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administration publique, il faut ou bien avoir attiré l’attention
par des constructions particulières, ou bien, ce qui vaut mieux
encore, être protégé par un personnage influent. Mais ne
peut-on avoir du talent et n’avoir pas eu l’occasion de faire le
moindre travail, et n’être pas protégé par qui que ce soit?
Ne vous semble-t-il pas non plus que, si le principe des
examens était admis généralement, le niveau des études d’ar-
chitecture s’élèveraient rapidement? On se mettrait autrement à
la besogne si l’on savait qu’on n’a il attendre le succès que de
son propre talent, que de ses seuls efforts. Combien dans d’au-
tres pays, les concours n’ont-ils pas révélé d’artistes de talent,
de génie même.
Nous avons dit plus haut que la généralité des architectes
demandent la mise au concours des constructions publiques.
Est-il besoin de dire que tous ne s’associent pas à cette
demande et faut-il désigner la catégorie d’architectes satisfaits de
l’état des choses existant? Ces derniers prétendent que :
1° Les concours publics ne sont accessibles qu’aux jeunes,
et que les architectes de quelque talent ne se risqueront jamais
à courir les chances d’une lutte d’où leur réputation pourrait,
en cas d’insuccès, sortir amoindrie;
2° Que les Administrations auront toujours intérêt à s’adres-
ser plutôt à un architecte favorablement connu qu’à solliciter les
efforts de tous et à devoir, peut-être, confier l’exécution d’une
œuvre importante à un artiste encore inexpérimenté.
En somme il est évident qu’en Belgique un certain nombre
de nos confrères croiraient s’abaisser en prenant part à un
concours public. Quelque chauvin que l’on soit cependant, on
voudra bien admettre que la dignité n’est pas une qualité exces-
sivement belge et qu’elle peut se rencontrer également chez
nos confrères de l’étranger.
Voyons donc comment les choses se passent ailleurs.
L’article delà revue allemande ne mentionne pas moins de cinq
concours, et nous avons encore présents à la mémoire les con-
cours des hôtels de ville de Hambourg, de Vienne, de Munich,
des cathédrales de Hambourg et de Berlin. Parmi les différents
lauréats, nous trouvons les noms d’artistes connus, célèbres
même, tels que Ferste! et Smi t, mais nous manquons de ren-
seignements précis sur ces architectes.
Nous savons également qu’en Angleterre et en Suisse les
concours publics sont très fréquents; qu’en Hollande, en Italie
et même en Espagne, plusieurs des monuments récemment
élevés ou projetés ont été mis au concours; nous pourrions
citer les monuments, nommer les architectes, mais pas plus
que pour l’Allemagne, nous n’avons des détails précis sur l’àge,
la carrière parcourue par les lauréats, et c’est là la chose
importante dans le cas présent.
Les journaux français nous renseignent naturellement mieux
sur les faits qui se passent chez eux que sur ceux qui
se passent à l’étranger ; aussi, en feuilletant les dix dernières
années des journaux spéciaux, avons-nous trouvé aisément ce
que nous désirions. Nous pensons qu’a près avoir lu la suite de
notre article, on ne trouvera pas que nous nous avançons
trop en disant qu’en France les architectes les plus connus
ont pris part aux concours publics et que pas un, dans ce pays
qui renferme tant de vrais artistes, n’a cru compromettre sa
réputation en entrant en lice avec des confrères à peine sortis
de l’Ecole des Beaux-Arts. Examinons donc sommairement les
résultats des concours de ces dix dernières années.
Notons en passant, que MM. Duc et Viollet-le-Duc, deux
chefs d’école reconnus, prirent part au concours de l’Opéra
en 1860, et arrivons au concours de l’Hôtel de Ville de
Paris.
Ce concours fut ouvert en 1873. Les prix consistaient en
sommes de 1S,000 — 12,000 — 10,000 — 8,000 — 5,000.fr.
plus 12 primes de 2,500 fr. Le chiffre du devis n’était pas
fixé; 66 architectes prirent part au concours.
Parmi les concurrents nous remarquons les noms de
MM. Ballu et Deperthes, Baltard, de Baudot, Davioud, Magne
et Vaudremer.
Les lecteurs de l’Emulation sont trop au courant du mouve-
ment architectural en France, pour ne pas savoir que ces archi-
| tectes ne sont plus de la première jeunesse ; toutetois, à l’appui
de ce que nous voulons prouver, ne trouvons-nous pas inutile
de dire que :
MM. Vaudremer avait en 1873 43 ans.
