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184». — M.° «. ANVERS, Jeudi 6 Janvier. Septième Année.
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G Janvier.
»E lit POLITIQUE INTÉRIEURE.
Un parti a vaincu l’opinion en 1841 : il a renversé une admi-
nistration à peine assise, mais déjà riche de la confiance du
Jiays, une administration à qui il ne manquait autre chose que
e temps, la stabilité, la sécurité en l’avenir pour continuer,
pour entamer plutôt les affaires nationales. Mais elle a cédé à
l’orage; elle a préféré la résiliation du pouvoir à la prolongation
d'une lutté qui tournait en définitive au détriment de tous.
Les vainqueurs n’outpas osé ou n’ont pas pu se substituer à la
place des ministres démissionnaires. Alors qu'est-il arrivé?
la crise a eu l’issue la plus favorable possible, quoiqu’irrégu-
ïière, Si, en effet, la dissolution des Chambres n’est pas venue
afin d’en appeler au pays sur le conflit, des hommes se sont pré-
sentés, sans engagement formel envers un parti ou un autre ;
ils se sont posé comme les termes d’une transaction, comme
l’expression d’une1 transition conciliatoire et semblaient devoir
calmer par leur entrée aux affaires, par leur programme impli-
cite, le malaise qui affligeait le corps politique.
■f^Le ministère ne partage pas les sentiments anti-libéraux de
certains catholiques; il n’épouse pas la querelle usée du libé-
ralisme dés anciens jours. Quelle est donc sa mission? c’est
d’apaiser les irritations, de rapprocher les partis qui se heur-
tent parce qu’ils ne s’entendent pas, de placer la politique sur
son véritable terrain, c’est-à-dire de lui imprimer une tendance
vers l’unité, partant vers la force; d’occuper les hommes pu-
blics et la nation des véritables questions générales pour le
pays. Ces questions, sont scs intérêts, ceux du commerce, ceux
de l'industrie, ceux de l’instruction positive et morale des mas-
ses ; ces questions sont les rapports de la Belgique avec les au-
tres nations à créer ou à régénérer, la législation civile etcom-
merciale à reformer et perfectionner; c’est l'ordre à établir dans
les finances de l’Etat;, impôts de mieux eu mieux répartis dans
les dépenses, économie chaque année plus grande et mieux
entendue. Voilà une assez faible idée de ce que le ministère,
nous ne disons pas est capable , mais de ce qu’il doit faire sous
peine d’avoir à rendre compte de sa mission et de la manière
dont il la comprend. Son origine est une immense respon-
sabilité assumée sur sa tête; elle l'oblige à beaucoup. Dans
ce cas l'insuffisance serait un tort, l'incapacité un crime.
Le ministère peut avoir une victorieuse réponse et toujours
présente à faire à l’opposition qui le tracasse : c’est de faire
tout simplement les affaires du pays. Il l’a annoncé, il l a promis
Ear la bouche du Roi. Le discours de la Couronne trace une
elle série de travaux ; le terrain est déblayé puisque le budget
est voté et que les questions de politique personnelle sont vi-
dées. La représentation nationale ne fera certainement pas
défaut ; la Chambre et le Sénat ont prouvé qu’ils étaient ani-
més des meilleures intentions.
A l’œuvre donc et puisse le bien qui s’accomplira, réduire
l’opposition au silence!
LETTRES FARISIEYYES.
CENT VINGT-NEUVIÈME.
(CORRESPONDANCE PRIVÉE DU PRÉCURSEUR.)
PARIS, 4 janvier 1842.
Les compliments du jour de l'an. —- Les jeunes générations et les
vieux usages. — Les harangues des Tuileries. — L’éloquence
des effrayés — Travaux préparatoires de la Chambre. — Im-
portante détermination des députés Dufaure et Passy. — Po-
sition critique du ministère.
