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AWEBS, ¥esï«lre<!I 4 Septemlire.
Cliiqiifèidic Année*
CURSEUR
On s’abonne : h Anvers au bureau
du PRÉCURSEUR, Bourse Anglaise,
N.o 1040 ; en Belgique et à l’étranger
chez tous les Directeurs des Postes.
JOURNAL POLITIQUE, COMMERCIAL, MARITIME ET LITTÉRAIRE,
Abonnement pat trifncstfo
l’our'Anvers, 15 francs ; pour la pfo-
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JPAIX. -a LIBERTÉ. — PROGRÈS.
4 Septemlire*
EüiQUÊTtE COOTMERCIAIiEe
L’Enquête commerciale a commencé ses travaux par deux séances
préparatoires auxquelles avaient été convoqués quelques négociants
notables de noire place.Nous l’avons dit à plusieurs reprises: cette en-
quête, si elle reste fidèle à l’esprit qui l’anime, ne pourra être d’une
grande influence sur la prospérité commerciale et industrielle du pays.
MM. de Foëre et Cassiers l’ont provoquée; ils espèrent que les notes de
nos négociants tourneront des arguments en faveur de leur système
prohibitif, restrictif, mortel à la longue pourl’induslrie et le véritable
commerce.
L’industrie et le commerce sont en souffrance. C’est un fait que mal-
heureusement personne n’est en droit de nier dans notre pays ; mais
de quelle manière relever ces deux éléments de prospérité publique?
Est-ce par la protection plus ou moins restrictive qui, laissant à nos
consommateurs un débouché certain, leur abandonnant l’arbitrage des
prix de leurs produits, posera line limite infranchissable aux progrès
de chaque industrie protégée ? Est-ce par un système absolu de
droits différentiels dont l’effet produit par une cause analogue, sera le
même pour l’avenir de notre marine? Sans doute les négociants, les in-
dustriels, les armateurs froissés par leurs intérêts en souffrance pour-
ront demander à des dispositions contraires, à la liberté commerciale,
un remède à la débilité actuelle des affaires. Mais leur situation les
égarerait étrangement. Ces prétendus remèdes ne sont que des pallia-
tifs qui dissimulept le mal pendant quelque temps et le font reparaître
plus tard avec plus de violence que jamais.
Cependant ne désespérons pas entièrement du résultat de l’enquête.
Une minorité forte par le bon sens, les lumières et la logique saura
soutenir les véritables principes économiques. Quoique l'absence de
M. Smits se soit fâcheusement fait remarquer aux premiers travaux
de l’enquête, il comprendra assez les devoirs de sa mission pour être
plus fidèle à son poste.
Mais qu'on le sache bien, les travaux actuels de la commission sont
encore de peu d'intérêt pour le public.Carelle se contente de faire une
enquête. C’est à-dire de poser à chaque industrie ou à chaque branche
de commerce des questions auxquelles les réponses sont aussi nom-
breuses et aussi différentes entre elles, qu’il y a de personnes interro-
gées. C’est le cas de dire tot capita, tot scnsus ; elle recueille le plus
grand nombre de faits qui paraissent confirmer son système, arrêté
d’avance. Et c’est un travail général dressé sur l’ensemble de ces do-
cuments rassemblés de tous les points de la Belgique, qui est le but de
sa mission. C’est sur ce dernier résultat que le pays sera appelé à
juger à son tour.
ÏBAITÉ ®ÏJ A3 JïTIIdLET. — KATIS'IC.'ATIOA'
SÎE JUA JPjRCSSE.
Nous espérions que le retentissement qu’a eu dès son origine dans
toute l'Europe, le traité d’alliance entre l’Angleterre et les trois puis-
sances du Nord pour terminer la question d’Orient sans la France,
donnerait à penser aux monarchies d'Autriche et de Prusse, qui
s’étaient engagées un peu trop hâtivement. Nous nous attendions avec
raison à ce que leur haute prudence s’arrêterait devant l’émotion uni-
verselle que ce traité a produite dans toute la France et chez les gou-
vernements constitutionnels de second ordre. — Les journaux fran-
çais, môme ceux qui recevaient leurs communications du gouverne-
ment n’étaient point de notre avis. Le Constitutionnel lui-même di-
sait que les ratifications de la Prusse et de l’Autriche ne tarderaient
point à arriver à Londres.