Davioud, 49 »
Magne, 31 »
Ballu, 56 »
Baltard, 67 »
A cette époque :
MM. Vaudremer venait d’achever la prison de la Santé et
l’église Saint-Pierre de Montrouge.
Ballu avait déjà construit les églises Saint-Am-
broise, Saint-Joseph et de la Trinité.
Baltard, l’église Saint-Augustin, leTimbre, lesllalles
centrales.
Magne, le théâtre du Vaudeville et celui de la ville
d’Angers, les églises Saint-Bernard et
Sainie-Illide.
Davioud, les théâtres Lyrique et du Châtelet, les
Magasins réunis et la Fontaine Saint-
Michel.
Nous ne sommes pas parvenus à nous renseigner sur l’âge
de MM. de Baudot et Deperthes.
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M. de Baudot, un des plus brillants élèves de Viollet-le-Duc,
a été premier lauréat du concours de l’église de Rambouillet
en 1865, de l’église de Levaliois-Perrel en 1869 et de celle de
Grenoble en 1870. E. T. A.
[A continuer.)
A propos de l’Exposition nationale d’Architecture
(Suite.)
H
J’ai dit, dans un paragraphe précédent, que l’on connaissait
bien peu la biographie de nos principaux architectes. Et, en effet,
non seulement il est des noms qui restent absolument ignorés,
comme celui de l’auteur du plan de la magnifique église abba-
tiale de Villers, celui de l’architecte éminent auquel on doit le
chœur de la collégiale des SS. Michel et Gudule, ceux d’autres
hommes qui, à la même époque, ont aussi contribué à faire con-
naître à notre pays les beautés du style ogival primaire ; mais les
noms recueil lis dans les manuscrits et les archives disent presque
toujours peu de chose. Ce sont, en général, des mentions pas-
sagères, parfois même douteuses. Voici, par exemple, un fait
qui a été longtemps accepté et qui pourtant ne résiste pas au
plus simple examen. Dans sa Vie des architectes, Félibien cite,
parmi les religieux les plus intelligents dans l’archileclure,
plusieurs abbés du monastère des Dunes vivant au xm'' siècle.
Il en énumère sept, dont l’administration fut alors marquée par
une suite de travaux considérables, mais cette énumération
même et les expressions dont il se sert prouvent qu’il a trans-
formé en constructeurs des hommes ayant simplement le goût
des belles choses, et que ces abbés n’ont pas mis eux-mêmes
la main à l’œuvre. C’est à tort, sans contredit, qu’on a fait
d’eux « les architectes belges les plus anciens dont le nom soit
connu jusqu’ici ».
Sur la foi de Jean d’Outre-Meuse, qui était plus romancier
qu’historien, on a accepté comme l’auteur des portails
ajoutés, à la fin du xiiic siècle, à la cathédrale de Saint-Lam-
bert, de Liège, « Enguerrand le Behengnon (ou le Bohémien),
« un très suflisant ouvrier et dont on disoit qu’il n’avoit pas son
« pareil au monde », qui aurait édifié, de concert avec Pierre
l’Allemand, les portails faisant face au palais et à l’école épis-
copale, tandis que l’entrée communiquant avec la chapelle
Notre-Dame dans le cloître, était bâtie par Jean de Cologne.
Cet appel à Liège d’artistes allemands et bohèmes me semble
d’autant plus étrange qu’à cette époque et au siècle suivant,
c’était à nos provinces que la Bohême demandait souvent les
hommes auxquels elle confiait ses principaux travaux d’art.
Ainsi ce fut un de nos compatriotes, Jean le Brabançon, qui fit
à Prague, sur le tombeau de Wenceslas III, roi de Bohême, la
statue de ce prince, et au xive siècle, la construction de la
cathédrale y fut confiée à Mathieu d’Arras.
Au xiv° siècle, les mentions d’architectes commencent à foi-
sonner, surtout dans les villes où il y a de nombreuses archives
et où il suffit de retrouver un compte communal pour recueillir
aussi des détails sur la construction ou l’entretien des édifices
publics. Quelques artistes se signalent par leur participation à
la construction de monuments : en 1322 Jean de Hainaut
élève la cathédrale d’Ulrecht, Jean Roggiers construit l’hôtel de
ville de Bruges, Jean Appelmans commence la collégiale d’An-
vers, maître Jean Gheerys, dont on a retrouvé la pierre sépul-
crale sur le cimetière de l’église de Vilvorde, préside aux con-
structions élevées à Bruxelles du temps de la duchesse
Jeanne, etc.
