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1874-1875
N° 2.
lre AN NÉE.
ABONNEMENT ANNUEL:
Bruxelles............ fr. 25-00
Province et Étranger. fr. 28-00
(le port en sus)
DIRECTION :
Rue Cans, 22, Ixelles.
L’ÉMULATION
PUBLICATION MENSUELLE DE LA SOCIÉTÉ CENTBALE
D’ARCHITECTURE
DE BELGIQUE
ANNONCES ET RÉCLAMES
A FORFAIT.
S’adresser rue des Palais, 166
SCHAEREEEK.
RÉDACTION:
Rue des Quatre-Bras, 5, Bruxelles.
SOMMAIRE :
TEXTE. PLANCHES.
L’architecte artiste. — Nos plnches. — L’architecture contemporaine N° S. Façade principale de l’église du Béguinage, à Bruxelles.
.... No 6. Projet de station, presenté par M. Bilmeyer, au concours triennal d’Anvers 1870
dans les habitations. — Faits divers. — Bordereaux de prix :
No 7. Hôtel-de-Ville de Bruxelles. Porte de l’escalier des Lions.
Menuiserie. N° 8. Porte du marché couvert au Quartier-Léopold. Chaussée d’Etlerbeck.
— 7 —
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Bruxelles, le 1er octobre 1874.
L’ARCHITECTE ARTISTE.
Ce titre paraîtra peut-être singulier dans sa compo-
sition cependant ce n’est pas sans raison qu’au nom
d’Architecte nous accolons celui d’Artiste : bien peu
des personnes qui s’occupent de notre art le font par
amour de cet art lui-même, fort peu ont le feu sacré,
la vocation ; les autres sont architectes comme est
peintre l’ouvrier qui couvre de couleur nos parquets
et nos châssis. C’est peut-être là encore un signe de
cette corruption qui, disent bon nombre de penseurs,
envahit tout le corps social en faisant perdre aux
esprits les notions vraies, aux mots leur significa-
tion, leur valeur.
Il y a donc l’Architecte artiste et l’Architecte...
industriel, ou commerçant, ou... tout ce que l’on
voudra. Nous croyons bien faire en laissant ce dernier
à ses préoccupations financières, à ses méditations
spéculatives : l’argent tue l’art, comme l'art dévore
l’argent, chacun connaît cette vérité.
Nous sommes convaincus que pas un de ceux qui
liront ces lignes ne se sont voués à l’Etude de l’Archi-
tecture pour être rangés parmi la seconde catégorie,
celle des faiseurs de maisons ou des spéculateurs. Non,
il n’est aucun d’eux qui n’espère placer un jour son
nom à la hauteur de celui des Palladio, des Vitruve,
des Scamozi, etc.; tous aspirent à rendre au nom
d’Architecte par leur réputation artistique, par la
grandeur, la beauté de leurs œuvres le rang qu’il
occupait jadis, le respect dont il était entouré. Ceux
qui ne pensent pas ainsi, qui n’ont pas ce but ne nous
liront même pas : trop indifférents à l’art, ils ne son-
geront pas à seconder nos efforts.
Nous ne devons pas nous faire illusion ; parmi nos
prédécesseurs et nos contemporains il en est un grand
nombre qui ont si bien quitté la voie qui les condui-
sait peut-être à la renommée resplendissante, pour le
sentier facile, à force d’être battu, qui conduit au gain,
au capital, que le public, notre juge, en est arrivé à
traiter l’architecte ou à peu près, comme on reçoit son
tailleur ou son cordonnier.
Il y a bien loin de là à nos rêves d’artistes. Une
bien grande distance sépare ce qui est de ce qui de-
vrait être ou, au moins, de ce qui pourrait exister!
Combien ce que nous sentons est différent de nos
aspirations, de ce besoin, de cette soif d’éloges, d’ad-
miration qui tourmente l’âme de celui né pour l’art !
Qu’il est à plaindre l’architecte qui, recevant avec
plaisir la visite d’un client (cela ne fait pas toujours
plaisir), est forcé d’entendre ce riche et insolent bou-
cher, ou tanneur, ou cabaretier retiré des affaires, lui
dire : « Je voudrais, Monsieur, me faire construire
“ une maison : Vous allez m’en faire les plans. J’ai
acheté un terrain à tel endroit, ayant autant de mè-
“très de façade sur telle profondeur; seulement il
“ faudra ne pas flâner ; mon maçon m’a dit que douze
ou quatorze mètres de profondeur suffisent ; le ter-
“ rassieretle puisatier sont occupés, il faut donc que
“ j’aie mes plans dans huit ou quinze jours au plus
“ tard. “
L’Architecte (artiste, s’entend) va s’écrier : “ Mais,
mon cher Monsieur, c’est à peine de quoi étudier la
distribution! Et la façade, et les coupes, et les inté-
rieurs, quand les étudierai-je? “ — Il ne faut pas que
la réponse du propriétaire soit bien développée : elle
est presque devenue un cliché : “ Il faut faire de l’é-
conomie... — on fera cela en plâtrage; — la première
façade venue... —tenez celle rue... — tel N° —
par exemple ! Oui, faites-moi quelque chose comme
cela! “
Neuf fois sur dix le malencontreux bonhomme aura
choisi quelque hideux avorton architectural élevé,
heureusement, par l’un de nos nombreux entrepre-
neurs que nous avons oublié de classer plus haut.