FEUILLETON.
KiA JTOEKAiÉE B’EJV MÉDECIBT.
Un médecin de Paris qui a une clientèle, un service dans un hôpital,
un titre à la faculté et des chevaux à l’écurie, quelquefois même un édi-
teur, ce médecin-là étant surtout au monde pour les besoins de ceux
qui souffrent, se lèveàcinq heures du matin pour rédiger, à têtereposée,
ses observations sur les maladies de la veille, en grossir ses oeuvres com-
plètes ou les envoyer au journal du lendemain. L’heure de son hôpital
(sept heures) l’arrache à ce travail de cabinet. Il s’y rend à pied ou en
demi-fortune. Il met, dans tous les cas, une précision mathématique à
arriver à l’heure. Cette ponctualité lui donne le droit d’être très sévère
envers les élèves retardataires ; il en use quelquefois, mais il n’en abuse
Jamais. A l’hôpital il est chef de service ; ses malades, sa clinique, ses
opérations l’absorbent tout entier jusqu’à dix heures.
Dupuytren s’était fait une loi de ne céder à aucune instance venue
du dehors, en ce moment-là, de n’ètre distrait pour aucun motif de ce
service des pauvres, exemple admirable et qui prouve beaucoup en fa-
veur du caractère de ce grand chirurgien.
11 y a à l’Hôtel-Dieu, d’après un usage antique et solennel, une flûte
qui doit servir au médecin de repas du matin. Les nouveaux médecins
s’abstiennent d’y toucher avec un religieux respect; Dupuytren prenait
toujours cette flûte, par égard pour la tradition et peut-être aussi pour
son estomac.
U est onze heures quelquefois, et le médecin n’a pas quitté le tablier,
de s’est pas appartenu un seul instant.
Il rentre chez lui avec un appétit féroce. Quelques malades l’attendent
dans une anti-chambre. Il se dit très occupé et ilne tarde pas à l’être en
effet; il y aurait conscience de l’arracher à ses préoccupations. En ce
Moment, donnàt-il des consultations, il n’aurait, je pense, le courage de
lettre personne à la diète. Mais après avoir fait ia part-de ses appétits,
le médecin reçoit sa clientèle à domicile. Ce sont les malades du quartier,
qui ont trouvé le moyen ingénieux d’économiser une visite, et qui vien-
nent surprendre à moitié prix une guérison qu’ils payeraient bien cher
«ans leurs foyers. .
Ue médecin monte aussitôt après en voiture, consulte sa liste de visi-
n C*' se ^ descendre chez ceux qu’il nommeàjuste titre ses malades.
U y en a de tous les étages, de tous les quartiers, de toutes les profes-
de tous les cultes, de tous les rangs et de tous les idiômes. Ici la
maladie dérive d’une passion ; là la passion prend le caractère d’une
maladie ; ici l’indigence se cache sous le luxe ; là c’est la richesse qui est
enlouie sous des haillons. Une des propriétés du médecin, c’est de voir
nomme à nu et à toutes les heures de la journée. Selon l’épidémie qui
■ ”urU le médecin prodigue la saignée ou les purgatifs, les stimulants ou
es antiphlogistiques ; il n’a quelquefois qu’une seule corde à son arc:
ne lu; réussit à tous coups, à ce qu’il dit, du moins. Il faut rendre cette
on rCe 311 médecin, qu’il demande peu de chose aux gens de lettres, et
eut accuse de méconnaître le génie ! Le médecin le connaît intus et in
deci’ *e tra*te Par c*cs douches. C’est assez bien formulé pour un mé-
homme, au reste, est aussi impatiemment attendu que le méde-
t 1 : Entouré, pressé, flatté, interrogé comme un oracle, on croit qu’il
rencontre que des visages tristes; mais au contraire il n’en peut ren.
