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que fut la gloire de la Flandre; si des monuments nombreux
et grandioses n’étaient restés debout, bravant la fureur des
révolutions et l’action destructive du temps, pourrait-on croire
à cette prospérité, vraiment fabuleuse, des villes de Bruges,
d’Ypres, d’Audenarde, de Malines ?
Dans cette dernière ville, si tranquille, si recueillie de nos
jours, malgré les décrets qui en firent successivement la rési-
dence du primat de Belgique et le centre des premiers chemins
de fer belges, quelques monuments seuls rappellent les splen-
deurs de celte cité royale du commencement du XVIe siècle.
Voici la belle cathédrale de Saint-Rombaul et sa tour impo-
sante, témoin irrécusable de la foi ardente et de l’immense
richesse de ses anciens fidèles; plus loin les Halles, délabrées,
tombant en ruines, exprimant bien, hélas, ce que devint l’in-
dustrie drapière de Malines; plus loin enfin, cette ancienne
résidence de Marguerite d’Autriche, de cette princesse vrai-
ment remarquable, à qui la ville est redevable de ses plus
beaux jours de prospérité et de grandeur.
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C’est le 7 juillet 1507 que la fille de l’empereur Maximi-
lien, nommée gouvernante des Pays-Bas, fit son entrée dans la
ville de Malines avec toute la pompe et le cérémonial usités
dans de pareilles circonstances et au milieu des démonstrations
de joie des habitants.
A cette époque, il existait derrière l’église Saint-Pierre,
aujourd’hui démolie, un hôtel simplement composé d’un corps
de logis à front de la place Saint-Pierre, avec une petite aile
en retour sur une cour intérieure, et habité précédemment par
Marguerite d’York, veuve de Charles le Téméraire. C’est
l’habitation dont la gouvernante des Pays-Bas fit choix pour sa
résidence, demeure d’ailleurs insuffisante pour y loger convena-
blement l’archiduchesse, son neveu (qui fut plus tard Charles-
Quint), ses trois nièces et la cour brillante dont elle voulait
s entourer. Aussi, l’architecte malinois, Antoine Keldermans le
vieux, fut-il chargé, en 1507, de l’agrandissement et de la
restauration de l’ancienne habitation de Marguerite d’York.
En 1510, l’architecte malinois et son fils, connu sous le
nom d’Antoine Keldermans le jeune, avaient terminé les pre-
miers travaux d’extension comprenant le pavillon situé à l’angle
de la [ lace Saint-Pierre et de la rue Voocht et la première
partie de l’aile à front de cette rue jusque la grande porte
d’entrée.
Les années 1511 à 1513 furent consacrées aux travaux
d’achèvement des détails extérieurs ainsi qu’à la décoration et à
l’ameublement du nouveau palais et pendant les cinq années
qui suivirent (1513 à 1518) on édifia l’aile du palais située le
long de la rue Voocht.
Quant à la construction aux murailles épaisses et aux voûtes
massives connue sous le nom de Pavillon de Granvelle qui
termine vers la rue de l’Empereur l’ancien hôtel de la veuve du
Téméraire, elle fut probablement érigée antérieurement à
l’arrivée de la princesse souveraine. Ce pavillon qui servit,
paraît-il, de trésor à Marguerite, fut remanié par ordre du
célèbre cardinal dont il porte le nom, ainsi que semblent l’in-
diquer les armes de l’archevêque sculptées sur la clef de voûte.
Toutes ces constructions ont bien le caractère des édi-
fices flamands du commencement du XVIe siècle. Des fenêtres à
meneaux, des pignons et des lucarnes à gradins, donnent du
jeu et de la physionomie à cette partie de l’édifice, qui sans cela
paraîtrait pauvre, avec ses façades en briques mêlées de quel-
ques bandeaux de pierres blanches.
C’était le dernier éclat d’un style qui se mourait ; la Renais-
sance avec toutes ses fantaisies allait prendre la place de cet
art puissant, qui avait produit nos sublimes et inimitables
monuments religieux.