Dans cette société française où le changement se fait plus en-
core par la mobilité des goûts et l'instabilité du caractère que
par le progrès naturel des temps, on est étonné de voir se per-
pétuer des usages qui n’ont absolument pour eux qu’une longue
succession et la force des habitudes. Les compliments du nou-
vel an sont de ce nombre. Depuis 1830, on a dit, chaque année,
qu’il fallait abolir les obligations surannées de cette époque, et
que le peuple le plus libre de l’Europe n’était pas fait pour en
être le plus complimenteur.
L’usagea prévalu, néanmoins, et s’il faut toutdire il est envoie
de réaction.On y revient par cette pente naturelle que je vous ai
signalée en plus d'une occasion, et qui ramène la France nou-
velle à un certain esprit de conservation. Ou a tant changé, tant
détruit, tant remplacé, dans ce pays, depuis 30 ans, que l’on
commence à sentir le besoin du repos. Tant que la première
génération révolutionnaire a conservé la vigueur de 1 âge et la
direction du mouvement social, l’agitation s’est perpétuée. Mais
aujourd'hui, les hommes qui ont vu la constituante, la conven-
tion, le directoire et le consulat, entre "20 et 30 ans, sont des
septuagénaires qui pensent à leur fin prochaine, et que le bruit
et l’agitation importunent. Quant aux générations plus jeunes,
on peut attendre d’elles plus de paroles que d’actions, et plus
d’envie de jouir que d’ambition de créer. Aussi u opposent-elles
qu’une résistance insignifiante au retour ou au maintien detout
ce que ses prédécesseurs voulaient arracher au passe. Principes
politiques, principes religieux, esprit de famille, esprit de so-
ciété, mœurs privées et publiques, tout tend a reprendre, non
pas l’allure antique, celle qui précéda 89 , mais une certaine
modération , un certain caractère de moralité et de vénétalion
qui permettra peut-être de consolider un ordre de choses ré-
gulier, d’ici à quelques années Ce que je vous dis ici est relatif
au mouvement intime de la société Française. L’ardeur de l'in-
trigue politique et le mouvement qu elle crée pourrait taire
prendre le change : mais ce mouvement n’existe qu’à la surface.
Le fond est tranquille et ne se remuera pas de long-temps.
Cependant, il dépend beaucoup des pouvoirs de l étal d’aider
au calme des esprits. Par malheur, le caractère particulier du
gouvernement est d’être irritant. On ne peut lui reprocher as-
surément ni tyrannie, ni violence gratuite, niais tout en respec-
tant la liberté il s’en plaint, il la maudit, et par là il excite la
défiance; car, en lui voyant si peu de longanimité, on est natu-
rellement porté à craindre ses entreprises contre un état de
choses qu’il ne supporte qu’à grande peine. Telle est la réflexion
que tout le monde a faite en lisant les harangues débitées aux
Tuileries à l’occasion du jour de l’an. On a trouvé généralement
peu de dignité et peu de courage dans ces éternelles lamenta-
tion sur l'audace des factions et sur les périls de la société.
Le roi a suivi les harangueurs sur ce terrain. A la vérité, son
bon sens ordinaire lui a inspiré des paroles rassurantes à pro-
pos des mesures extra-légales dont le bruit a couru ; mais,
puisque le gouvernement est décidé à se contenter des lois ré-
pressives qui existent, il eût mieux valu garder un silence grave
et solennel sur des désordres et des tentatives dont on a, jus-
qu’ici, augmenté le danger par les craintes et les doléances pu-
bliques dont elles ont été l’objet de la part des grands pouvoirs.
La Chambre des Députés poursuit ses travaux prépatoires
sans être au complet. Malgré le programme connu et très im-
portant de la session, les honorables, surtout ceux de la gauche,
ne se pressent pas de quitter la province. 11 est vrai qu’ils y ont
fort à faire pour catéchiser leurs électeurs et assurer leur ré-
élection, en vue de la dissolution qui aura certainement lieu
dans le courant de l’année. En attendant, le petit nombre des
députés réunis commencent à dessiner la situation par certains
actes privés ou publics. On attachait, comme d’habitude, une
grande importance aux choix des membres delà commission
de l’adresse. La réunion Barrot et la réunion Ganneron ont
également échoué jlans la présentation de leurs candidats.