Eh bien ! si nous avions tort sous le rapport du fait, ou plutôt da
mot, nous avons déjà obtenu gain de cause quant à la portée politique
de l'adhésion officielle de la Prusse au traité de la quadruple alliance.
En effet,cette puissance a signé, mais quoi? Mais comment? Est-ce
le traité qui nous est connu ? Certainement non. En joignant à sa si-
gnature des notes explicatives et considérablement adoucissantes.au
lieu de donner quelque force à ce traité qui ne peut êlre exécutable
qu’eu provoquant une guerre générale, la Prusse vient en définitive
d’y porter la bâche la première, par son acquiesment conditionnel ou,
disons le mot, énervé.
Quel meilleur gage en effet peut-on donner à la politique de paix à
laquelle tout le monde donne une jusie préférence, que de proclamer
qu’en dépit des armements considérables de la France, elle, la Prusse,
n’augmentera pas les siens? — Les ratifications quelle vient de don-
ner sont donc un véritable contre-sens quant à l'esprit du traité du
15 juillet. C’est là ce que nous avions prévu , c’est là ce qui est arrivé.
Pour le moment, la Prusse se retire de fait de la quadruple alliance.
Qu’au fond, l’Autriche soit sur le point d’en faire autant, c’est ce
dont nous 11e doutons nullement. La gravité de la question a tellement
fait entrer dans l’arène de la discussion, toutes les sommités intellec-
tuelles de l’Europe, que chacun a pu s’éclairer nettement sur sa situa-
tion,et l’Autriche n’a pas besoin de grands efforts de perspicacité pour
s’apercevoir qu’en donnant la main à l’armée russe qui campe à
Sébastopol, elle coopérait activement à l’agrandissement européen de
celte Russie, qui pèse déjà si lourdement sur de nombreux points de
ses frontières et qui maîtresse de Constantinople la réduirait immé-
diatement à une puissance de second ordre.
Nous savons bien que ces considérations élémentaires n’ont pas dû
échapper à M. de Metlernich; mais les influences de tous les autres ca-
binets ont pu lui faire croire un inslant que la coalition des puissances
absolutistes fortifiée par l’Angleterre altérerait le gouvernement de
Louis Philippe et le ferait se courber sous une nécessité politique qui
s'harmonisait si bien avec le système de paix qui avait étéla basequand
même, de sa conduite depuis dix ans.—La Prusse peut avoir agi dans
les mêmes prévisions que l’Autriche — et nous ne sommes pas éloigné
de croire que ces deux puissances se soient soutenues dans cette réso-
lution en se soufflant mutuellement du courage. — Mais la manière
dont la France a envisagé cet affront fait à son influence, a déjoué tous
les calculs. — On avait espéré quelle condamnerait toujours sa force
au repos, toujours son épée à rester dans le fourreau et l’on s’est
trompé,et c’est pour cela qu’on se répenl, car le jour où le traité du 15
juillet est venu surprendre la France, le jour môme un mouvement
patriotique universel l’a électrisée et les puissances étrangères se sont
aperçu que c’était toujours la grande France de 1789 avec le terrible
mot miletant, liberté, dans les plis de son drapeau; que de plus, elle
ne se posait point aujourd’hui, comme un de ces ouragans qui déchaî-
nent tous les vagabonds ët tous les incendiaires politiques sur leur
route, mais comme une intermédiaire désintéressée entre les nationa-
lités spoliées, comprimées au désespoir et ceux qui les avaient spoliées,
comprimées et réduites au désespoir.Et remarquez combien les desseins
de l'un sont impénétrables. On comptait peut-être sur la presse dite
mauvaise, sur la presse populaire, qui devait colporter à l'étranger les
idées envahissantes de la France, lui aliéner toutes les sympathies,
empoisonner toutes ses étapes. Eh bien ! c’est la presse libérale, c’est
cette même presse par où l’on comptait faire périr laFrance qui l’a sau-
vée. C’est elle qui a donné l’impulsion à la vaste et prodigieuse idée, de