Au xve siècle, c’est tout une école qui entre en lice et qui
semble défier les artistes des autres pays par l’audace et la
variété de ses conceptions. On remplirait un volume des détails
qui se rattachent à l’existence des principaux de ses adeptes. Il
me suffit de résumer ici ce que l’on sait du principal de nos con-
structeurs, de celui que l’on pourrait appeler le chef de l’archi-
tecture ogivale flamboyante. Van Ruysbroeck mérite, en effet,
d’être classé tout à fait au premier rang. L’homme à qui on
doit « l’inimitable » flèche de l’hôtel de ville de Bruxelles et
celle non moins gracieuse de l’église Sainte-Gertrude, de
Louvain, reste sans pareil dans l’art d’élever des constructions
à la fois hardies, élégantes et solides. Si, d’un autre côté, on
examine ses œuvres avec une scrupuleuse attention, on s’émer-
veille du soin qu’il y a apporté, des connaissances qu’il y
déploie, de ses efforts constants et judicieux pour harmoniser
les lignes, agencer les moulures et faire concourir chaque
détail à l’effet de l’ensemble.
Le père de l’archéologie monumentale, de Gaumont, a qua-
lifié d’inimitable la flèche bruxelloise. M. l’architecte Trappe-
niers a développé et justifié cette opinion : « La tour, dit-il,
« constitue la plus admirable architecture élancée, aérienne,
« qui se puisse voir. Les flèches de Chartres et de Strasbourg
« ne sauraient lui être comparées, ni sous le rapport de la
« conception architectonique, ni pour la hardiesse de la con-
« struction... La flèche de l’hôtel de ville semble un défi a
« toutes les constructions du même genre. On peut affirmer que
« cette œuvre constitue à la fois un objet d’admiration et de
« désespoir pour les architectes modernes, qui peuvent lui
« appliquer le jugement de Michel-Ange sur le dôme de Flo-
« rence: On peut faire aussi bien, on ne saurait faire mieux. »
La flèche de Sainte-Gertrude, de Louvain, présente le même
cachet de hardiesse et d’élégance. De forme pyramidale et faite
entièrement de pierres de taille, elle se compose de meneaux
prismatiques, qui s’étendent en lignes verticales de la base
au sommet. La base est contournée de quatre clochetons de
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forme octogonale, à aiguilles massives et hérissées de crochets,
comme la flèche même.
L’auteur de ces deux chefs-d’œuvre resta inconnu pendant
plusieurs siècles. Le premier ouvrage où on parle de lui à pro-
pos de l’hôtel de ville de Bruxelles est un petit in-12 dû à l’avo-
cat Gautier, le Conducteur dans Bruxelles (3° cd., Bruxelles,
1830, p. 281), et c’est M. Van Even, archiviste de Louvain,
qui a constaté sa participation à la construction de la flèche de
Sainte-Gertrude. Les deux monuments dont je viens de parler
ne sont pas les seuls, il s’en faut de beaucoup, auxquels il ait
travaillé.
On aimerait à établir un lien de parenté entre ces hommes
de mérite qui ont tour à tour porté le nom de Jean de Ruysbroeck:
le voyageur Rubruquis, dont le nom patronymique semble plutôt
avoir éléde Rubroeck, d'après un village des bords de la mer aux
environs de Calais ou de Dunkerque ; Ruysbroeck, le célèbre
mystique du xive siècle, et notre architecte. Au premier abord
une succession d’hommes distingués dans la même lignée paraît
une circonstance naturelle et acceptable. Mais, vérification
faite, l’architecte appartenait à une famille distincte, fixée
depuis plusieurs générations à Bruxelles et vouée à la pratique
des arts de construction. Un Jean de Ruysbroeck, tailleur de
pierres, habitait la rue Haute dès l’année 1360, et Gilles Van
Ruysbroeck, dit ou surnommé Vanden Berge, était domicilié
rue de Laeken, ainsi que son fils Gilles, également maçon.
C’est à ce dernier, qui vivait en 1421, que se rattache le
célèbre architecte, tant parce qu’il s’appelait aussi Van Ruys-
broeck dit Vanden Berge, que par la situation de ses biens;
ces biens se trouvaient également rue de Laeken, près de la ruelle
dite aujourd’hui de l’Infirmerie. I! semble avoir pris une part
active à la révolution qui modifia, eu 1421, l’organisation
communale de sa ville natale et y partagea l’autorité entre les
familles patriciennes et les métiers. On le trouve en 1421
parmi les conseillers plébéiens faisant partie du magistrat, en
1426 parmi les mambours ou administrateurs de l’hospice
Terarken, en 1429 au nombre des échevins de Vilvorde.
