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TA B LETTES DU PRECURSEUR.
SUPPLÉMENT AU NUMERO 363, DU 39 DECEMBRE 1838.
BIBHUI HUGO , FOXTS AKTBHSO».
Quelques personnes nous ayant exprimé leur satis-
faction de ce que nous avions cherché à mettre à la por-
tée de tous nos lecteurs les beautés inappréciées de
Hiuxak Hugo, nous avons cru bien faire en priant de
nouveau M. Roques de nous laisser choisir l'une de ses
jolies traductions, afin de la reproduire dans nos colon-
nes, et nous avons profité de cette occasion pour faire
faire à nos abonnés une plus ample connaissance avec
ce digne interprète du poète anversois, en publiant un
échantillon de ses autres productions littéraires.
i.
Ode de Herman Hugo en vers latins, traduite en vers
français par A. Roques, d'Anvers.
Plût au ciel qu’ils eussent la sagesse
et l’intelligence, et qu'ils prévissent
tout ce qui doit arriver.
(Decteb xxxh. V. 29.)
Ah t de l’homme quel est l’aveuglement coupable,
Le péril du moment est le seul qui l’accable.
Le seul qu’il cherche à prévenir ;
Du présent, du présent s'inquiéter sans cesse,
Voilà sa prévoyance et sa haute sagesse !
Qu'importe à ses yeux l’avenir?
Avant que la trompette ait sonné les alarmes,
Le soldat valeureux a préparé ses armes
Et vêtu ses cuissards d’airain ;
Le pilote prudent, debout sur le rivage.
Se tient prêt à partir, quand sur l'humide plage,
Viendra souffler un vent serein.
Le laboureur qui veut, d'une moisson dorée.
Cueillir, l'été venu, l’abondance adorée,
Avec soin cultive ses champs ;
La fourmi, de l'hiver et de la faim peureuse,
Traine dans son grenier, prévoyante et soigneuse,
Ses provisions au beau temps.
Et toi, que fais-tu donc, race aveugle, insensée.
Qui ne tournes jamais tes yeux ni ta pensée
Vers ton avenir menaçant?
Peut-être espères-tu, qu'au destin infidèle
La parque va l'ourdir une trame éternelle
Avec un fil de diamant ?
Peut-être, penses-tu dans ta vaine ignorance
Que la vie et la mort ont par une alliance
A jamais assuré tes jours ?
Quelle erreur est la tienne !... Avant qu'entre la vie
Et son inexorable et sanglante ennemie.
Quelque traité puisse avoir cours;
Avant qu'un pacte sùr et sacré les rassemble,
La neige et l'incendie habiteront ensemble ;
Et ta terreur des matelots,
L'auster, cessant enfin de tourmenter les ondes.
Avec elles ira dans leurs grottes profondes
Dormir au murmure des flots;
Le jour se couvrira d’un manteau de ténèbres.
Et la nuit, dépouillant tous ses voiles funèbres,
Se mirera dans le soleil.
Réunis par les noeuds d'une paix fraternelle.
Les loups et les agneaux, sur l'berbette nouvelle,
Se joûront sous un ciel vermeil 1
Bandant son arc de fer, la mort impitoyable.
Frappe d'un trait aigu, fatal, inévitable.
Tout ce qui respire ici bas.
Tuer ! c'est son plaisir, son incessante fête,
El nul être jamais ne déroba sa tête
Aux coups que lui lança son bras.
Là ee sont des enfants que sa faux dévorante,
Égorge sur le sein de leur mère pleurante,
Ou sous ses yeux, dans leurs berceaux ;
Leurs berceaux si moelleux dont son glaive qui tombe,
Change la tiède couche en une froide tombe,
Ce lit profond aux noirs rideaux !
Ici ce sont de frais et radieux quadrilles
De vigoureux garçons, de blondes jeunes filles,
Charmantes fleurs d'un beau printemps,
Étoiles qu'à son bal conviait la jeunesse
Et que la noire mort couche avec la vieillesse,
Tout horrible de ses cent ans !
