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1878
N° 2.
4e Année.
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D’ARCHITECTURE
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Bruxelles, Février 1878.
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SOMMAIRE: Causerie d’Architecture : Dialogue de Morts. E. A. — Le
Nouveau Palais de Justice de Bruxelles. — Jurisprudence.
Honoraires de l’architecte. Ch. D. G.
CAUSERIE D’ARCHITECTURE
DIALOGUE DE MORTS.
“ Enfin, dit Vitruve, la science de l’architecture
“ en renferme plusieurs autres presque toutes contri-
“ huent à l’embellir, de sorte qu’on peut dire qu’elle
“ est le juge de toutes les productions des autres arts.
“ On l’acquiert par la pratique et la théorie. La pra-
“ tique est une longue habitude de donner aux diffé-
“ rents matériaux qu’on emploie la forme qu’ils
“ doivent avoir d’après les dessins qu’on a faits; la théo-
“ rie démontre et explique pour quelles raisons on
“ doit donner, aux choses bien construites, telle ou telle
“ proportion.
“ Malgré un travail assidu et les plus grands
“ efforts, les architectes qui négligent la théorie de leur
“ art et se livrent à la seule pratique n’acquièrent au-
“ cune réputation. Ceux, au contraire, qui abandonnent
“ la pratique et ne recherchent que la théorie attei-
“ gnent l’ombre de la science et jamais la réalité.Ceux-
“ là seuls qui joignent la pratique à la théorie réussis-
“ sent dans leurs entreprises.
“ Dans toutes les sciences, et principalement en ar-
“ chitecture, on distingue soigneusement la chose re-
“ présentée de celle qui la représente ; par celle qui
“ représente, on entend la définition qu’on en fait,
“ développée dans un raisonnement appuyé sur les
“ sciences. L’architecte doit donc s’exercer dans l’une
“ et l’autre manière. Il faut qu’il joigne l’intelligence
“ au travail, car l’esprit sans l’application et l’appli-
“ cation sans l’intelligence, n’ont jamais rendu aucun
“ artiste parfait.
“ Il doit donc savoir écrire et dessiner, posséder
“ la géométrie et ne pas ignorer les règles de l’optique;
“ être versé dans l’arithmétique et bien connaître
“ l’histoire ; s’être appliqué à la philosophie, savoir la
“ musique et posséder quelques teintures de la mé-
“ decine et de la jurisprudence, de l’astronomie qui
“ nous apprend à connaître le mouvement des cieux et
“ quelles en sont les causes.
“ Voilà, dit-il, comment je pensais au temps du
“ divin Auguste, et c’est ainsi que je pense encore
“ aujourd’hui.
J’écoutais encore le noble vieillard quand Mathieu
Leyens se leva et prit à son tour la parole.
“ Nous ne saurions trop, dit-il, et Pierre Perrat
“ sera de mon avis, applaudir au discours que nous
“ venons d entendre. Certes l’architecte doit étudier
“ toutes les sciences énumérées par Vitruve et dans les
“ écoles si magnifiquement installées aujourd’hui, les
“ professeurs devraient s’ingénier à faire comprendre
“ aux élèves combien il est indispensable à l’ar-
“ chitecte de posséder la géométrie qui lui apprend
“ à analyser les formes et lui permettra, par le
“ dessin, de les reproduire ; la philosophie qui lui
“ apprendra, concurremment avec l’histoire, à se pé-
“ nétrer de la pensée de l’art aux diverses époques et,
“ par comparaison avec les moeurs, les idées et les
“ besoins de ses contemporains, le conduira à faire
“ jaillir la pensée dominante de l’art pour son siècle.
“ Ce n’est que par les études profondes qu’il arri-
“ vera. comme le disait Vitruve, à concevoir par la
“ théorie, le dessin, et à exprimer par la pratique, les
“ formes qui conviennent aux matériaux qu’il se pro-
“ pose de mettre en œuvre et surtout à ceux qui en-
“ richissent le sol de sa patrie.
“ Mais, nous devons le reconnaître et vous pensez
“ comme moi sans doute, est-ce bien là ce que pro-
“ duit en ce moment l’étude de l’architecture. De
“ mon temps, grâce à notre système de compagnons
“ et d’apprentis, les maîtres de l’œuvre conservaient
“ précieusement les principes reconnus, démontrés par
“ l’expérience ; ils en connaissaient aussi les raisons
“ d’être et, par conséquent, n’en faisaient jamais l’ap-
“ plication que d’une façon logique et en quelque sorte
“ nécessaire.
“ Par suite des événements politiques, par suite de
“ nombreux bouleversements, l’architecture fut négli-
“ gée et les principes, ne trouvant plus d’applications
“ fréquentes, tombèrent dans l’oubli.
“ Que voyons-nous aujourd’hui ? Un grand, un
“ puissant retour vers l’étude des théories de l’archi-
“ tecture ; un grand enthousiasme pour le passé ; une
“ volonté de savoir qui, souvent, fait oublier de com-
“ prendre.
“ En effet, reprit Poilus, les études sont souvent
“ très-superficielles, les architectes d’aujourd’hui se
“ chargent la mémoire des formes employées par
“ Ictinusl’Athénien, de celles qui caractérisent l’archi-
“ tecture Egyptienne, des éléments et des moindres
“ détails de nos monuments de Rome ; ils font un
“ amas énorme de souvenirs et chez eux la mémoire
“ trop nourrie finit par absorber l’imagination et le
“ génie, l’esprit de création.