Comme constructeur, son nom ne se rencontre pas avant
1443; on le voit alors entreprendre, à Audenarde, dans le
jardin de l’hôpital de Notre-Dame, l’édification d’un puits orné
de sculptures.
L’œuvre qui appela sur lui l’attention et qui sera toujours
son plus beau titre, c’est sa participation à l’achèvement de la
tour de l’hôtel de ville. On ne saurait lui attribuer l’aile gauche
de l’édifice, commencée dès 1402, alors qu’il était à peine né;
on ne peut, avec certitude, le reconnaître comme l’auteur des
plans de l’aile droite, entreprise en 1444. La partie inférieure
de la tour n’est pas non plus de lui, car elle appartient évi-
demment à la même époque que l’aile de gauche, et l’on sait,
par des témoignages irrécusables, que, dès 1448, il y avait une
grande tour au milieu de l’édifice (1); mais on a certainement
modifié les étages supérieurs de cette tour dans les années
suivantes. C’est alors, à ce que je crois, que l’on édifia la
flèche, où l’on constate l’emploi du style flamboyant. Le 23 jan-
vier 1448-1449, les receveurs de la ville retinrent Jean Van
Ruysbroeck pour maître de la maçonnerie de la tour, aux con-
ditions suivantes. Il devait tracer (dessiner) le travail de la
lour, faire amener à ses propres frais les modèles nécessaires,
modèles que la ville se chargea de fournir, venir tous les
jours surveiller les ouvriers. Si quoique défaut dans la taille
des pierres était constaté et qu’il fût trouvé fautif à ce sujet, il
pouvait en être rendu responsable ou être démissionné. Son
salaire annuel fut fixé à 24 saluts (d’or), sans qu’il pût récla-
mer de journée ou de salaire en plus. Van Ruysbroeck prêta
solennellement serment d’exécuter ces conditions, tant pour
ce qui concernait la tour que pour tous autres ouvrages de
maçonnerie dont la ville lui confierait la direction (2).
Les travaux à la tour (de la flèche, s’entend) étaient ache-
vés, non, comme on l’a dit, en 1449, puisque ce fut en cette
année qu’ils furent commencés, mais en 1455; en effet, ce
fut en cette année, le 22 ou le 25 juillet, que la statue de
Saint-Michel fut placée au haut de la flèche. Mais déjà la répu-
tation de Van Ruysbroeck s’étendait au loin, et le prévôt de
Sainte-Gertrude, de Louvain, lui avait commandé pour son
église une flèche qui est également considérée comme une
merveille. Selon Gramaye, elle fut achevée le 19 novem-
bre 1453; le 18 janvier suivant, le monastère paya à notre
architecte 108 florins de 25 sous chacun, dont on lui était
redevable pour ce travail.
Après la mort de Gilles Lambrechts surnommé Stoelpot,
Van Ruysbroeck (3) devint, le 12 juin 1459, maître-ouvrier des
maçonneries au duché de Brabant, « pour aussi longtemps
qu’il plairait au souverain. » Il prêta serment en cette qualité
le 15 du même mois et jouissait d’un traitement annuel de
50 peters ou francs d’or. Mais son office,ainsi que celui île son
collègue Jean Thuys, qui était maître des travaux de charpen-
tage (4), fut supprimé par une grande ordonnance émanant de
(1) Eenen groten torre, gelyc te Brussel in midden van der stadhuys
aldaer steet. Van Even, Louvain monumental, p. 137.
(2) Histoire de Bruxelles, t. III, p. 36.
(3) A cette occasion il est surnommé d’oude, « l’ancien», parce qu’il
avait un homonyme, son fils, exerçant aussi la profession d’architecte.
(4) Maître Jean Thuys, charpentier, fut nommé, le 5 novembre 1456,
maître des œuvres en Brabant, en remplacement de maître Corneille
Lambert (son vrai nom était Lambrechts), devenu par maladie et fai-
blesse de corps incapable d’exercer en personne son emploi. Son
traitement fut fixé à 85 peters d’or par an. Corneille, dont il était le
« lieutenant » ou adjoint, étant venu à mourir, Thuys fut confirmé
dans son emploi le 13 avril 1461. |