La même majorité qui a donné 246 voix à M. Dufaure pour la
vice-présidence, ne lui en a pas donné une seule pour la rédac-
tion de l'adresse. En revanche elle a nommé, sur9 commissaires,
6 financiers qui, certainement, ne mettront pas le statu quo en
péril par les paroles qu’ils proposeront à la Chambre.
Un point très important est éclairci. Je vous ai dit que la
question des réformes sera la véritable question ministérielle
de cette session. On était curieux de savoir quel parti pren-
draient sur ce point MM. Dufaure et Passy. L’appui souvent
désavoué, mais toujours efficace, qu’ils ont prêté au ministère
dans le cours de la session précédente, ferait craindre qu’ilsice
voulussent pas adhérer au programme de réformes proposé par
l’opposition. Bien qu'ils se soient toujours prononcés pour ces
réformes, comme le ministère avait fait mine aussi de les
adopter, on ne savait pas si l’avis des deux députés était subor-
donné à celui du cabinet, ou s’il resterait indépendant des pa-
linodies ou des tergiversations ministérielles.
Le doute, aujourd’hui, est entièrement dissipé. MM. Dufaure
et Passy déploient le drapeau de la réforme hautement et har-
diment. Si le ministère veut conserver le concours de la por-
tion du centre-gauche représentée par ces deux députés, il faut
désormais qu’il marche avec eux, car il ne peut pas espérer
de les faire marcher avec lui. Le ministère ira-t-il jusqu’à ad-
hérer à la proposition de M. Ducos, ou de tout autre, c’est-à-
dire, à reprendre le plan de libéralisme contraint et forcé que
M. Guizot a un instant adopté , puis répudié définitivement?
Ge serait de bonne guerre, sans doute, mais il n’y a dans le
cabinet du 29 octobre, ni hauteur de vues, ni courage d’action,
ni esprit d’à-propos, ni surtout amour sincère du progrès. C’est
un cabinet de statu-quo, et même de réaction. 11 ne faut atten-
dre de lui que résistance aveugle et obstinée, tant que M. Gui-
zot y aura voix prépondérante.
La détermination ferme et irrévocable de MM. Dufaure et
Passy est à peine connue dans le public , bien qu'ils aient dit
quelques mots qui semblent l’annoncer dans la discussion des
bureaux Elle va nécessiter un changement de front dans les
autres fractions libérales de la Chambre. M. de Lamartine et
M. Molé pourraient bien y perdre quelques-unes de leurs es-
pérances. Cela dépendra du parti que va prendre la fraction
Thiers-Barrot. Nous allons voir ce qui viendra de ce côté.
. ANGLETERRE.
Londres. 3 janvier.— Les dames de Manchester.au nombre de 50.000,
viennent designer une pétition en faveurdu rappel des lois des céréales.
Un quart à peu près des ouvriers qui sont employés à Leeds lorsque
la silualiop des affaires est favorable, se trouvent maintenant sans ou-
vrage.
— Les ministres ont l’intention de proposer, à l'ouverture du Parle-
ment, une mesure ayant pour objet de porter le droit postal üxéde un
pence (10 centimes)à trois pences (30 centimes). (/.imerick-Chronicle.)
— City-article du Globe, midi : L’adresse du régent d’Espagne à l’ou-
verture des Cortès est de natnreàconsolider la confiance publiquedans
le crédit de ce pays.l! y est dit: u Lesfonds nécessaires sont prêts pour
le paiement des intérétsdes dettes étrangère et intérieure. Si les reve-
nus ordinaires ne suffisaient pas pour courir les dépenses nationales, le
gouvernement vous proposera les moyens d’y faire face. -' La vente des
biens nationaux,si on y menait de la probité,pourrait rétablirengrande
partie le crédit perdu de l’Espagne.
