu’en pensez-vous, bénévole contribuable ?
Et tout cela pour faire suite au système inauguré par M.
Nothomb. S’il y a des places vacantes, il faut y glisser ses créa-
tures pour consolider ses amitiés; si, au contraire, il y a disette
de places, si les créatures sont obligées de rester les bras croisés,
vite pour que les défections ne se fassent pas trop rapi-
dement apercevoir, vite on crée des places, on en invente,
on en forge ; pourvu que tous les mécontents se transforment
en contents, le gouvernement a rempli son but, qui n’est pas
de bien faire les affaires de l'Étal, mais de bien faire les
siennes, et de rester au pouvoir en dépit de l’animadversion
universelle.
Ce système, qui ne se cache plus, qui montre à nu ses plaies
honteuses; ce système que fait sauter si indignement l’anse du
panier, il sera jugé par la Chambre dans le courant de la se-
maine prochaine. Nous espérons qu’il sera condamné en défi-
nitive ; mais s’il en était autrement, si la majorité était assez fai-
ble pour absoudre toute cette corruption courante; oh! alors la
presse n’aurait pas d’expressions assez dures pour rendre qui
de droit responsable de tout le mal qui s’est fait, qui se fait, ou
qui se fera par ce ministère.
Le Moniteur nous a fait connaître, il y a quelques jours, une
foule de nominations dans l’ordre Léopold, faites en faveur de
la garde civique de Bruxelles. L’arrêté porte que c’est pour
reconnaître le zèle et le dévouement que les nouveaux décorés
ont apportés dans leur service. Sans rechercher ce qu’il peut
y avoir de parfaitement ironique dans ce dispositif royal,
on est cependant en droit de demander en quoi consistent et
le zèle et le dévouement hors ligne dont la garde civique de
Bruxelles a fait preuve; ce qu’elle a fait, en un mot,pour obte-
nir une distinction honorifique qui ne devrait jamais être le
prix que de services éminents. Nous pensons qu’il serait assez
difficile de répondre à cela, et pour de très bonnes raisons, à
moins qu’on ne veuille ranger parmi les actions éclatantes qui
appellent le signe d’honneur et de gloire, une parade annuelle,
le jour de l’ouverture des Chambres législatives. Car, tout
compte fait, c’est là le seul service qu’a rendu, depuis son in-
stitution, la garde civique de Bruxelles. Et à ce titre, nous ne
savons ce que l’on devrait faire pour l’armée, dont le service
est permanent et un peu plus rude que celui d’une milice bour-
geoise; la moindre des récompenses serait assurément quelque
Panthéon où tous les rangs viendraient se confondre au milieu
des constellations les plus éblouissantes.
Un journal a cru trouver l’énigme des distinctions honorifi-
ques jetées avec profusion au zèle et au dévouement de la garde
civique de Bruxelles, aussi bien que de l’interminable liste de
nominations de receveurs, publiée dans le Moniteur du 8 de
ce mois. Il n’y aurait dans tout cela qu’une manœuvre électo-
rale de M. Nothomb, une nouvelle tactique de son système de
corruption. M. Nothomb chercherait à faire de nouvelles créa-
tures, bien dévouées, pour l’assister au jour des élections ; la
lutte qui va s’établir au mois de juin, serait, dès aujourd’hui,
pour lui l’occasion de distribuer certaines faveurs capables de
lui amener de nouveaux soutiens. A ceux-ci des places, à ceux-
là des hochets ; des promesses à d’autres, des menaces à quel-
ques-uns. L’éternelle façon d’agir des mauvais gouvernants :
corrompre ou intimider.
