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TABLETTES DU PRÉCURSEUR.
MMS, SAMEDI 8 JAWVIER 181».
L’AVMTüHim
chapitre XIX. (Suite).— Mylord Due.
( Sixième feuille. — Voir les Tablettes du 51 Décembre. )
En lui niant ceci, je le forcerai à parler, et j’apprendrai peut-être
quelque chose de plus,— dit le chevalier.— Il reprit tout haut:
— Quant à cela, monsieur, je ne le crois pas... c’est impossible.
— Ecoutez-moi donc, milord duc; il y a quatre ans, vous avez épousé,
en France, la maîtresse de cette maison. Que ce mariage soit légal ou
non, ayant été contracté après votre exécution à mort et par consé-
quent pendant le veuvage de votre première femme... cela ne me re-
garde pas, c’est une affaire de conscience et de théologie.
— Décidément, mon Sosie, le milord duc, s’est mis dans une position
toute exceptionnelle,—se dit Croustillac,—on peut le tuer parce qu’il est
mort., et il peut se marier parce que sa femme est veuve de lui. Je
commence à avoir les idées singulièrement embrouillées, car, depuis
hier, il se passe autour de moi des événements bien étranges.
— Vous voyez, milord duc, que mes renseignements sont exacts.
— Exacts... exacts... jusqu’à un certain point, vous me supposez ca-
pable de m’ètre remarié après mon exécution à mort, c’est au moins
hasardé. Que diable.., monsieur, savez-vous qu’il faut être bien sûr de
son fait au moins, pour prêter aux gens de pareilles originalités.
— Tenez, milord duc, vous ne vous croyez pas, sans doute, en mon
pouvoir... et vous plaisantez... votre gaîté ne m’étonne pas, d’ailleurs;
votre Grâce a conservé sa liberté d’esprit dans des circonstances plus
graves que celle-ci.
— Que voulez-vous, monsieur, la gaîté est la richesse du pauvre...
— Milord duc ! — s’écria le colonel d’un ton sévère, — le roi, mon
maître, ne mérite pas ce reproche...
— Quel reproche, monsieur ? — demanda le Gascon stupéfait.
— Votre Grâce dit que la gaîté est la richesse du pauvre.
— Eh ! bien, monsieur, je ne vois pas en quoi... cela insulte le roi, vo-
tre maître...
— N’est-ce pas dire milord, que parce que vous vous voyez au pou-
voir de mon maître, vous vous regardez comme dépouillé de tout...
— Vous êtes susceptible, monsieur, rassurez-vous... Cette réflexion
était purement philosophique... etn’avaitnullement trait à ma position
particulière.
— C’est différent, milord duc, aussi m’étonnais-je de vous entendre
parler de votre pauvreté.
— Parbleu... cela m’irait bien... de crier misère — dit Croustillac en
riant.
—Peu de fortuneségalenlencore la vôtre, monseigneur... les sommes
énormes que vous avez tirées delà vente d’une partie de vos pierreries
seront conservées à vous et aux vôtres. Guillaume d’Orange, mon maî-
tre, n’est pas de ceux qui enrichissent leurs créatures par la confisca-
tion des biens d’ennemis politiques.
—Je ne te savais pas si riche, pauvre Croustillac,—se ditle Gascon,—
si j’avais prévu cela... combien j’aurais peu avalé de bougies allumées,
pour la plus grande récréation de cetanimal marin de maître Daniel!—
puis il ajouta tout haut :
— Je reconnais à cela la générosité de votre maître, monsieur; ainsi,
mes grands biens... mes trésors... — et le Gascon ajouta tous bas : —
cela fait toujours plaisir de dire une fois dans sa vie...mes grands biens,
mes trésors...
— Ce roi mon maître, mylord duc, m’a ordonné de vous dire que
vous pourriez faire fréter un navire pour conduire en Angleterre tou-
tes vos richesses.
— Oh ! mes vieux bas roses , mon vieux juste-au-coups vert! mon
feutre pelé et ma vieille rapière... — se dit Croustillac, -— voilà mon
vrai domaine, mes vrais meubles et immeubles; il ne faudra pas une
flotte marchande pour les transporter, — puis il reprit tout haut;
— Mais revenons, monsieur, au sujet qui vous amène et aux décou-
vertes que vous avez faites sur ma vie passée ?
— Il y trois ans, mylord duc, vous êtes venu habiter cette île, restant
invisible pour tous et faisant répandre, par un flibustier et autres gens
à votre solde, les bruits les plus étranges sur votre habitation, afin d’en
éloigner les curieux.
— Jen’y comprends plus rien du tout—pensa Croustillac;—la Barbe-
Bleue... non... la veuve... c’est-à-dire non... la duchesse... ou plutôt la
femme du mort... qui est veuf... non... enfin la femme de n’importe
qui... n’est donc pas du dernier mieux avec ces trois drôles? Pourtant
j’ai vu... de mes yeux, ses étranges privautés avec eux... j’ai entendu...
allons, allons, pour peu que cela dure... j’en deviendrai fou... je com-
mence à me trouver complètement stupide... et à voir une infinité de
chandelles romaines dans l’intérieur de mon cerveau...
Chapitre XX. — JE sa Surprise.
Butler continua :
— Les manœuvres de vos émissaires furent couronnées d’un plein
succès, milord duc, et il fallut le plus grand hasardpourque votre exis-
tence fût révélée àmon maître, il y a deux mois, et pour lui apprendre
qu’à votre insu ou de votre plein consentement, on voulait faire de vous
milord duc... un dangereux instrument...
— De moi... un instrument ? et quel instrument, monsieur ?