La beauté. la laideur et les rangs et les Ages,
La mort fait tout passer sous les fourches sauvages
De sa terrible égalité.
Du soldat et du chef qu' a trahis la fortune,
Le cadavre sans nom dans la fosse commune,
Sans distinction est jeté.
Pourquoi donc nous fier, avec tant d'assurance ,
A cette misérable et précaire existence.
Qu'un souffle fait évanouir ?
Chacun dans l'avenir a son heure fatale ;
Elle vient tôt ou tard el sa voix sépulcrale.
Sonne le moment de partir.
Il faut que nous fassions tous ce pélérinage 1...
Et lorsque son tour vient de se mettre en voyage.
Nul ne peut tarder un instant!
Si du moins, notre esprit, à cette heure suprême
Souffle léger, allait, comme un nuage blême,
Se perdre dans l'air odorant!...
Si la mort éteignait du même coup, la flamme
Qui nourrit notre corps et celle de notre ame.
Si là finissaient nos malheurs!
On bénirait la mort, comme une bienfaitrice
Qui vient nous délivrer, ange bon et propice,
De tous nos fardeaux de douleurs.
Chacun courrait joyeux vers son heure dernière,
Et l'amour insensé de cette vie amère
S'étendrait en nous sans efforts ;
Mais le trépas n'est point le suprême calice,
Et le feu du bûcher, ce dernier sacrifice,
Ne consume que notre corps.
Car notre ame, aussitôt qu'elle s'est exhalée ,
S'élançant dans le ciel, comme une flèche ailée,
Tombe aux pieds du juge divin ;
Ce juge tout-puissant, équitable , inflexible.
S'assied, les yeux brillants d'une flamme terrible,
Sa balance d'or à la main !
Elle , toute tremblante , el n'osant, dans sa crainte
Ni lever ses regards. ni soupirer sa plainte,
Attend , muette de terreur ;
Lui, dans tous ses replis la fouille el l’examine.
Et, comme le rayon à travers la ruine,
Son œil plonge au fond de son cœur 1
Et de tous les forfaits qu'elle cachait dans l'ombre ,
L’ame confesse alors la grandeur et le nombre,
D'une faible et dolente voix.
Dans cette extrémité quel sera son refuge?
L'examen achevé, son impassible juge.
Témoin et partie à la fois ;
Sur ses propres aveux la déclare coupable ;
L'ame, de cette cour suprême, irrévocable,
Connaissant toute la rigueur.
Déplore, mais en vain sa triste destinée.
Oh ! qui pourrait alors de cette infortunée.
Exprimer l’affreuse douleur ?...
Jugée et condamnée !... et nul pour la défendre,
Point d'avocat, d’ami veuille faire entendre
Ses regrets, ses larmes, ses cris !
Alors son désespoir invoque les collines :
O cavernes, dit-elle, ô rochers, ô ruines,
Ecrasez-moi sous vos débris I
O tribunal, ô juge, ô justice éternelle ?...
Oh ! quand je songeà vous une sueur mortelle.
Soudain de tous mes membres sort ;
Mais tout ne finit pas à cette épreuve immense ;
Dans un monde nouveau. C'est alors que commence
Une autre vie, une autre mort.
Une vie éternelle, au sein de l’allégresse.
Parmi les séraphins, el dans la sainte ivresse
De leurs divins ravissements :
Une vie éternelle au milieu des cantiques
Que chantent à jamais les lyres magnifiques
De tous les élus triomphants.
Une vie au milieu des banquets ineffables.
Où dans l'or radieux des coupes délectables
Déborde un neetar enchanteur ;
Une vie éternelle, avec toutes les joies
Que Dieu promet à ceux qui marchent dans sas voies,
Exempte de toute douleur.
Une mort éternelle au milieu des supplices.
Où l'on se désaltère à d'immondes calices.
Tout remplis de boue et de poix ;
Une mort éternelle en ces cachots horribles,
Où, damnés el démons, et mégères terribles,
Grincent et hurlent à la fois.