Mais s’il en est ainsi, comme du reste nous ne sommes pas
éloignés de le croire, M. Nothomb se sent donc bien fort contre
la crise qui se prépare pour le moment delà discussion du
budget de l’intérieur? il a donc plus que jamais confiance en
son étoile, puisque jamais son existence ministérielle n’a été
aussi sérieusement menacée qu’à cette heure? Ses collègues
l’ont déclaré : il y aura solidarité pour la question de principes;
sur la question de personnes, rien n’empêchera la scission
d’éclater. De sorte, qu'au beau milieu d’un débat important,
31. le ministre de l’intérieur peut rester dans l’isolement le plus
complet, bien heureux si, comme cela a déjà eu lieu pendant la
discussion du traité avec le Zollverein, les chefs des autres dé-
partements ne viennent le charger avec ses propres armes, côte
à côte avec l’opposition parlementaire. Il y aura donc plus d’un
péril à combattre, plus d’un écueil à vaincre. 31. Nothomb ne
semble pas s’effrayer de si peu de chose; il professe même une
foi complète en lui-même, et surtout dans les événements,
puisqu’il veut s’assurer ainsi d’avance le résultat des élections
prochaines.
Gette foi est bien robuste, cette assurance bien téméraire, et
M. Nothomb, sans s’en douter peut-être, pourrait en être arrivé
à compter sans son hôte. La majorité du parlement peut deve-
nir récalcitrante du jour au lendemain, et nous craignons
beaucoup, pour 31. le ministre de l’intérieur, qu’elle üe soit à
la veille de secouer sa placidité habituelle. Or, les réactions
de cette espèce sont plus irrésistibles que la volonté la plus for-
melle de rester au pouvoir.
Les journaux de Liège annoncent, pour le 13 de ce mois, la
mise en vente des bâtiments et ustensiles de la fabrique et de
la raffinerie de sucre de Visé. Déjà quatre ou cinq usines de ce
genre ont subi le même sort, depuis un an. Les propriétaires de
la fabrique deVisé ont lutté avec courage pendant deux années
pour voir si, avec la loi de 1843, ils pourraient Continuer leur
exploitation ; pendant deux années, ils ont tout fait pour main-
tenir leur usine, en dépit même de cette loi meurtrière. Leurs
efforts ont été en vain, comme ceux de la Raffinerie nationale.
Us n’ont pu résister aux fatales conséquences de la situation
qui a été faite aux deux industries. C’est ainsi que l’on verra
successivement se fermer toutes les fabriques et la plupart des
raffineries.
Le gouvernement qui voit le mal, s’obstine à rester impassi-
ble. Par sa déplorable incurie, la session se passera sans qu’il
sera fait droit aux cris d’une industrie agonisante. Voici ce que
nous lisons à ce sujet dans 1 e Journal de Bruxelles :
« Il est probable que la session sera close au commencement du mois
demai ; de sorte qu’en comptant les vacances de Pâques, etc., les cham-
bres ont encore à siéger deux mois et demi. Comment, dans un aussi
court espace de temps, pourraient-elles examiner, outre trois budgets
importants, la loi sur l’organisation de l’armée et quelques autres pro-
jets qui, en aucun cas, ne peuvent être ajournés? N’est-il pas évident
qu’il eût fallu s’y prendre plus tôt. Si on avait voulu faire discuter dans
le cours de cette session la loi des sucres? Le gouvernement connaît la
position fâcheuse de l’industrie sucrière depuis plusieurs mois ; il a pu
sê convaincre qu’avec la législation actuelle, la ruine en était certaine ;
il n’avait nullement besoin ni des réclamations des raffinéürs, ni des
meetings des ouvriers, pour savoir qu’il devait leur Venir en aide ;
pourquoi a-t-il attendu jusqu'au dernier moment ? Et quand il s’est dé-
terminé à agir, qu’est-ce qui l’a empêché de se départir un peu de sa
lenteur habituelle.
» Ce n’est pas ainsi que se traitent les affaires où la fortune et l’exis-
tence d’un grand nombre de citoyens sont engagées. Ce n'est pas ainsi
que le gouvernement lui-même s’est conduit dans une circonstance
récente où le danger n’était cependant pas aussi imminent. Lorsqu’on
a appris dans le pays qu'une épizootie ravageait le bétail en Allema-
gne, il a suffi de quelques interpellations à la Chambre et au Sénat
pour décider le pouvoir à présenter un projet de loi qui doit l’autori-
ser à prendre toutes les précautions nécessaires. Tout a été terminé
en quelques jours. Et quand il s’agit d’une industrie importante, lors-
que la fortune d’un grand nombre de fabricants et le salaire dé mil-
liers d’ouvriers sont en question, on flotte dans l’indécision, on se
laisse pousser par l’opinion, comme si soi-même on n’avait pas de vo-
lonté; on ne se détermine qu’à contre-cœur à bouger, et, lorsqu’on
bouge, c’est avec une mollesse qui semble dire qu'on ne demande pas
mieux que d’arriver trop tard !