proclamer hautement que la France ne veut violenter aucune nationa-
lité ; qui a dit à la Belgique, soyez Belge, mais soutenez la cause de la
liberté et de la civilisation ; aux Italiens, soyez Romains et libres; qui
a dit aux Rhénans, soyez Catholiques selon votre conscience; aux Hol-
landais, soyez les défenseurs de votre commerce et de votre marine,
contre I Angleterre qui veut vous voler Java ; mais tous, marchez avec
le drapeau généreux et civilisateur de la France qui ne veut point vous
embrasser une heure, pour vous étouffer toujours. Soyez vous, mais
soyez avec elle. — L’Europe, la Belgique surtout a compris parfaite-
ment ce langage qui tuera la quadruple alliance. Si la démocratie fran-
çaise reste disciplinée et avec elle toutes les démocraties européennes,
la coalition des monarchies du Nord est comme non avenue; nul, excep-
té la Russie, n’osera rompre le statu quo. Mais le jour où l’impatience
du gouvernement de Nicolas se décéléra trop abruptement, l’Angle-
terre saura peut-être à quoi s’en tenir et se ravisera ; car elle et la
Russie sont deux de ces ennemies acharnées qui peuvent se serrer la
main au moment d’un danger à courir ou d’une fortune à faire : le
danger, c’est la France armée en guerre et escortée des états qui ont
besoin de sa vie pour vivre; la fortune c’est le Bosphore pour la Russie
et la Syrie pour l’Angleterre ; mais après.... à qui l’Asie ?
Si le pacha d’Egypte a la force d’attendre comme il l’a promis et
comme il l’a parfaitement bien décidé dans sa sagesse, la paix du con-
tinent est assurée. Mais comme une guerre est au fond des choses on
commencera peut-être par la fin, par une lutte maritime entre l’An-
gleterre et la Russie. L.
liETTHES PARISlESnVES. (+}
XLVI.
CORRESPONDANCE PRIVÉE DD PRÉCURSEUR.
Paris, 2 septembre Î84Ô.
Chances de paix. — Intervention honorable du roi des Belges. —-
Dispositions pacifiques du roi de Prusse. — Ses liens avec la
famille royale de France. — Comment Méhémet-Ali trompe les
fauteurs de guerre. — Difficultés de l’exécution du traité, —
La Russie seule doit la vouloir.
Rien ne fait mieux comprendre le changement qu’ont produit dans
les esprits vingt-cinq ans de paix et les progrès de la civilisation, que
ce qui se passe relativement aux menaces de guerre. Certes l’orgueil
national n’a nullement diminué ni en Angleterre ni en France. Les
triomphes de Waterloo et d'Austerlitz sont présents à la pensée des
générations qui en ont été témoins, et môme de celles qui sont trop
jeunes pour les apprécier autrement qu’au point de vue de l’histoire.
Aussi, à la première apparence d’une collision possible, on a vu, dans
ces deux pays, l’esprit publics’exalter et monter pour un momentjus-
qu’au diapason des haines et des colères de 1810 et de 1814. Mais cela
n’a pas duré. Au fond le peuple anglais et le peuple français ne se
soucient nullement de se battre. Comme ces champions qui ont fait
leurs preuves et dont la bravoure ne saurait être mise en doute, ils
défendent vivement leur honneur, mais ils souffrent volontiers que des
amis officieux s’entremettent pour éviter une rencontre dont les suites
seraient fatales.
A ce propos, je vous dirai que l’intervention et la conduite du roi
des Belges sont ici l’objet d'une satisfaction et d’une confiance univer-
selle. Il est bien à lui, nouveau venu dans la famille des rois, de se pré-
valoir de la neutralité que les traités ont assurée à la Belgique, pour
devenir le médiateur naturel de ses puissants confrères. La sagesse, la
maturité, et la droiture de son caractèie ne peuvent manquer d’assurer
à sa mission de paix toute l’autorité et tout le succès désirables. Aussi
fj Voir le Précurseur du 27 août.
contrer que d’épanouis, ouvertement on en secret. Est-on convalescent
ou mort, il y a toujours quelqu’un qui se réjouit.