Une mort éternelle au milieu des blasphèmes,
De la flamme et du froid, des cris, des anathèmes
Et de la soif et de la faim ;
Une mort éternelle en ce gouffre qui porte,
Gravé par le destin sur son immense porte :
Désespoir, désespoir, sans fin !...
O bienheureuse vie, Ô joie inexprimable!
O mort infortunée, ô supplice effroyable !
O charmant et funeste sort !
O coup de dé fatal, redoutable passage t..
Qui sait quelle des deux deviendra son partage
Ou de la vie ou de la mort ?
il.
STELLA.
Oui, vous avez raison de le dire ; elle est belle
A ravir tous les cœurs!
Mais, enfant, peu semblable aux enfants de son âge,
Elle n'écoute point ce que l'on dit tout bas ;
Et jamais à son cœur n'alla le doux langage
De l’admiration qui suit partout ses pas.
Loin d'elle, amours, soucis, pensera de jeune fille !
Elle n'a qu'un souci, qu'un penser, qu'un amour :
Amour qui dans ses yeux comme une étoile brille,
Souci qui l'accompagne, et la nuit et le jour.
C'est son père, soldat de glorieuse vie,
Qui, tout jeune, cueillit scs palmes au Thabor, (1)
Et dont chacun regarde, avec un œil d’envie.
Plus la fille queles croix d’or,
C’est qu'il n’est rien, oh ! rien en effet sur la terre,
Ni gloire, ni grandeurs, ni trésors précieux,
Qu’un juif même n'offrit pour se nommer son père,
Et jouir un seul jour du regard de ses yeux t
C'est que sa fille n'a parmi les filles d’Eve
Ni rivale ni sœur en grâce ni bonté;
C'est que, même à viogt ans ; on ne fait point de rêve
Si beau que sa beauté.
Et puis sa bonne foi, sa piété si pure
Ajoutent tant d’attraits à ce charme enchanteur
Dont le ciel répandit sur elle, sans mesure.
Le vase de parfums, de suave senteur.
S’énivrer du bonheur que sa tendresse donne,
A toute heure du jour, à ce père adoré ;
Lui faire de ses bras une sainte couronne,
Et rajeunir son front, de ses baisers sacré ;
Assise devant lui, comme un ange sans aile.
Les mains dans ses deux mains, ces mains sur ceigenoux,
Lui chanter de ces chants que l'ame se rappelle
Et dont l'écho parfois du ciel vient jusqu'à nous ;
S'en aller avec lui, dévote, le dimanche,
Se* heures à la main, prier dans le saint lieu;
Enfant, jouer avec sa chevelure blanche
Qu’elle ne voudrait pas même céder à Dieu ;
Ne les quitter jamais d'un pas dans ses journées ;
De son souffle embaumer son air et son soleil ;
Lui prendre le fardeau pesant de ses années
Et ne rêver qu'a lui, même dans son sommeil ;
Voilà tous ses plaisirs ! C'est ce qui l'a fait belle ;
Ce qui lui donne un air et des regards si doux ;
Ce que nous aimons tant, et qui plait tant en aile ;
Ce qui la fait chérir et vénérer de tous.
Mais, en vain, au-delà du penser et du dire
On l'aimerait d'amour ;
Elle n'aura jamais caresse ni sourire
Pour d'autre que celui qui lui donna le jour.
Aussi ce père heureux à qui tout porte envie.
De son calice d'or si doux trouve le miel.
Qu'il ne demande à Dieu que d'allonger sa vie,
La terre pour lui c'est le ciel 1
m.
LE MENDIANT ET LE DANDY.
A l'angle étroit du mur, debout comme une borne,
En haillons, bleu de froid, dans un silence morne,
Il attendait, les bras et les genoux trembl ants :
La parole expirait sur sa langue craintive ;
Et la foule passait, railleuse, inattenlive
Devant scscheveui blancs.
(I) A la bataille du mont Thabor.
EnGn, tout prés de lui, de sa riche voiture.
Un jeune homme sortit, d’avenante figure.
Les poches pleines d'or et l'air compâtissant.