“ Pourquoi ces portiques empruntés à nos basili-
“ ques alors que ce ne sont plus les mêmes dieux ?
Leyens repit : “ Ce qui me paraît le plus regret-
“ table c’est cette transplantation de l’architecture ;
“ c’est de voir les fieurs de votre climat, ô Vitruve,
“ transportées sous notre ciel brumeux et froid. Ce
“ qui me paraît le plus illogique, ce sont ces portiques
“ profonds, ces frontons, calqués sur ceux de vos tem-
“ ples, pour des climats de neige et de pluie. Pour-
“ quoi ces architectes ne portent-ils pas la toge et la
“ tunique?
“ En effet, dit Vitruve, c’est une erreur que d’ap-
“ pliquer, sans raisonnements, l’architecture romaine
“ aux monuments que l’on érige dans ce que nous ap-
“ pelions la Germanie et la Gaule, absolument comme
“ il eût été absurde à nous, Romains, d’en arriver par
“ la succession de siècles à appliquer aux édifices
“ nouveaux votre architecture ogivale.
“ A notre climat, à notre ciel pur, à notre atmos-
“ phère chaude et vierge de vapeurs, il faut les gran-
“ des lignes, la largeur des proportions; à la nature
“ vigoureuse du sol méridional, à la puissance de ce
“ sol, convient la grandeur d’échelle dans les édifices ;
“ mais sous votre ciel, cette architecture doit être
“ transformée ; votre atmosphère modifie les lois
“ d’optique de la nôtre ; la vigueur, la pureté de no-
“ tre ciel conserve la puissance des effets, le modelé
“ de notre architecture ne saurait vous convenir.
“ Et, si l’on tient compte des traditions, pourquoi
“ en rester à un art qui vous est venu, à l’origine, par
“ la conquête et que votre esprit national à vous, Ger-
“ mains et Gaulois, a modifié dès la chute de Rome.
“ Pourquoi ne pas continuer, sans cependant né-
“ gliger l’étude de l’art antique, l’étude des monuments
“ d’époques plus récentes, de la vôtre, Leyens et
“ Perrat ? Pourquoi ne pas appliquer les précieuses
“ découvertes et les développements intellectuels d’au-
“ jourd’hui à rechercher dans le passé les principes
“ fondamentaux de l’architecture.
“ Mais à toutes les époques marquées par un retour
“ vers le grand art, par une ferme volonté de savoir,
“ nous retrouvons cette préoccupation de la forme,
“ de l’apparence, de l’aspect superficiel des diverses
“ expressions, des differentes définitions architectoni-
“ ques.
“ Ce ne sont pas les causes que l’on recherche, on
“ s’arrête aux effets.
A ces mots Leyens reprit en ces termes : “ Ce siècle
“ est de ceux dont vous parlez, Vitruve ; les architectes
“ d’aujourd’hui, pour la plupart, sont tellement préoc-
“ cupés du passé qu’ils oublient l’avenir ; de mots ils
“ ont fait des principes, de moments ils ont fait des
“ périodes, de caprices ils ont fait des lois.
“ L’architecture n’est plus pour eux qu’un vain art
“ de décoration ; ils ne demandent rien qu’à la mé-
“ moire. C’est à peine s’il en est qui se doutent que,
“ pour appliquer à leur époque, au climat de leur pa-
“ trie, aux mœurs de leurs concitoyens, les formes de
“ l’architecture romaine ou de l’architecture gothique,
“ il faut les remanier, les transformer, n’en prendre
“ que la synthèse et en chercher les développements.
“ Et comme vous le disiez si exactement, Vitruve,
“ ils sacrifient à la théorie les puissantes leçons de la
“ pratique et n’arrivent plus qu’à l’ombre de la science
“ et de la réalité.
“ Ils n’ont plus souci de l’honneur de la profession
“ d’architecte, bien qu’ils en parlent toujours, sans
“ cesse ; beaucoup d’entr’eux ne s’occupent plus de
“ leur mission que pour se faire adjuger par toutes sor-
“ tes de manœuvres l’érection de tel ou tel édifice; un
“ grand nombre, enfin, n’ont d’architecte que le nom;
“ la science leur est tout à fait inconnue.
Vitruve reprit : « Il n’y a rien de nouveau dans
“ cette situation déplorable : j'ai entendu l’empereur
“ Auguste, voulant donner une leçon aux ignorants,
“ prononcer un discours sur l’ordonnance des édifices.
“ A cette époque, si personne n’aurait osé entrepren-
“ dre, sans apprentissage, le métier de cordonnier
“ ou celui de foulon, quantité de gens n’hésitaient
“ à se livrer à la pratique d’un art aussi difficile que
“ l’architecture.
“ Enfin, dit Perrat, pour conclure, cela est au-
“ jourd’hui comme de votre siècle, Vitruve ; cela se
“ passa ainsi peu après nous, Leyens et moi, cela est
“ aujourd’hui et cela sera probablement ainsi dans
“ l’avenir.
*
* *
Mais ce qu’il y a de plus regrettable, ajoutai-je en
fermant les bouquins, c’est de voir souvent, trop sou-
vent, des constructions importantes confiées à des
ignorants, comme ceux dont parle Vitruve, et dont la
conception appartient à quelque malheureux dessina-
teur à qui l’on achète pour quelques francs honneur et
considération.
Que de noms sont au bout de notre plume ! Que de
projets d’auteurs belges venus de l’étranger ! Que de
monuments élevés depuis peu en Belgique sont enta-
chés de fausses signatures !
E. A. |