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c’est ma conviction personnelle, que, en moins de cinquante
ans, le même revirement se fût opéré en faveur des rues
et places anciennes. De même que l’on recherche aujour-
d’hui jusqu’au moindre document qui puisse aider à réta-
blir les monuments du moyen âge dans leur état primitif,
de même aussi on recherchera avec soin tous les documents
qui pourront aider à la restauration de certaines voies pu-
bliques.
Il n’y aura rien d’étonnant alors à ce que rectification d'ali-
gnement signifie exactement le contraire de ce que ces
mots disent aujourd’hui ; on corrigera les alignements droits
créés de nos jours, et j’espère même que l’on ne négligera
pas le quartier Léopold. Puissé-je à ce moment occuper en-
core la place à laquelle je me trouve, je me vengerai avec
usure !
Que l’on demande aujourd’hui à Berlin si l’on a bien fait
de n’y décréter que des rues droites et des places régulières ?
Je crois pouvoir dire que là aussi le règne de la ligne droite
est fini, chacun y comprend que, grâce à ce détestable parti
pris, l’on a fait de Berlin une ville ennuyeuse.
Le discours de M. Beyaert est digne d’être médité,
car pour tous ceux qui connaissent celles de nos villes
que les pioches du 19e siècle n’ont pas encore boule-
versées, il est incontestable que l’aspect de nos vieilles
cités flamandes a un bien autre caractère, est bien
plus pittoresque que nos villes nouvelles, que nos
quartiers récemment construits ou transformés ; il
suffit pour cela de parcourir certains quartiers d’An-
vers, de Malines, de Gand et surtout de Bruges.
Non seulement le système des rues droites, quand
même, est condamnable de haut titre au point de vue
artistique, mais il l’est encore au point de vue de l’hy-
giène ; combien n’avons-nous pas de rues éminem-
ment désagréables en toutes saisons, dans lesquelles
la circulation est rendue pénible par un soleil qui y
tombe d’aplomb et qui, sur toute sa longueur, n’offre
point d’ombre, ou par la bise glaciale qui frappe avec
une force multipliée par les 1500 ou 2000 mètres
qu’elle a parcourus sans rencontrer d’obstacle.
Comme l’a dit M. l’architecte Beyaert au Conseil
communal, si depuis deux siècles environ on préco-
nise le système en honneur aujourd’hui et qui fait la
joie des spéculateurs, pendant bien des siècles l’on fit
autrement sans songer à s’en plaindre.
A Rome, sous Auguste et sous Tibère, les rues
étaient en général irrégulières, tortueuses, mais le
plus sérieux défaut qu’on leur imputait était d’être
étroites et montueuses en beaucoup d’endroits (1).
(Elles n’avaient guère que dix mètres et même moins
de largeur.)
Bans toute la Gaule ancienne, les villes qui s’éle-
vèrent si nombreuses au 10e et au 11e siècle n’étaient
qu’une agglomération confuse de masures construites
en branchages et en argile, couvertes en chaume et
bordant des rues étroites, irrégulières, sans pavé.
Cet état de choses dura jusqu’au 14e siècle; nous
voyons paver, mais non régulariser et élargir,en 1339,
la rue actuelle de Bruxelles à Louvain (2). Mais ce
n’est guère que pendant le 15e et le 16e siècle que
cessa une situation qui devait faire de nos villes de
véritables foyers pestilentiels ; les magistrats s’occu-
pèrent très fréquemment à cette époque d’y porter
remède en se préoccupant même du mode de construc-
tion ; des édits de 1416 (Gand) 1391, 1394, 1413 et
1503 (Anvers); 1448 (Bruxelles); — 1567 Louvain,
1543 (Tournay) défendent les constructions en bois.