Auquel il dit bien bas, bien bas, en gémissant,
Comme le criminel dit à Dieu sa prière.
Quelque chose qui fit jaillir de sa paupière
Une larme de sang.
Sourd à ce cri profond de faim et de détresse
Lejeune homme, riant, monta chez sa maîtresse,
Mais trois heures après, quand il redescendit;
Tout pâle de débauche el chancelant d'ivresse
Il ouit une voix mourante qui lui dit :
Puisses-tu devenir vieux et pauvre, maudit !
A. ROQUES.
UNE NUIT DE VENISE.
1622.
IL CONSIGLIO DE DIECI.
I.
Onze heures sonnaient à l'horloge de l’église Saint-Marc.
Les tintements graves et prolongés de la cloche troublaient
seuls le calme imposant d’une belle nuit d'été. La piaiza, si
joyeuse , si animée quelques instants auparavant, était rede-
venue aussi triste, aussi déserte que durant les plus fortes
chaleurs du jour ; nulle gondole ne se promenait plus sur les
canaux, el à peine quelques rares lumières apparaissaient-
clles çâ et là derrière les vitraux d'une fenêtre. Venise dor-
mait profondément... Mais, dans l'ombre el le silence, veil-
laient à leurs postes les espions du Conseil des Dix, sombres
et silencieux comme la nuit.
Le dernier son de la cloche expirait au loin, lorsque deux
personnes masquées, se glissant le long des murailles, se ren-
contrèrent près du pont du Riallo, à l'extrémité d'une rue
écartée. Elles passèrent d'abord l'une à côté de l'autre sansse
parler, puis, ayant jeté des regards inquiets de tous côtés,
elles revinrent sur leurs pas et s'abordèreDt ainsi :
« Carlo, dit l’une d’elles, est-ce toi ?
" » —Si, signor Antonio, répondit celui auquel cette ques-
tion était adressée.
» — Pin basso : Tout est-il prêt ?
» — Tout sera prêt demain.
» — A quelle heure ?
» — A minuit.
» — Tu tiendras tes promesses ?
» — Si vous tenez les vôtres.
» — Atldio ; diina ne.
d — Butina nulle, buona speransa, signor. a
Et. se séparant aussitôt, dans la crainte d’être surpris, les
deux hommes masqués s'éloignèrent chacun de leur côté.
L'un d eux, celui qui s'appelait Antonio, alla frapper mysté-
rieusement à une petite porte qui communiquait par une au-
tre maison au palais des Foscarini. Quant à Carlo, il rentra,
après avoir fait de longs détours, au palais qu'occupait alors
l'ambassadeur d'Angleterre. Dès que le bruit de leurs pas eût
cessé de se faire entendre, un autre homme, étendu à terre
contre la muraille, près de l'endroit où ils s'étalent rencon-
trés, se leva doucement, regarda tout autour de lui, comme
pour s'assurer que personne ne pouvait le voir, puis, traver-
sant le pont du Rialto, il se dirigea vers la place Saint-Marc.
Arrivé devant le palais ducal, il s'approcha d'une lanterne
placée au haut d'un puteau, et ayant tiré un petit livre de sa
poche, il écrivit quelques mots au crayon sur un feuillet
qu'il arracha et qu’il envoya ensuite à son adresse par une
large ouverture pratiquée au-dessous de la gueule d'un lion.
Le lendemain à la meme heure . dans une chambre du pa-
lais de l'ambassadeur d'Angleterre, une jeune fille priait age-
nouillée, les mains jointes , devant une image de la Vierge.
Elle revenait du bal. Un domino noir dont la ceinture était
dénouée, dérobait aux regards les formes de son corps ; mais
le capuchon relevé en arrière laissait voir sa figure éclairée
par une lampe. Le vif incarnat qui colorait ses joues rendait
encore plus éclatante la blancheur de sa peau ; de longues bou-
cles de cheveux blonds tombaient avec grâce jusque snr ses
épaules et ses beaux yeux humides et brillants de larmes con-
templaient la mèredu Christ avec une expression suppliante...