» Avouons-le : le pouvoir se compromet par des allures pareilles. II
est bon sans doute qu’il temporise parfois et qu'il laisse marcher les
questions avant de s’en emparer ; mais ce n’est pas quand le danger
presse, lorsque le mal est évident, quand les souffrances sont réelles
et poignantes, qu’il lui est permis de s’endormir ainsi. En s’abstenant
dans ce cas, il s’efface, et lors même que plus tard il fait le. bien, on se
croit dispensé de lui montrer de la reconnaissance. Aussi ne saurions-
nous déplorer assez vivement les lenteurs calculées de l’administrai ion
dans la question des sucres : combien sa conduite eût été plus habile,
si elle se fût exécutée de bonne grâce, puisque aussi bien il faut qu’elle
s’exécute ! »
On lit dans le Courrier Belge :
« Le Précurseur fait de graves réflexions au sujet de la liquidation
de la grande Raffinerie nationale, causée parla loi contre les sucrés, Le
Précurseur n’est pas au bout de ses étonnements; il aura fort à faire S’il
entreprend l’oraison funèbre de toutes les industries qui succom-
bent, de tous les ateliers qui se ferment, de toutes les sociétés qui li-
quident en Belgique.
» Pourquoi aussi les capitaux se sont-ils lancés dans l’industrie, avant
d’avoir des lois organisatrices, régulatrices et protectrices du travail
national ?
» Est-ce que les locomotives se sont mises en route avant d’avoir des
rails et une police pour empêcher les convois de se broyer en se ren-
contrant ? »
Il y a dans ces quelques lignes du Courrier belge une plaisante-
rie bien ridicule et bien triste à la fois, ou une ignorance totale de
l’état de la question. Attribuer la liquidation forcée de la Raf-
finerie nationale, à ce qu'on appelle la désorganisation du tra-
vail, c’est méconnaître singulièrement les faits, ou Se moquer
outrageusement de ceux qui sont les victimes.de l’absurde en-
têtement d’un ministre des finances. Si le Courrier belge veut
rire, qu’il s’abtienne de le faire en face de la ruine des uns, de
la misère des autres. Le mauvais riche dont nous parle l’Ecri-
ture, se contenta de repousser froidement les haillons et la
lèpre de Lazare ; sa cruauté n’alla point jusqu’à ricaner en
présence de tant de maux. Le Courrier Belge voudrait-il, par
un raffinement plus inhumain, effacer le rôle de ce mauvais
riche ?
M. Nothomb se montre friand de toute espèce de succès ; le
voici qu’il ambitionne celui de la réclame. On lit dans l’Eman-
cipation :
o D’après les informations que nous venons de recueillir, la saison
s’annonce favorablement pour nos imprimeurs d’indiennes.Encouragés
par l’arrêté du 15 octobre dernier qui les met à l’abri de la concurrence
anglaise, plusieurs d’entre eux se sont décidés à faire des dépenses ex-
traordinaires de dessins et de gravures ; il en est de même qui ont fait
des dépenses de machines nouvelles, de manière à faire aussi bien et
aussi économiquement qu’en aucun autre pays du monde.La plupart se
présentent donc auxeonsommateurs avec des produits plus séduisants,
plus variés; comptant sur un débit plus considérable, ils ont tiré un
meilleur parti de leurs dessins et peuvent offrir par conséquent, sans
augmentation de prix, quelquefois même avec rabais, des dispositions
qui se distinguent par une élégance jusqu’à présent inconnue.
» Nous ne pouvons que féliciter ces industriels intelligents ; ils se-
ront suivis et secondés dans la voie nouvelle qu’ils se fraient. Nos fila-
teurs de Gand vont produire sans doute des fils d’un numéro plus élevé.