Rien n’afflige dans le médecin que son absence; l’impossibilité de l’a-
voir montre de quel prix il peut être pour un malade.
Sa journée étant tout son revenu, il la fractionne en autant de cou-
pons qu’il a de malades. Un des principes de sa pratique, c’est de parler
peu et d’écouter encore moins; les médecins qui parlent peu inspirent
généralement plus de confiance.
Le médecin, outre le personnel flottant de ses malades, a le cadre ré-
glé de ses occupations, et dans ce tissu si dense, si serré, qui compose
un de ses jours, comme pour les simples mortels, d’une durée moyenne
de vingt-quatre heures, il faut qu’il loge les appels en consultation, les
visites d'extra à la campagne, les voyages en poste qui arrachent à grands
frais un médecin à son centre de vitalité, à son quartier général. Si l’on
réfléchit qu’il est, en outre, membre de plusieurs sociétés savantes, de
plusieurs conseils de salubrité, de plusieurs comités ou autres choses
de bienfaisance, on a peine à se rassurer en pensant qu’il a l’Académie
royale de médecine pour se reposer.
Il-rentre chez lui à deux heures pour sa consultation.C’est line de ces
heures religieuses qui lixent invariablement le médecin à la même
table, en face du même buste d’Hippocrate. Il y a là recomposition pour
lui de ce kaléidoscope d’infirmités, qui les lui représente en faisceau à
l’hôpital, disséminées ensuite sur la surface des douze arrondissements,
puis groupées de nouveau dans son antichambre, infirmerie plus élé-
gante que la première, mais qui n’en est qu’une variété. Dupuytren, le
même homme que nous avons vu professer avec une si noble abnéga-
tion le sacerdoce de l’art, procédait aussi avec une dignité hippocrati-
que à cette consultation. Un secrétaire placé dans un salon à côté de son
cabinet était chargé d’en recevoir le prix, invariablement fixé à cinq
francs. La consultation est le tribunal de la pénitence de la médecine :
tout le monde n’en peut pas sortir avec l’absolution; beaucoup revien-
nent la chercher.
Chaque malade a pris quelques minutes du temps si précieux de
l’homme de l’art. Il interroge la pendule avec anxiété, et se voit parfois
forcé de suspendre ses consultations, comme il a suspendu ses visites.
Nous parlons des exceptions, c’est-à-dire des célébrités médicales. Le
temps passe beaucoup moins vite pour les médecins qui ne sont pas cé-
lèbres, ou pour les autres célébrités qui ne sont pas médecins.
Pour le médecin, c’est l’heure d’une nouvelle toilette ; ses clientes du
grand monde l’attendent pour avoir de lui le bulletin de leur santé, La
toilette d’un médecin doit être doctorale : habit noir, chemise à jabot
d’une extrême finesse, ampleur de vêtement;encore jeune, ilpeut avoir
la taille serrée, des gants jaunes et des bottes vernies; mais ce dandysme
facultatif fait sourire les vieilles réputations.
Le médecin a équipage pour cette seconde visite. Il est moitié homme
du monde et moitié médecin. Il ne manque jamais de donner à corps
perdu dans une invitation à diner, qu’il refuse d’un habitué au Rocher
de Cancale, pour avoir le droit d'en esquiver une autre à la fortune du
pot d’un académicien de ses amis, et cela parce qu’il tieni à faire un bon
dîner. Un médecin dine chez soi et presque jamais autre part.
Le dîner d’un médecin est quelque chose d’hygiénique et de confor-
table à la fois, basé sur les lois de la tempérance et sur les raffinements
de la sensualité. Brillat-Savarin était très médecin; aussi tous les méde-
cins tiennent un peu de Brillat-Savarin. Le dîner semble attaché à la
profession : c’est une des spécialités internes qu’il çultive avec le plus
d’art. Il n’admet à sa table qu’une société plus choisie que nombreuse
de gens qui savent manger. Au surplus, sous le couvert de son invita-
tion, on peut avaler sans crainte et même s’indigérer sans scrupule.