Elle n’avait pas achevé sa prière, lorsque tout-â-coup la porte
de la chambre s'ouvrit sans bruit, et un homme, la tête cou-
verte d'un chapeau à larges bords qui cachait ses traits, et
enveloppé d'un manteau, entra sur la pointe du pied, ayant
soin de refermer la porte derrière lui.
A la vue de cette étrange apparition,la jeune fille voulut se
relever et appeler au secours, elle n’en eut pas la force, la
peur l’empêcha de se mouvoir et de crier ; ses genoux ne pou-
vaient plus la soutenir, et sa voix expirait avant meme d'ar-
river à ses lèvres. Cependant l'homme qui venait d’entrer, se
débarrassant de son chapeau et de son manteau s'est précipité
vers elle. A demie-morte d’effroi elle a reconnu le chef d'une
des premières familles de l'aristocratie vénitienne, qui fut
pendant six ans l’ambassadeur de la république en Angleterre.
Antonio Foscarini.
« Henriette, Henriette,dit-il d'une voix tremblante; mais
l'émotion trop vive qu'il éprouvait ne lui permit pas de con-
tinuer.
p — Vous ici, milord ! répondit-elle, lorsqu’elle fût un peu
remise de sa frayeur.
» — Oui, c’est moi, c’est moi Henriette, ne craignez rien.
» — Sortez, milord, sortez à l'instant ou j'appelle.
» _ Parlez plus bas. Un mot de vous et je suis mort.
s — Sortez, vous dis-je, ou j'appelle ; mon oncle n'est pas
encore couché... Oh ! malheureux, ajouta-t-elle en pleurant
et en se tordant les mains avec désespoir.
» — Ignorez-vous donc que les lois de Venise punissent de
mort les nobles qui entrent dans la maison d’un ambassadeur
étranger ?
p — Grand Dieu ! cela est-il vrai ? dit-elle en baissant la
voix....
» — Que le Conseil des Dix apprenne que Je me suis intro-
duit dans ce palais, et demain mon cadavre sera exposé aux
regards du peuple pendu par un pied entre les colonnes de
Saint-Marc ou précipité dans le canal Orfano. »
Il se lut un instant, puis il reprit :
« Pensez-vous, Henriette, que s'il m’avait été possible de
vous revoir autrement, je me serais introduit ainsi furtive-
ment, la nuit, par trahison, dans votre chambre... le pensez-
vous !
» — Votre conduite est indigne d'un honnête homme....
mylord....
» — Hélas ! je ne le sens que trop.... mais après une sépa-
ration de plus d'une année, le hasard vous amenait à Vànise ;
vous étiez là près de moi.... car le canal qui baigne les murs
de ce palais baigne aussi les murs du palais de ma famille....
vous étiez là, prés de moi.... j’apercevais votre ombre passer
et repasser chaque soir sur les rideaux de vos fenêtres....
Henriette, Henriette ! résister à ma passion était au-dessous
de mes forces.... Pour vous revoir, pour vous dire une fois
encore que je vous aime, je n'ai pas craint de me déshonorer
à vos propres yeux par une conduite indigne d’une honnête
homme.... Je n'ai pas craint, jugez si je vous aime, d’ex-
poser peut-être votre réputation, et de sacrifier ma vie au
bonheur d'un moment.... Appelez, maintenant, appelez;
livrez-moi au Conseil des Dix ... vous connaissez le sort qui
m’attend.... punissez-moi comme je le mérite,mais du moins,
Heuriette , dites-moi, ditez-moi que vous me pardonuez ...»
Pour toute réponse , la jeune fille lui tendit la main. II la
saisit vivement et la couvrit de baisers.
« Je vous en conjure, Antonia, laissez-moi... sortez.
» — Sortir , vous perdre volontairement, quand vous m'ê-
tes enfin rendue... ne pas jouir de ce moment que j’ai si long-
temps désiré...
» — Laissez-moi, au nom de la vierge sainte qui écoutait
mes prières, ne réveillez pas dans mon cœur des souvenirs
trop chers... Antonio, oubliez-moi pourque je vous oublie. Il
le faut, vous ne l’ignorez pas, nous ne pouvons être unis. Les
lois de votre patrie vous défendent d'épouser une étrangère.