Comme on le voit par ces dates, les édits étaient fré-
quents, mais le zèle des habitants ne correspondait
pas à celui des magistrats ; la fréquence même de ces
arrêtés prouve combien ils étaient mal observés, et
que la police de la voirie avait acquis une grande
importance; cependant le 16e siècle, et après lui le
17e, nous ont laissé les rues contournées, accidentées
qui donnent à quelques-unes de nos villes un aspect
éminemment artistique, tout de pittoresque et d’inat-
tendu.
Certes, c’est une errreur profonde que ce principe
qui a conduit à donner aux édifices des perspectives
de 1500 à 2000 mètres au moins ; c’en est une plus
grande encore de ne plus se préoccuper, comme nos
ancêtres, des véritables principes qui doivent décider
du tracé d’une artère, d’une voie de communication :
la direction, pour obtenir le trajet le plus court; la
conformation du sol, qui vient corriger le tracé par
la détermination des pentes et des rampes ; enfin l’o-
rientation qui vient ou confirmer ou modifier, car il
ne s'agit pas seulement d’obtenir un tracé, le plus
court, des pentes et des rampes faibles, mais encore
des rues, des avenues où Ton ne soit frappé pendant
(1) Suétone.
(2) De Reiffenberg. — Statistique ancienne de la Belgique, P. 104.
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tout le jour: en hiver, par la bise dont l’impétuosité
est multipliée par le chemin parcouru sans obstacle ;
— en été, par les rayons d’un soleil d’aplomb qui ne
porte d’ombre qu’aux reverbères.
Nous nous rallions donc entièrement à l’opinion de
M. Beyaert, exprimée d’une façon si remarquable
dans le discours que nous plaçons sous les yeux de
nos lecteurs.
Excursion au château
de M. Charles-Albert, à Boitsfort.
RAPPORT.
La Société Centrale d’Architecture s’est rendue à Boitsfort
pour visiter le château de M. Charles-Albert. C’est la seconde
excursion qu’elle fait à ce château et, comme à la pre-
mière, son propriétaire nous reçut avec une affabilité dont la
Société gardera longtemps le souvenir. Après quelques paroles
de bienvenue adressées à la Sociéte par M. Charles-Albert,
les membres purent tout à leur aise admirer les beautés artis-
tiques qui font de ce château non pas une habitation particu-
lière, mais un véritable musée.
Nous avions là sous nos yeux une des plus belles époques
de notre histoire architecturale : la renaissance flamande en
un mot; ce style qui n'étant pas toujours à l’abri de la critique
n’en plait pas moins par ses formes accidentelles et ses détails
d’un travail et d’un fini qui ont fait la réputation de nos
articles du xvie siècle.
Le château de M. Charles-Albert, construit il y a quelques
années à peine, nous montre une œuvre telle que le xvie siècle
eût pu nous la laisser, c’est-à-dire avec toutes les ajoutes
faites à différentes époques, et qui, malgré cela, forme un tout
pittoresque et harmonieux.
La silhouette du château est dominée par une grande tour
circulaire, en briques, située à l’angle ; elle paraît plus an-
cienne comme date que les autres parties. Les trois étages
sont nettement accusés ; une galerie terminée par une flèche
pointue couronne très-bien cette tour.
La façade principale, également en briques, où se trouve
l’entrée, est terminée par un grand pignon à gradins. L’entrée
est accusée par un avant-corps en pierre blanche avec ordres
superposés et terminé par un pignon orné: elles est d’un
dessin remarquable ; ses proportions et ses détails en font un
petit chef-d’œuvre ; le style cherché et détaillé paraît d’une
époque plus récente que la tour. Le petit hors-d’œuvre, ou
annexe,en bois,du rez de-chaussée,complète bien cette façade,
qui sans cela serait un peu lourde; il donne à l’ensemble un
caractère élégant et pittoresque.
La façade latérale est plus belle comme lignes architectu-
rales ; une galerie en bois forme un couronnement très-heu-
reux ; une petit window, en bois, à pans coupés, décore égale-
ment cette façade ; elle est de toute beauté. Citons également
pour cette façade, le petit avant-corps en pierre qui forme
l’entrée des cuisines; les détails sont, comme l’ensemble tra-
vaillés d’après les types de l’époque.