Les lettres reçues ce matin des districts manufacturiers, n’annoncent
aucun nouveau désastre, et en général elles semblent plus favorables
qu’il y a quelques mois.
FRANCE.
Paris, 4 janvier. — Nous apprenons que trois individus qui avaient
été arrêtés ces jours derniers par suite des révélations de Colombier et
Just-Brazier, ont été rendus ce matin à la liberté, la commission d’en-
quête n’ayant pas trouvé des preuves suffisantes pour les retenir en
prison.
— II y avait hier un grand concert au Pavillon Marsan; la reine était
absente. On la dit fort affectée en ce moment du souvenir de la perte
de la princesse Marie.
La reine et la princesse Clémentine doivent se rendre à Dreux samedi
prochain pour visiter le tombeau de l’infortunée duchesse de Wurtem-
berg.
— On prétend que M. Casimir Perier, chargé d'affaires de France à
St- Pélersbourg. a reçu l’ordre de Paris d’ètre malade le jour de la fête
de l’empereur et d’être radicalement guéri le lendemain, afin qu’oü ne
se méprenne pas sur la cause de sa maladie. L’indisposition qui a moti-
vé le U' janvier l’absence de M. Kisseleff est sans doute de la même na-
ture, car elle ne l'a pas empêché de sortir dès le lendemain.
FEUILLETON.
VOYAGE AUX ANTILLES
IRANÇAISES, ANGLAISES, DANOISES, ESPAGNOLES, A SAINT-
DOMINGUE, ET AUX ETATS-UNIS D’AMERIQUE. (1).
XII. — LA MARTINIQUE.
M. Duparquet, gouverneur particulier et sénéchal de la Martinique,
acheta le territoire entier de cette ile, avec Sainte-Lucie, la Grenade, et
les Grenadins, en 1051, pour soixante mille livres, une fois payées, à la
compagnie des îles d'Amérique. Deux ans auparavant, en 1649, M. le
marquis de Boisseret avait acheté la Guadeloupe, Marie-Galante, la Dé-
sirade et les Saintes, pour la même somme, augmentée d’une rente an-
nuelle de six centslivres de sucre. En 1840. les deux îles de la Martini-
que et de la Guadeloupe seules ont vendu à Ja France pour plus de 40
millions de francs de produits, et lui en ont acheté pour une pareille
somme. Voilà quelle valeur acquièrent les colonies américaines, même
avec le régime si coûteux des ouvriers africains, et malgré une suite
sans fin de révolutions et de guerres.
La Martinique a été le chef-lieu du gouvernement des petites Antilles
françaises, depuis que M. d’Enambuc, gouverneur de Saint-Christophe,
y établit les premiers colons, en 1035, jusqu’en 1775, époque où la Gua-
deloupe reçut une administration particulière, etmêmeaujourd’hui, la
Martinique est le siège des forces navales de la France dans l’Océan at-
lantique. La magnifique baie du Fort-Royal, protégée par le fort Saint-
Louis et autrefois par le Fort-Bourbon, pourrait contenirtoutesles flot-
tes du monde, et des frais de défense peu considérables la mettraient à
l’abri des attaques d’une escadre. Ce Forl-Bourbon, gardé par cinq ou
six cents colons Français,supporta, en 1794, trente-deux jours de siège
et de bombardement, contre quinze mille hommes de troupes de débar-
quement, quatre vingt-dix pièces de canon mises à terre, et une esca-
dre anglaise par dessus le marché. Il supporta un nouveau bombarde-
ment, plus terrible encore, et un nouveau siège de vingt-sept jours,
contre quinze mille Anglais, en 1809; et comme l’Angleterre, qui est une
nation prévoyante, n’a pas voulu recommencer, elle a pris la précau-
tion de miner en grande partie le Fort-Bourbon, en 1815, avant de ren-
dre la Martinique a la France, par suite du traité de Paris. Du reste, c’est
un préjugé de s’imaginer que l’Angleterre pourrait nous enlever nos
colonies, si la France voulait les défendre. I.es colonies se sont toujours
livrées elles-mômes.soit pour résister aux révolutionnaires de la métro-
péle, soit pour comprimer les révoltes des nègres, soulevés par la Con-
vention; mais avec la haine inexprimable qui règne aujourd’hui dans
nos colonies pour le gouvernement anglais, etavec l’union qui rappro-
H) Suite, voir le Préourtour d’hier.
che les habitants, on peut affirmer qu’aucune puissance européenne ne
serait en état de les occuper militairement, malgré elles.