Les mets, calculés sur le tempérament des convives, sont un brevet de
santé pour une huitaine au moins. Un médecin garantit ses convives
sains et saufs jusqu’à la visite de digestion. On doit pardonner à ce re-
pas d’être secundum artern, puisqu'il doit porter la compensation des
longues fatigues entreprises au nom de l’art.
Au salon on parle encore médecine ou littérature médicale, saupou-
drée de quelques nouvelles politiques, de promotions à la Faculté, d’épi-
pémies à la mode; c’est l’heure où le médecin se résume, compte ce qu’il
a ajouté à son blason, se représente le tableau de l’actualité et s’applau-
dit ordinairement d’être né médecin.
Le médecin fait assez volontiers une apparition à l’Opéra, surtout s’il
est médecin du théâtre ; mais il faut qu’une pièce soit bien en vogue
pour l’attirer à un autre spectacle : d’où il est logique de conclure que
los drames qui ont élé vus par les médecins ne sont jamais les plus ma-
lades. D’ailleurs, tout est drame pour le médecin. A lui la science des
affections et des passions, comme au notaire celle, des intérêts. Le mé-
decin a trop vu mourir pour s’intéresser beaucoup à un faux semblant
de mort ou d’empoisonnement. S’il pouvait complètement se faire illu-
sion sur ses illusions, il s’enfuirait peut-être au troisième acte d’un
drame, de crainte qu’on ne vint lè chercher au cinquième pour portef
secours à quelqu’un. ,
La médecine, voilà le grand élément de l’existence du médecin, par-
lez-lui médecine, même au théâtre, vous êtes sûr de l’intéresser. Une
nature artiste voit dans le médecin un homme à interpréter; le médecin
voit dans le poète un cos de physiologie à étudier.
Le médecin est à sa vocation toute la journée : qu’on le prenne à telle
heure qu’on voudra, il se meut toujours au nom d’un principe, le prin-
cipe vital ; il y échappe, mais avec peine, la nuit, pour surprendre quel-
ques heures de sommeil. Il fait verrouiller sa porte, veiller son portier,
son domestique; il est partout pour les solliciteurs, excepté dans son lit.
Quels sont les plaisirs du médecin ? quelles sont ses affections, ses pas-
sions, ses manies? En a-t-il ? a-t-il le temps d’en avoir? Qui le croirait!
lui qui n’a jamais une minute, qui est toujours en retard de plusieurs
secondes sur l’éternité, lui qui dévore le temps, il a celui d’étre anti-
quaire, horticulteur, bibiiomane, artiste, collectionneur; quant à natu-
raliste, microscopiste, anatomiste, cela rentre dans l’état.Vous trouverez
quelquefois le plus grand médecin de Paris occupé à des riens, et tout
plein de son sujet. Combien la pauvre humanité ne doit-elle pas souf-
frir daas ces moments-là ! ,
Le dimanche c’est encore pis ! Le médecin a une maison de campa-
gne où il se rend comme un simple bourgeois. Sa calèche, spacieuse
comme un char des pompes funèbres, s’ouvre pour lui et sa nombreuse
famille ; et sans que l’on sache ni pourquoi ni comment, le dimanche, la
journée du médecin est un peu celle de tout le monde. Mais prenez le
médecin sur semaine, alors qu’il est le plus médecin : de l’hôpital à là
Faculté, de la Faculté dans son cabinet, de là chez ses clients, ne sachant
auquel entendre, toujours en lutte avec le principe délétère de notre
nature, asservi, en outre, à nos caprices, à nos fantaisies, à nos imagi-
nations, subissant la plus impérieuse des servitudes, celle d’être sou-
vent u Lite, toujours indispensable; vous le trouverez sans cesse agissant,
portant la santé, la consolation partout, ne se fixant nulle pari; et la
journéedu médecin, si pleine d’ueuvres recommandables, et un des pro-
blèmes de la sciçncç et de la société. RQtîX |