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En ce moment, la cour de Marguerite d’Autriche était dans
tout son éclat. Princesse instruite et intelligente, protectrice
éclairée des arts et de la littérature, la gouvernante des Pays-
Bas avait su attirer autour d’elle l’élite des savants et des
artistes de l’époque. Parmi les hommes de talent qu’elle avait
su retenir auprès d’elle, et que cite M.L.Van Keymeulen dans
son intéressante notice sur le palais de Marguerite (l),et à qui
nous empruntons la plupart de ces renseignements historiques,
figuraient le peintre Van Orley, élève de Raphaël ; Conrad
Meyt, l’auteur du célèbre monument de l’empereur Maximilien
à Inspruck, que M. Van Keymeulen désigne comme « statuaire
malinois » alors que d’autres écrivains assignentà cet artiste la
Suisse pour origine et, enfin, un certain Guyot de Beauregard
dont l’emploi à la cour de Marguerite d'Autriche est encore
entouré d’une véritable obscurité.
Ce que les archives mises au jour par M. Fr. Steurs établis-
sent d’une façon certaine, c’est qu’en 1517 fut construit, dans
la cour, à l’angle des deux ailes du palais s’étendant rue Voocht
et place Saint-Pierre, le pavillon contenant le grand escalier
intérieur et la jolie loge de l’étage; ce pavillon semble un des
derniers refletsd’un art qui, pendant plusieurs siècles, brilla d’un
si vif éclat dans toute la Flandre. C’est également en 1517
que fut édifiée l’aile du palais située rue de l’Empereur, qui
frappe si vivement l’attention des artistes et des archéologues
par ses formes générales classiques et scs détails en style de la
Renaissance française. De plus, ces mêmes archives établis-
sent, d’après des textes d’ailleurs assez vagues, que ces deux
constructions, si différentes de forme et de sentiment, furent
(1) Revue artistique, 3e année, nos 3, 4 et 5. — Le palais de Margue-
rite d’Autriche à Malines, par L. Van Keymeulen.
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érigées d’après les plans et sous la direction de Rombaut Kel-
dermans, le fils d’Antoine le vieux et successeur, comme archi-
tecte de Marguerite d’Autriche, de son frère, Antoine Kelder-
mans le jeune.
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Nous connaissons peu de constructions, en Belgique, qui
aient autant que l’entrée vers la rue de l’Empereur du palais
de Marguerite ainsi que le pignon attenant, le sentiment de la
première Renaissance française; mêmes disproportions dans les
éléments principaux du portique d’entrée, mêmes finesses de
profils dans toutes les parties de la construction, mêmes délica-
tesses dans l’exécution des sculptures qui sont comme les
avant-coureurs de cette période si brillante de la Renaissance
des François Ier et des Henri II.
Car, fait curieux à signaler et que faisait remarquer M. Kem-
pencer, dans son discours du 10 juillet 1879, au conseil pro-
vincial d’Anvers, les parties du palais de Marguerite d’Autriche
appartenant à la Renaissance furent exécutées de 1517 à 1530,
alors que le château de Chambord fut seulement commencé en
1526 par François Ier et le vieux Louvre en 1546.
Fait non moins étrange, pendant que s’achevait sur le sol
flamand, très probablement sous l’inspiration d’un artiste
français ou italien, la demeure d’une des princesses les plus
distinguées du siècle, celle-ci faisait construire par un archi-
tecte bruxellois, Van Bodeghem, à la mémoire de son second
époux, Philippe Ier de Savoie, la belle église de Brou, en
Bresse, qui étale, là-bas, les formes souvent tourmentées et
les détails délicats de l’architecture ogivale, si répandue
en Flandre pendant les XVe et XVIe siècles.
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Quel fût, en somme, l’architecte de la partie Renaissance du
palais, si intéressante pour l’histoire de l’architecture en Bel-
gique. Si nous en croyons M. Van Keymeulen (1), « l’archi-
« tecte malinois Rombout Keldermans,..................montra
« la souplesse de son talent en s’inspirant des principes de
« l’art nouveau qui florissait depuis un siècle en Italie. Il est
« probable qu’il subit l’influence des artistes qui vivaient à la
« cour de Marguerite d’Autriche, entre autres du sculpteur
« Bressan Guyot de Beauregard,à qui la Belgique doit la che-
« minée du Franc de Bruges et le monument de l’archiduc
« François à Saint-Jacques-sur-Coudenberg. »
Voici, par contre, d’après une note qu’a bien voulu nous
communiquer notre confrère M. Biorame et qui émane de
M. Kempeneer, le savant érudit qui a fait du palais de Mar-
guerite d’Autriche une étude historique approfondie, le rôle
négatif, et pour cause! du fameux Guyot de Beauregard.