Pendant le blocus (pie les Anglais firent de la Martinique et de la
Guadeloupe en 1809, et malgré les quarante bâtiments de guerre qui
enveloppaient ces deux belles colonies, les caboteurs ne cessèrent d’al-
ler incessamment de l’une à l'autre à travers les croiseurs. L’embargo
que le gouvernement des Etats-Unis, en froideuravec l'Angleterre, mit
sur les navires de tous ses ports de commerce, empêcha le ravitaille-
ment de nos Antilles; et ce fut la faim et non la guerre qui les livra aux
Anglais. Du reste, aucun obstacle au monde ne pourrait empêcher des
vaisseaux français de toucher à la Guadeloupe etia Martinique, et même
d'en sortir. La Martinique n’a pas oublié que Lamothe-Piquet, montant
le vaisseau V Annibat, etsuivide trois autres, sortit de la rade de Fort-
Royal, malgré uneescadreanglai.se, pour aller au-devant d’un convoi
qui venait de France, y fit entrer le convoi et y rentra lui-même. Il n’y
a pas au Fort-Royal un enfant qui ne sache l’histoire de la frégate V A m-
phitrite, entrée dans le bassin du Carénage en 1809, malgré vingt-cinq
bâtiments anglais, qui en bloquaient l’entrée. Le capitaine de vaisseau
Trobnant, qui la commandait, arriva à l’entrée de la baie par une nuit
très obscure, avec une de ces fortes brises de l’Avent, que l’on connaît
aux colonies. Il tomba, sans le savoir, au milieu de l’escadre anglaise, et
courut des bordées toute la nuit, pour tâcher d’entrer, en se tenant tou-
jours assez éloigné des Anglais, afin de n’ètre pas reconnu. Au point du
jour, VAmphürite était un peu hors de la lignedes Anglais; elle courut
encore une bordée, pour se trouver assez près des canons du Fort-
Bourbon et du Fort-Saint-Louis. A ce moment si ardemment désiré et
presque inattendu, le commandant Trobriant hissa son pavillon trico-
lore, et l’assura d'un coup de canon. Les Anglais ébahis démasquèrent
l’effroyable batterie de leur ligne, et commencèrent contre l’Amphitrite
un feu terrible, auquel la frégate, louvoyant toujours, répondit brave-
ment et coquettement, protégée par la pluie de 1er qui tombait du Fort-
Bourbon sur l’escadre anglaise. Elle entra donc, malgré l'escadre; et
ainsi entrerait tout navire français qui voudrait ne tenir aucun compte
d’un blocus anglais, à supposer (pie l’Angleterre, qui n’a plus que faire
de ses colonies, pût avoir la moindre envie de prendre les nôtres.
Je partis de la Guadeloupe pour la Martinique le 10 février 1811. La
goélette de la marine royale la Baucis, commandée par M. Mesnard,
lieutenant de vaisseau, un jeune officier fort distingué, vint me prendre
à la Pointe-à-Pitre, et nous mîmes à la voile à cinq heures du matin.