La façade postérieure où se trouve une galerie n’est pas la
moins belle, quoique plus simple que les deux autres ; en
général, ces trois façades bien distinctes les unes des autres
sont bien en harmonie avec l’ensemble ; les couronnements
sont, chose rare, bien étudiés et font très-bon effet.
L’aspect général du château est beau comme couleur ; la
brique, la pierre blanche et la pierre bleue s’harmonisent très-
bien, mais malheureusement ce n’est que de la peinture, c’est-
à-dire du trompe-l'œil. Si c est dans un but de conservation
pourquoi s’est-on amusé à peiudre chaque brique une par
une; pourquoi a-t-on peint les pierres ; est-ce là une manière
de faire de nos artistes du xvie sicle ?
Il est à espérer que M. Charles-Albert qui a si intelligem-
ment édifié ce monument rétrospectif a été forcé d’avoir recours
à ce moyen par l’idée de conservation et qu’une fois entré
dans cette voie il a été conduit à badigeonner aussi bien la
pierre de taille que la brique ou la pierre blanche, mais !.
Des terrasses avec balustrades ou grillage entourent ce
château, celle de la façade principale est bien traitée ; les
balustres sont comme galbe et comme détails bien vrais de
style.
Il n’est pas jusqu’au jardin auquel M. Charles-Albert n’ait
cherché à donner le cachet des anciens parterres flamands.
Les chaises de jardin où les noms de Mieken, Jefken,
Trintschen, etc., inscrits sur les dossiers montrent jusqu’à
quel point les traditions ont été observées.
Cette manière de faire s’accuse encore davantage à l’inté-
rieur où la décoration,qui est d’une grande richesse,se prêtait
mieux pour caractériser les différentes époques de la Renais-
sance flamande qui nous a laissé beaucoup de documents sur
cette partie de l’art architectural.
Le vestibule avec ses hauts lambris et ses voûtes en ogives
faits de planches de sapin rappelle assez bien l’époque de
transition c’est-à-dire vers l’an 1500. De fines peintures trans-
parentes faites avec des acides décorent toutes les boiseries ;
des trophées d’armures complètent très-bien la décoration de
ce vestibule.
Le vestibule donne accès : au fond dans la salle à manger, à
droite dans le salon et à gauche vers le grand escalier.
La salle à manger nous montre la renaissance flamande à
son apogée, c’est-à-dire vers l’an 1550.
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La richesse de la décoration n’enlève rien au bon effet et à
l’harmonie des masses architecturales de cette pièce ; elle lui
donne au contraire un aspect de confort qui plait beaucoup.
La cheminée, avec son grand foyer où brûlaient des bûches,
est très-bien traitée ; quatre colonnes en marbre en forment
les pieds droits ; une frise ornée de bas-reliefs avec corniche
en bois de chêne la couronne. Le fond du foyer est garni de
faïences entourant un panneau en fonte, orné, datant de
l’époque. Les accessoires tels que chenets, crémaillières, lan-
diers, etc, sont pour 1a plupart de l’époque ou travaillés
d’après les types que nous possédons encore.
Le lambris en vieux bois de chêne qui entoure toute la salle
est orné de peintures sur fond noir imitant les tissus anciens.
La décoration principale est formée par les grands gobelins
peints d’après des originaux existant au musée de Cluny;
l’imitation est merveilleuse.
Le plafond formé de solives moulurées reposant sur de
grandes poutres, est assez simple comme construction ; re-
haussé par des peintures décoratives, il fait très-bon effet.
Les fenêtres exactement reproduites d’après des originaux
existant encore dans certaineshabitationsflamandes, sont bien
combinées; elles forment une fermeture solide et pratique.
Les châssis sont pourvus de petits volets en vieux bois de
chêne se repliant en deux à l’intérieur et fermant entre les
montants du châssis.