Nous aurons des calicots plus fins sur lesquels les dessins de la gravure
ressortiront de mieux en mieux. L’industrie cotonnière, dans son en-
FEUIIXETON.
FRAGMENTS DU JOURNAL D’UN INCONNU.
........... Après un assez long silence, elle essuya ses larmes, se
leva, et me dit d’une voix émue :
— George, venez voir mon fils . .vousne le connaissez pas encore...
Je compris toute la signification de ces mots, la maternité lui impo-
sait un douloureux sacrifice, notre passé n’existait plus pour elle...
mon cœur se brisa ; mes dernières espérances détruites, il ne me res-
tait que mes souvenirs.
Je la suivis dans la chambre de son enfant. Elle avait fait de cette
pièce une sorte de temple dont il était le dieu.
Une draperie de mousseline blanche très transparente recouvrait les
tentures de soie bleue ; de doubles rideaux de damas et des portières de
même étoffe empêchaient les moindres courants d’air. Un tapis turc
d’une extrême épaisseur recouvrait le plancher, et de plus, afin que
l’enfant pût, dans ses jeux, s’ébattre moelleusement, un second tapis
de magnifique fourrure, moins grand que le premier, s’étendait non
loin delà cheminée. Ca et là sur ces soyeuses pelleteries, on voyait épars
ou à demi-brisés plusieurs jouets, véritables petits chefs-d’œuvre d’art
ou de mécanique.
A ce moment, l’enfant dormait dans son berceau.
Une robuste et belle nourrice, d’une admirable fraîcheur, vêtue d’une
robe de soie et coiffée d’un bonnet à la paysanne, orné de superbes
dentelles, buvait un consommé dans une coupe de vermeil qu’elle re-
mit bientôt sur un plateau d’argent que lui tenditun valet de chambre.
Sous la surveillance attentive d’une grave gouvernante anglaise,
une jolie fille, mise avec recherche, imprimait de légers balancements
à un somptueux berceau, dont le pied en bois doré formait une sorte
de bascule.
Ce berceau, parfuméd’une faible et suave odeur d’iris, partout garni
d’une épaisse couche de ouate, était recouvert de satin bleu et dispa-
raissait à demi sous des flots de mousseline merveilleusement brodée.
Lorsque nous nous approchâmes, l’on cessa graduellement de bercer
et l’on assujetit le pied du berceau.
Alors, écartant desa main blanche les rideaux diaphanes, elle rou-
git légèrement, puis ipe montra son fils d’un regard rayonnant d’or-
gueil et d’amour maternel.
Au milieu de draps de la plus fine batiste garnie de Valenciennes ,
qu’il avait à demi rejetés pendant son sommeil, je vis un adorable petit
enfant, il avait les bras et le cou nus ; la pulpe d’un camélia rose fraî-
chement éclos n'était pas d’un coloris plus tendre, d'un tissus plus fin
que sa peau satinée ; ses cheveux blonds s’échappant en mille petites
mèches de soie de son bonnet de point d’Angleterre , frisaient autour
de son front et de ses joues vermeilles; sa petite bouche ronde et pure,
légèrement entr’ouverte, exhalait un souille régulier et paisible.
Au bout de quelques secondes, il détourna Un peu la tête, et, rêvant
sans doute à quelque doux rêve d’enfant, il se mit à sourire d’un sou-
rire plein de grâce.
— Jusqu’à ses songes..., tout est bonheur pour lui, dis-je à sa mère.
Je sortis de chez elle profondément accablé.
Je souffrais beaucoup; la vue de cet enfant m’avait fait mal. Et pour-
tant elle m’avait dit qu’il serait peut-être son sauveur comme le Christ
enfant avait été le sauveur du monde.
Peu à peu l’amertume de ma pensée s’effaça devant une admiration
profonde pour la toute puissance de ce sentiment maternel, ainsi de-
venu une sauve-garde, un refuge contre l’entrainement ou le retour
des passions.
Absorbé par ces pensées, je poursuivais mon chemin.