» — Je vous aime, Henrietle.
» — Je le crois, mon ami, mais vous me préférez Venise.
Vivez pour elle. Vous m’aimiez à Londres, il y a un an ; vous
m’aimiez, Anionio, plus encore peut-être que vous ne m'aimez
maintenant ; et quand Venise , méfiante et jalouse, yous eut
rappelé près d'elle, vous n'osâtes pas lui désobéir, vous avez
sacrifié alors votre cœur à votre patrie ; vous avez quitté Hen-
riette pour Venise, vous ne quitteriez pas maintenant Venise
pour Henriette. »
Antonio baissait la tête et gardait le silenee ; aile continua
en ces termes :
« Je ne ms trompais pas, vous le voyez. Pauvre orpheline,
élevée par mon oncle, j’ai été obligée de l’accompagner dans
ce voyage que le forçaient d'entreprendre la position et les
intérêts de son pays.... Sans doute, nous ne tarderons pas à
retourner en Angleterre.
» — Je vous suivrai.
« — Non, Antonio, ne nous faisonspas d'illusion ni l'un ni
l'autre. Je partirai pour Londres et vous resterez à Venise.
Oublions donc tous deux que le sort nous a réunis et que nous
habilons la même ville. Puisque Venise, d'ailleurs, vous dé-
fend même de me voir, obéissez à Venise. Redoutez la terri-
ble vengeance dont vous me parliez il n'y a qu’un instant ; ne
cherchez plus à vous introduire dans ce palais par des
moyens qui sont indignes de vous, Anionio, à surprendre
seule, la nuit, dans sa chambre, une jeune fille qui a eu et
qui a encore la faiblesse de vous aimer ; ne la forcez plus à
vous recevoir, â vous écouter malgré elle aux dépens de sa
tranquillité, de sa réputation, de son bonheur, en la mettant
ainsi dans la triste nécessité de se sacrifier elle-même ou de
vous perdre.... Adieu, milord, adieu pour la dernière fois. •
En achevant ces mots, Henriette dégageant ses mains de
celles qui le retenaient , s’élança dans une autre chambre
communiquant avec la sienne, et disparut en refermant la
porte derrière elle. Antonio, stupéfait, courut à sa poursuite,
mais il ne put l'atteindre, et la porte qu'il essaya d'ouvrir à
son tour, résista à tous ses efforts. Il appela : pas de réponse;
il appela de nouveau, même silence. Enfin, désespérant de
vaincre cette résistance obstinée, et réfléchissant aux dangers
de sa position, il songea à se retirer. Carlo, l'un des domesti-
ques de l'ambassadeur, qu'il avait gagné, averti par un si-
gnal convenu, parut â la porte de la chambre ; prenant aussi-
tôt son chapeau et son manteau le jeune noble vénitien alla
sortir parla fenêtre d'un étage inférieur, et traversa sur uu
pont de bois improvisé le canal qui séparait les deux palais.
Lorsqu'on n'entendit plus aucun bruit, une gondole glissa lé-
gèrement sur les eaux, et se dirigea vers la place Saint-Marc.
Là, deux hommes ayant mis pied à terre, entrèrent par un
passage secret dans le palais ducal.
u.
Au commencement du 14.« siècle , une révolution fonda-
mentale s’opéra dans le gouvernement de Venise. Les limi-
tations apportées successivement au pouvoir du souverain,
véritable élu et représentant du peuple, la création du grand
conseil, le droit que s’arrogea ce nouveau corps , à peine
créé , de nommer ses propres électeurs, puis de choisir lui-
même ses membres, la formation des quaranties et du con-
seil des pregadi ou sénat, enfin une foule d'autres mesures
moins importantes, mais non moins significatives , avaient
depuis long-temps préparé cette révolution. Déjà , en 1293 ,
les nobles qui composaient le grand conseil s'étaient déclarés
seuls éligibles. L'année 1319 ils se déclarèrent héréditaires.