J’ai déjà raconlé, au commencement de ce livre, ce charmant appareil-
lage, fait au son fantastique d’une flûte, dans les ténèbres, au milieu du
gazouillement des cocotiers des Dettes, et du murmure éternel des bri-
sons du Mazarin. Je fis tous les efforts imaginables pour lei ir bon contre
le mal de mer, au moins pendant la matinée, afin de voir les terres de la
Dominique, sous le vent desquelles nous allons passer, à une portée de
canon; mais il n’y a pas de volonté, pas de courage, pas d’héroïsme ca-
pables de résister aux cabriolades que fait exécuter, surtout aux petits
navires, la lame perpétuelle du canal des Saintes, soulevée sans relâche
par les vents alisés. Je fusdonc obligé de dire adieu au romantisme de
mon voyage; et j’allai me coucher avecd’alroces douleurs, consoié par
la seule idée de dormir cinquante heures, et d’aller me réveiller et diner
le lendemain au Fort-Royal.
La Martinique n’est qu’à vingt-cinq lieues de la Guadeloupe; mais le
Fort-Royal est à quarante lieues de la Pointe-à-Pitre. Un bâteau à va-
peur pourrait aller d’une île à l'autre en huit heures; mais les navires à
voiles mettent un jour et demi, quelquefois deux. La Dominique se
trouve à peu près à moitié chemin des deux Iles, et si bien sur la ligne
droite.qu’elle les cache à peu près l’uneà l’autre. Cependant,dé la pointe
sud-est de la Guadeloupe, et, par exemple, du Vieux-Fort, on aperçoit
la Martinique dans le lointain, s’avançant un peu à droite de la Domi-
nique. Cette apparition des terres élevées est, en mer. de l’aspect le plus
magnifique, surtout lorsque les grandesdistances estompent leurs con-
tours, et donnentaux montagnes l’aspect de pâles fantômes dressésdans
les nuages.
Je n’ai donc pas vu la Dominique, en allant. Pendant la nuit, néan-
moins, les calmes habituels de ses attérissages sous le .vent ayant arrêté
la Baucis, je me levai un peu pour voir l’effet des feux1 du Roseau, petite
capitale de Pile. Je me rappelai alors les feux, bien plus beaux encore,
de Dyleet de Douvres, quelques momentsavant l’heure terrible où l'ou-
ragan de la Manche saisit le Phénix, à son avant-dernier voyage de
Londres au Havre; et cet te idée seule ayant redoublé mon mal de mer,
je quittai le pont et regagnai mon lit. Mais lorsque, trois semaines plus
tard, je revins à la Guadeloupe, je pus contempler la Doiïiinîqüé fioul à
mon aise, parce que nous la doublâmes en plein jour.
La Dominique est une petite lie montagneuse, un peu plus considé-
rable que Marie-Galante. Christophe Colomb découvrit tout ce groupe
de la Désirade, de la Guadeloupe.de Marie-Galante, des Saintes, delà
Dominique, delà Martinique, de Sainte-Lucie, au mois de novembre
1493. I! ne s’y arrêta presque pas. Ces îles étaient alors habitées par les
Caraïbes,qui en avaient chassé autrefois lesGalibis. Ce n’est qu’en 1035
que les deux plus grandes furent peuplées par les Européens. L’île de
Saint-Christophe, qui appartenait aux Français, fournit les coloris de
l’une et de l’autre. M. d’Ènarnbue, gouverneur de Saint-ChristopHè. en
conduisit lui-même cinq cents à la Martinique ; et son lieutelant-géné-
ral, M. del’Olive,accompagné d’un gentilhomme français, M.du Plessis,
en conduisirent cinq cent cinquante à la Guadeloupe."Plusieurs années
se passèrent à batailler contre les Caraïbes; ces tribus nè purent jamais,
pas plus que celles de l’Amérique ‘continentale, se fondre avec la race
européenne. Elles se retirèrent de morne en morne, et d’Ile en île;!aüo-
minique et Saint-Vincen! leur servirent ensuite de lieu d'exil ; et main-
tenant . c’est à peine si l'on trouve d’un bouta l'autre de l’archipel des
Antilles quelques traces, aux trois quarts effacées, de èe peuple caraïbe
qui les possédait autrefois. Chose digne de méditation I ce qui en reste
n’a fait, depuis cinq cents ans: ni un pas en avant, ni un pas en arrière.
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