Il tombait un brouillard d’hiver humide et glacé ; la lune alors dans
son plein, rendait la nuit assez claire : j’approchais de la Madeleine ; à
la lueur d’une lanterne, je vis accroupie sur le trottoir boueux, et ados-
sée à la grille de la somptueuse église, une femme tenant un enfant sur
ses genoux et ayant devant elle placé à terre un petit carton renfer-
mant quelques paquets d’allumettes chimiques ; les passants étaient,
rares, le boulevard silencieux à cette heure ; la malheureuse créature
s’était endormie.
Je m’arrêtai, d’autant plus cruellement ému de cette affreuse misère
que je sortais d'une opulente maison, et qu’involontairement je me
rappelai le petit enfant blanc et rose, si chaudement couché dans la
batiste, l’édredon et la soie.
Cette malheureuse femme ainsi accroupie sur le pavé fangeux, était
jeune encore, mais décharnée, mais hâve, mais couverte de haillons ;
elle baissait sa tête appesantie ; tout en dormant, elle tenait sur ses
genoux et entourait machinalement de ses bras un enfant d’un an au
plus, à peine emmaillotté de quelques guenilles.
Le pauvre petit ne dormait pas, lui : il avait les yeux fixes, grands,
ouverts ; sa figure blafarde, terreuse, était d’une maigreur effrayante;
sa bouche, bleuie par le froid, contractée par une sorte de sourire dou-
loureux etcontinu, donnait une expression navrante à sa figure enfan-
tine. Il respirait avec peine ; parce que à chaque instant il frissonnait
si fort que sa tête semblait agitée d’un tremblement convulsif, puis de
temps à autre il faisait entendre une petite toux faible, sèche, presque
inarticulée.
Alors, quoique vaincue par le sommeil, sa mère paraissait l’entendre,
et faisait un léger mouvement pour le presser plus étroitement contre
sa poitrine, en tressaillant ainsi de froid, car sa robe de toile rapiécée
ne cachait pas ses pieds nus, à peine préservés de la boue par des
chaussons de lisière en lambeaux.
Et je songeai à celle autre mère que je venais de voir sourire si ten-
drement aux doux rêves de son enfant environné de tant d'amour, de
tant de soins, de tant de splendeurs.
Je voulus que la mère infortunée eût au moins un moment de joie à
son réveil.... Je pris un louis, et touchant légèrement l'épaule de cette
femme, je l’éveillai. .
— Tenez, — lui dis-je. — voici vingt francs. Vous pourrez vêtir vo-
tre pauvre enfant.
Elle me regardait d’un air ébahi, je lui mis la pièce d’or dans la main,
et je m’éloignai.
J’avais à peine fait quelques pas que J’entendis le louis tinter sur la
dalle du trottoir. ■ -•
Pensant que l’infortunée s’était rendormie et laissait tomber mon
aumône, je me retournai.
Au même moment la pièce retentit une seconde fois. . i •
Très surpris, je me rapprochai au montent ou la femme Jetait une
troisième fois le louis sur le pavé.
— Que faites-vous donc? — lui dis-je.
— Hélas! monsieur, — me répondit-elle en me regardant 4'un air
craintif et surpris, — je tâchais de voir si cette pièce de vingt francs
était bonne ou mauvaise, car je me suis dit : Pour qu'on me donne une
pièce d’or, il faut qu’elle soit fausse (I).
....................................................................
Je racontai à l'heureuse mère le doute poignant que m’avait exprimé
cette femme. .
— Il y a donc des infortunés qui ont le droit de désespérer assez de
la charité humaine pouf regarder toute générosité comme un piège
ou comme une raillerie atroce, me dit-elle les larmes aux yeux, puis elle
ajouta : r : _
— Cette malheureuse femme est peut-être encore ce soir au même
endroit.
-- Je le pense, lui dis-je.
Alors, s’adressant à une de ses parentes :
— Le boulevard n’est pas loin. Je veux^ aller à l’instant chercher
cette pauvre mèrê'; je me chargerai d’elle, je fërai élever sonënfant....
Sans cela, je me reprocherais toujours le luxe dont j’entoure mon fils.
Eugène SUE.
(I) Historique. |