Le jour où le livre d’or s'ouvrit pour recevoir les noms des
familles restées en possession de cette nouvelle noblesse com-
mence la seconde période de l'histoire de Venise, le règne de
l'oligarchie. La première période, le règne delà démocratie
avait duré dix siècles. A cette époque, on annonçait au peu-
ple la nomination du doge, on lui demandait encore s'il l’ap-
prouvait; sans entendre sa réponse, il est vrai. Bientôt on
devait se contenter de cette formule : a le doge est élu.»
Cependant, quand le peuple ne fut plus rien dans l'Etat,
mais alors seulement, il commença à s'en apercevoir , il prit
les armes: il essaya de reconquérir par la force les droits po-
litiques dont il avait joui durant tant d'années, et dont on
l'avait entièrement dépouillé par ruse, sans même qu'il s'en
doutât ; malheureusement il était trop tard ; toutes ses tenta-
tives échouèrent et ne servirent, par conséquent qu'à aug-
menter encore le pouvoir de ses ennemis victorieux.
Parmi les diverses insurrections démocratiques qui éclatè-
rent à Venise dans les premières années du XIVe siècle, la
plus grave fut celle à la tête de laquelle se placèrent quelques
patriciens mécontents, sous la conduite de Ragamonte Tie-
poic.... Pour la première fois, les noms de Gailfes et de Gi-
belins retentirent dans les rues de Venise. Le projet des in»
surgés, car ils méritent ce nom. était de s'emparer de la pla-
ce Saint-Marc et du palais ducal, de tuer le doge, de dissou-
dre le grand conseil et de le remplacer selon l'ancien usage
par une élection annuelle. Le doge n'eut connaissance du com-
plot que la veille du jour fixé pour son exécution. Il réunit
aussitôt toutes les troupes disciplinées dont il pouvait dispo-
ser et se préparaau combat...la lutte futiongne cl sanglante..
Au moment où Bagamonte Tiepoio traversa une rue voisine
de la place Saint-Marc, une vieille femme s’avançant hors de
de sa fenêtre pour le voir passer, fit tomber un pot de fleurs
qui, le frappant à la tête, le tua sur le coup. Effrayés, ses
partisans se retirèrent en désordre, abandonnant les positions
dont ils s'étaient déjà emparés.
De petites causes produisent souvent de grands effet*. Un
verre d’eau répandu sur la robe de mistriss Masham priva le
duc de Malborough de son commandement, et amena la paix
d Utrecht. Quelques mots de Frédéric II sur l’abbé de Bernis
et une plaisanterie de madame de Pompadour firent livrer la
bataille de Rosbach. La rivalité personnelle de Marie-Antoi-
nette et du duc d'Orléans hâtèrent la chute de la monarchie des
Bourbons. Enfin, pour ne pas trop multiplier ces exemples,
I ordre envoyé au capitaine de vaisseau qui allait emmener
Cromwell en Amérique, de ne pas mettre à la voile, détruisit
tout à la fois la royauté et la république anglaises. Un pot de
fleurs d une vieille femme curieuse sauva l’aristocratie véni-
tienne d’une ruine inévitable et donna naissance à l'une des
plus célèbres et des plus formidables institutions des temps
modernes.
Les dangers qu'une conjuration aussi puissante avait fait
courir à la République, dit M. Sismondi, ou plutôt au parti
aristocratique, inspira une longue terreur à ce parti et lui fit
prendre pour sa sûreté des précautions qui dénaturèrent en-
tièrement la constitution de l’Etat. Pour veiller sur les conju-
rés qui, la plupart étaient demeurés en armes à Trévise ou
dans le voisinage de la ville, pour réprimer les complots des
mécontents, el pour assurer, par une puissance dictatoriale,
le salut de ceux qui gouvernaient l'Etat, le grand Conseil ins-
titua le Conseil des Dix qui devait être composé de dix patri-
ciens âgés de 40 ans et choisis dans dix familles différentes ;
il lui délégua une autorité souveraine et l'arma de tous le» |