« M. Steurs aurait trouvé, écrit M. Kempeneer, que le Ca-
« pitaine des archers de Marguerite, indiqué dans les comptes
« de la ville comme ayant reçu des cadeaux en 1514-1515 et
« en 1519-1520 se nommait Beauregaerd ou Beau Regard
« (Steurs, p. 57). Trompé par une certaine similitude des
« noms, M. Steurs en avait inféré que ce Beauregaerd ou Beau
« Regard pourrait bien être le sculpteur Guyot de Beaugrant,
« l’auteur des sculptures de la tombe de l’archiduc François,
« frère de Marguerite, à l’abbaye de Coudenberg, et le sculp-
« teur des bas-reliefs en marbre et des statues de la cheminée
« du Franc de Bruges. Or, cette hypothèse est insoutenable
« pour une masse de motifs que j’ai développés précédemment.
« Il suffit de citer deux de ces motifs qui sont péremptoires.
« Le premier, c’est que Guyot de Beaugrant n’est pas connu
« en Belgique avant 1525 (Biographie nationale, article De
« Busscher) ; Albert Durer, dans son Journal de Voyage (1520-
« 1521), ne cite pas même son nom, alors qu’il s’étend assez
« longuement sur le sculpteur suisse Conrad Meyt, que
« M. Steurs associe au prétendu Beauregard pour l’inspiration
« des plans du palais de Malines. Si Guyot de Beaugrant était
« inconnu avant 1525, pourquoi lui faire gratuitement l’hon-
« neur des plans du palais conçus au plus tard en 1517 ?
« Le second motif est encore plus probant. Lorsque Guyot
« Beaugrant travailla, en 1529 et 1530, à la cheminée de
« Bruges, ce fut comme simple sculpteur, sous la direction
« du peintre Lancelot Blondeel, qui avait fait le plan de la
« cheminée. (Weile, Bruges, p. 57.) Peut-on supposer un
« instant qu’un homme qui aurait, douze ans auparavant,
« introduit le nouveau style en Belgique et aurait été jugé
« digne d’en faire l’application au palais de l’archiduchesse,
« pour ne pas dire la souveraine, ait été cru ou se soit cru
« incapable de faire, dans le même style, le plan d’une che-
« minée pour la salle de réunion des députés ruraux du Franc
« de Bruges? Il est donc impossible d’attribuer à Guyot de
« Beaugrant et moins encore à l’imaginaire sculpteur Beaure-
« gard une part quelconque dans la confection des plans de la
« partie Renaissance du palais. Cette révolution dans l’his-
« toire de l’architecture en Belgique doit être, jusqu’ici, attri-
« buée au seul architecte dont les sources originales indiquent
« le nom, au Malinois Rombout Keldermans, si célèbre d’ail-
« leurs comme architecte ogival. Il est certes possible que
« Keldermans ait consulté les artistes qui habitaient Malines
« et qui, comme peintres, sculpteurs, etc., avaient subi l’in-
« fluence de la rénovation de l’art classique. Mais, même à cet
« égard, aucun nom particulier ne saurait être cité avec quel-
« que certitude et, dans tous les cas, ce ne saurait être celui
« de G. de Beaugrant, qui était inconnu en 1517, ni celui de
« G. de Beauregard, qui n’a jamais existé. »
Nous nous garderons bien de décider entre ces deux opi-
(1) Revue Artistique, n° 4, 3e année, 17 juillet 1880, p. 56.
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nions si contradictoires; celle de M. Steurs, reprise par
M. Van Keymeulen, et celle si clairement exposée par M. Kem-
peneer.
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Nous avouons d’ailleurs sincèrement que notre conviction
n’est pas faite au sujet du véritable auteur des formes Renais-
sance du palais de Marguerite d’Autriche.
En effet, si le texte des archives indique Rombout Kelder-
mans comme le seul architecte ayant fourni des plans et dirigé
l’exécution des travaux du palais de Marguerite pendant les
années 1517-1520, comment expliquer que cet artiste ait la
même année, en 1517, érigé en style ogival le plus pur l’esca-
lier placé à côté de l’entrée rue Voocht et en style de la Renais-
sance toute cette aile de la rue de l’Empereur. Rien ici, ni dans
les formes ni dans les détails, ne trahit le souvenir du vieux
style qui avait fait la gloire de Keldermans? Pourquoi ces deux
constructions faites en même temps ne sont-elles pas de ce
même style que la gouvernante des Pays-Bas voulait appliquer
pour l’achèvement de son palais et qui est comme un souvenir
que cette femme de cœur voulait avoir autour d’elle de cette
Bresse qui lui rappelaient tant de joies et aussi tant de dou-
leurs.