Et l’on exige qu’avec ce système nous, architectes
du dix-neuvième siècle, nous produisions un genre
qui nous appartienne, auquel nous puissions donner
un nom nouveau ! On demande que nous inventions
un style !
En voilà encore un de ces mots appliqués en dépit
du bon sens. Inventer un style ! on se croirait dans un
atelier de construction et l’on se demanderait “ à qui
le brevet! “
Ces bons bourgeois ne doutent absolument de rien ;
s’ils savaient de quelle façon se sont formés les styles,
s’ils connaissaient ou pouvaient apprécier les longues
et insensibles transformations par lesquelles l’archi-
tecture a dû passer pour en arriver de l’art archaïque
de Caïn qui, disent les savants, construisit une ville,
à l’art grand et noble des Egyptiens et des Grecs, à
l’art mystique, religieux des hommes du moyen-âge,
au caractère riche et élégant des monuments de la
Renaissance,peut-être n’en exigeraient-ils plus autant.
Alors ils comprendraient peut-être que nous aussi,
comme nos prédécesseurs et nos maîtres vénérés, nous
sommes sous l’influence de notre siècle, de ses mœurs
et de ses idées !
Or, quelles sont les idées de notre siècle ? D’abord
nous pouvons admettre que notre siècle en a des idées?
mais combien elles sont fausses, le plus souvent ! qu’il
est illusoire l’esprit du dix-neuvième siècle !
Il faut bien l’avouer, nous avons perdu notion de
bien des choses, depuis l’urbanité, comme l’a constaté
monsieur Guyot-Montpairoux dans une spirituelle
boutade, jusqu’aux principes sociaux et humanitaires,
qu’un instant l’on a pu croire retrouvés et régénérés.
La guerre règne dans toute sa sanglante splendeur!
La guerre, non pas entre des nations rivales, mais la
guerre fratricide, la guerre civile escortée du vol, de
l’assassinat et de l’incendie.
Les lois sont violées tous les jours par ceux-mêmes
qui les imposent aux peuples ; les sentiments les plus
nobles, la morale la plus élémentaire, tout cela s’est
émoussé dans une course insensée de ;l’intelligence
après l’aveugle fortune et la satisfaction de l’égoïsme.
Plus de croyance, plus de foi, rien ou plutôt le
matérialisme ; l'homme mettant toute son intelligence
à prouver qu’il n’est ni moins ni plus qu’un animal, et
à se rapprocher de la brute.
Tous les esprits portés vers l’industrie, le com-
merce et les sciences positives laissent les arts dans
une sorte d’oubli relatif, non pas que nous nous plai-
gnions que l’on n’achète pas assez de tableaux, que la
sculpture n est pas assez payée, que l’architecte ne
gagne pas assez d argent, mais peut-être parce que,
les artistes vendant facilement leurs œuvres, et vivant
au milieu de marchands dans le temple de l’art, ils en
arrivent, trop souvent malheureusement, à faire eux
aussi de leur art un métier, de leurs œuvres des mar-
chandises.
L’éducation artistique aussi reste, somnolente, au
niveau inférieur où elle a été placée à une époque de
tâtonnements et d’essais.
L’art est devenu aujourd’hui le monopole d’une
certaine classe d’individus favorisés; or la richesse
étant, de nos jours, la grandeur, le rang le plus envié
on ne peut plus, on ne cherche plus à s’élever par
l’art. N’ayant plus guère pour adeptes que des gens
fortunés, l’art est le monopole des amateurs : être
amateur ne suffit pas pour devenir artiste.
Être artiste! Travailler pour l’avenir! quelle noble
aspiration; mais pour le devenir, comme il faut être
bien doué et combien il faut aimer son art ! L’aimer
non pas parce qu’il plaît alors que d’autres travaux
ennuient, mais l’aimer avant et plus que toute chose
sentir quel rôle immense il remplit dans la société !
L’aimer pour lui-même et pour soi, lui vouer un culte
comme aux autres arts et, plein d’enthousiasme devant
toute chose grande et belle, comprendre qu’en archi-
tecture il y a autre chose que des briques, du mortier,
de la pierre, du bois et du fer amalgamés, réunis ou
posés l’un sur l’autre.
Il faut encore que nous nous donnions tout entiers
à notre art parce que nous nous devons à notre vieille
réputation artistique, parce que si avec les Michel-
Ange, les Raphael, les Léonard de Vinci, les David,
les Gérôme, nous pouvons mettre en parallèle nos
Rubens, nos Duquesnoi, nos Leys, il faut aussi qu’aux
Palladio, aux Bramante, aux Perrault, et aux Soufflot
nous puissions comparer nos Van Ruysbroek, nos
Leyens, nos Gérard de Saint-Trond.
Il faut, le génie artistique de la Belgique nous y
oblige, que nous puissions, aux noms qui se couvrent
de gloire chez nos voisins, opposer des noms aussi
grands et aussi dignes de l’être.
Nous savons que notre gouvernement encourage
sincèrement les artistes ; nous savons aussi que le goût
des œuvres d’art est partagé dans la classe élevée de
la société belge, que le chef de l’Etat montre beau-
coup d’intérêt pour tout ce qui touche à l’art ; à nous
donc d’employer tous nos efforts à reprendre le rang
auquel nous avons droit, afin que nous puissions
atteindre le but poursuivi : la rénovation des arts et
le relèvement du niveau artistique afin de le mettre à
la hauteur du progrès.
E. A. |