Les grisailles également imitées d’après des originaux ne
laissent pénétrer qu’un jour tempéré qui ajoute encore à l’as-
pect général de la salle ; toutes les fermetures, charnières,
etc., sont en cuivre jaune.
Un carrellage en céramique d’un joli dessin sert de par-
quet; des conduits de chaleur passent dessous.
Le mobilier, les tapis, les lustres et les objets d’art, pour la
plupart de l’époque, s’harmonisent très-bien avec la décora-
tion.
La pièce à côté qui est le grand salon est conçue dans un
genre tout différent ; au lieu des grandes lignes architecturales
que nous rencontrons dans la salle à manger nous trouvons ici
une décoration plus librement traitée quoique de très-bon
goût.
La porte de communication entre ces deux salles et les deux
cheminées se trouve sur le même axe, ce qui produit bon
effet et donne à l’ensemble plus d’importance. Cette place
assez longue peut être divisée par un rideau en deux salles
qui forment encore chacune un salon bien disposé dont les
proportions et la symétrie ne laissent rien à désirer.
Cette séparation est accusée par deux piliers qui dissimu-
lent la diminution en largeur d’une des parties de ce salon.
Le plafond,dont la direction des solives est différente pour
chaque partie, est séparé par une grande poutre formant soffite
et reposant sur les deux piliers.
Dans ce salon nous remarquons d’abord la cheminée en bois
de chêne remarquable comme composition et comme travail ;
elle est de dimensions moins considérables que celle de la
salle à manger; le manteau saillant avec ses larges frises a
presque disparu ; une glace vénitienne, fort à la mode au
xvie siècle, et deux beaux candélabres en cuivre jaune en for-
ment la garniture ; au-dessus se trouve un portrait représen-
tant Baudouin de Constantinople.
Au lieu des Gobelins de la salle à manger nous trouvons
ici des vieux cuirs ou des étoffes peintes servant de fond soit
à des portraits soit à des panneaux décoratifs comme ceux qui
se trouvent au-dessus des portes.
La peinture en faïence des piliers qui séparent les deux
parties de ce salon est de toute beauté ! Enfin avec la décora-
tion et l’ameublement qui sont de très-bon goût, cette salle
nous représente parfaitement les intérieurs de l’an 1600.
La troisième salle qui est la bibliothèque est à peine ache-
vée ; elle nous donne une idée du style déjà très-développé do
l’époque de Rubens. Ce n’est pas ce genre parfois baroque que
M. Charles-Albert a cherché à représenter; non, il a su
rendre cette époque dans ce qu’elle avait de bon et de beau
sans cependant tomber dans les errements de certains artistes
d’alors. Ce n’était pas chose facile, aussi le mérite en est d’au-
tant plus grand.
C’est encore la cheminée qui domine ici ; elle est en marbre
noir, un bel entablement bien profilé, en chêne garni d’orne-
ments en cuivre, en forme le couronnement. Les deux lustres
qui se trouvent aux deux côtés sont portés par des chimères
soutenues par des consoles.
Au-dessus nous remarquons une belle boiserie du xviie siècle
encadrant deux bonnes copies des portraits d’Albert et d’Isa-
belle par Rubens ; une statue largement drapée en forme le
milieu.
Le tout est très-mouvementé et bien agencé, les boiseries
sont en chêne et la dorure tantôt brillante, tantôt mate selon
la valeur du motif ou du membre d’architecture, donne à l’en-
semble une bonne tonalité. Après la cheminée c’est la petite
porte de communication avec le vestibule qui attire le plus
l’attention.
Deux grandes colonnes adossées, d’un grand travail comme
sculpture, supportent le couronnement qui se compose d’une
architectrave, d’une frise et d’un fronton; les colonnes datent
de l'époque et sont en bois de chêne. La porte est divisée en
vingt-sept petits panneaux dont la peinture sur fond noir et
les tenailles nickelées sont de très-bon goût et font bon effet.
La porte à deux battants qui sert de communication avec
le salon sera garnie de lambrequins et de riches tentures. |