Pourquoi, enfin, l’artiste malinois fit-il, en 1526, un retour
sur le passé en construisant en style ogival cette gracieuse
galerie longeant les bâtiments placés à front de la rue Voocht?
Aussi sommes-nous portés à croire, dut notre amour-propre
national en souffrir et tant que des textes précis ne nous auront
pas été mis sous les yeux, que si le célèbre Rombout Kelder-
mans fut l’architecte de l’aile du palais rue de l’Empereur, il
dut très probablement, pour l’exécution de ces formes nou-
velles, recevoir l’aide, les conseils ou tout au moins subir
l’influence de quelque artiste français ou italien.
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Tel était donc le palais de Marguerite d’Autriche, lorsque
celle-ci mourut en 1530. C’est de cette époque que date la
décadence de la ville de Malines, que Marguerite avait laissée
riche et prospère, peuplée de familles opulentes et de corpora-
tions nombreuses et puissantes.
Marie de Hongrie, qui succéda à sa tante dans le gouverne-
ment des provinces belges, céda en 1547 le palais à la ville, à
charge, pour celle-ci, d’y établi!' le Grand Conseil. Mais avant
que ce projet fût mis à exécution, en 1559, le cardinal Perre-
not de Granvelle, qui fut bientôt la terreur des habitants, vint
habiter l’ancienne résidence de Marguerite, en qualité d’ar-
chevêque de Malines.
Plus tard, en 1609, le palais fut de nouveau racheté aux
héritiers du cardinal; en 1612 furent construites la salle du
Grand Conseil adossée à la grande salle de Marguerite,
ainsi que quelques dépendances, et en 1615 le Grand Conseil
prit définitivement possession des locaux que lui avaient assi-
gnés les archiducs Albert et Isabelle.
A partir de cette époque, l’ancien palais de Marguerite
d’Autriche fut l’objet, pendant plus de deux siècles, de modifi-
cations, de mutilations nombreuses, dont la plus désastreuse,
(il est regrettable de devoir le constater) fut opérée de nos jours,
en 1842 et 1843, par l’architecte Berckmans.
Écoutons ce que dit M. Van Keymeulen au sujet des actes de
vandalisme de notre ancien confrère :
« Il démolit en partie les bâtiments qui donnaient sur la
« grande cour, à droite de l’entrée principale, et dont l’achè-
« vement remonte à 1620; puis, comme on lui demandait de
« faire une salle de délibérations, derrière la salle d’audience,
« et de plain-pied avec celle-ci, il changea contre toutes les
« lois logiques de la structure, la hauteur du plancher du
« bâtiment auquel le grand pignon sert de façade. En même
« temps on gratta les ornements et les moulures qui avaient
« échappé jusque-là, on enleva les boiseries sculptées qui
« couvraient les murailles, lesquelles furent plâtrées et blan-
« chies bien proprement à la chaux, on vendit et on brisa les
« tables, les bancs, les bahuts de vieux chêne, que l’on taxa
« d’incommodes et que l’on remplaça par des meubles en bois
« blanc, peints à l’huile et recouverts de drap vert. »
C’est ainsi mutilé et à demi ruiné, que l’ancien palais de
Marguerite d’Autriche et de Granvelle, fut confié à notre sym-
pathique confrère M. L. Blomme, à qui le conseil provincial
d’Anvers confia, en 1876, la mission de restaurer et d’appro-
prier les constructions existantes, pour y installer les locaux
du tribunal de première instance de la ville de Malines.
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Le palais de justice de Malines, si intelligemment restauré
par M. L. Blomme, comprend une grande cour de forme irré-
gulière, bordée de bâtiments sur trois côtés, le quatrième étant
occupé par une galerie qui sert d’entrée principale vers la rue
de l’Empereur. Cette galerie est remarquable, car elle montre
la lutte de deux arts si puissants et si différents dans leurs
productions, l’art ogival représenté par la forme générale des
piliers et les deux arcades en ogive qui portent la marque des
Keldermans, et la Renaissance qui se fait jour dans la forme
surbaissée de deux autres arcades, dans l’exécution de cer-
tains profils et surtout dans les charmants culs-de-lampe qui
semblent fraîchement taillés par quelque artiste français.
Ainsi que nous le disions plus haut, l’influence française est
dominante, exclusive même dans la composition générale et les
détails de la façade située rue de l’Empereur. Nous y trouvons
les caractères de la première Renaissance; dans la porte
d’entrée avec ses colonnes fluettes surmontées d’un attique lourd
et sans caractère, couronné par une niche vraiment remarquable |