— Votre Grâce le saitaussi bien que moi; les politiques du cabinet de
Versailles et de la cour de Saint-Germain, ne reculent devant au-
cun moyen; peu leur importe que la guerre civile déchire long-temps
un malheureux pays, pourvu que leurs projets réussissent. Je n’ai pas
besoin de vous en dire davantage, milord...
— Si... monsieur... si, je désire que vous m’en disiez davantage... je
veux voir jusqu’à quel point on a abusé de votre crédulité... expliquez-
vous, monsieur, expliquez-vous.
— ga preuve que l’on n’a pas abusé de ma crédulité, milord, c’est que
ma mission a pour but de ruiner les projets d’un envoyé de France qui,
d’accord ou non avec votre Grâce, doit arriver d’un moment à l’autre
dans cette île...
— Je vous donne ma parole de gentilhomme, monsieur, que j’igno-
rais l’arrivée de cet envoyé français.
— Jedois vous croire, milord... Pourtant,certains bruitsavaientauto-
risé le roi, mon maître, à penser que votre Grâce, oubliant ses anciens
ressentiments contre Jacques Stuart son oncle, avait écrit à ce roi dé-
trôné pour lui offrir ses services...
— Jacques Stuart étant détrôné— dit Croustillac avec un accent rem-
pli de dignité — cela changeait singulièrement la face des choses, et
j’aurais pu ainsi condescendre envers... mon oncle... à des démarches
que ma fierté ne m’aurait pas permises auparavant.
— Aussi, milord... de votre point de vue à vous, votre résolution
n’eût-elle pas manqué de générosité...
— Sans doute j’aurais pu parfaitement, sans me commettre, me rap-
procher de... d’un roi détrôné, — reprit intrépidement Croustillac,
mais je ne l’ai pas fait, je vous en jure ma foi de gentilhomme.
— Je crois votre Grâce.
— Eh bien, alors... votre mission n’ayant plus de but...
— Vous comprenez, milord duc... que, malgré la garantie de votre
parole les circonstances peuventchanger... et vos résolutionschanger...
comme les circonstances... L’espoir d’arriver au trône d’Angleterre...
peut faire oublier bien des engagements ou éluder bien des promesses,
milord duc... Loin de moi la pensée de vouloir récriminer le passé, mais
votre Grâce sait ce qu’elle a sacrifié lorsqu’elle a voulu porter une main
audacieuse sur la couronne des Trois-Boyaumes !
_ peste1 — se dit Croustillac,— il paraît que je n’y vais pas de main-
morte, et que décidément je suis un gaillard à encager bel et bien... Si
je savais comment tout ceci finira, je m’amuserais beaucoup.
— Le roi, mon maître, ne peut pasoublier, milord duc, que vous avez
porté vos vues jusque sur le trône.
— Eh bien, c’est vrai, — s’écria Croustillac avec une expression de
franchise spontanée, — c’est vrai, je ne le nie pas. Que voulez-vous...
l’ambition, la gloire, l’entraînement de la jeunesse... mais, croyez-moi,
monsieur — ajouta-t-il avec un soupir en parlant d’un ton mélancolique
et élépiaque, croyez-moi, l’âge nous mûrit... nous rend sages, avec les
années l’ambition s’éteint, on vit content de peu dans la retraite... Une
fois tranquille dans le port, jetant un regard philosophique sur les ora-
ges des passions... on cultive les champs paternels... quand on en a... ou
du moins on regarde couler en paix le fleuve de la vie... qui va bientôt
se perdre dans l’océan de l’éternité... en un mot, vous comprenez, mon-
sieur, que si, dans notre première jeunesse, nous avons pu nous laisser
aller à d’audacieuses visées... il ne s’en suit pas quedans notre;âge mûr...
nous n’en reconnaissions pas la vanité... toute la vanité... Je vis obscur
et tranquille, au sein de mon intérieur, avec une jeune femme char-
mante, aimé de ceux qui m’entourent, faisant un peu de bien... Ah !
monsieur, voilà la seule existence qui me convienne, je n’hésiterai donc
pas, en conformation de ces paroles, à vous jurer de ne jamair élever
la moindre prétention au trône d’Angleterre... vrai... foi de gentil-
homme, je n’en ai plus la moindre envie.
— Je n’ai malheureusement pas, milord duc,le droit d’accepter votre
serment; le roi, mon maître, peut seul le recevoir et y voir si bon lui
semble une garantie suffisante contre de nouveaux troubles... quant à
moi, j’ai ordre de conduire votre Grâce à Londres... et je dois remplir
ma mission.
— Vous êtes persévérant, monsieur. Quand vous avez une idée...
vous y tenez beaucoup...
— A quelque prix que ce soit, milord duc, je remplis les ordres qui
me sont donnés. Vous devez voir, au calme qui préside à notre entre-
tien que je ne doute pas du succès de mon entreprise; à cette heure que
votre Grâce sait les motifs qui me font agir, je ne doute pas qu’elle ne
me suive sans faire la moindre résistance.
Croustillac avait prolongé l’entretien autant qu’il l’avait pu ; il lui fal-
lait décidément suivre le colonel ou lui avouer la vérité. Le Gascon dit
à Ruller :
— En supposant, monsieur, que je consente à vous suivre de bon gré,
quel sera notre ordre de marche, comme on dit ?
— Votre Grâce, toujours ainsi les mains liées, me permettra de lui
offrir mon bras gauche, je tiendrai mon poignard à la main droite afin
d’être prêt à vous frapper en cas d’alerte, milord, et nous nous dirige-
rons vers votre maison ?
— Ensuite, monsieur ?
— Une fois arrivé chez vous, milord, vous ordonnerez immédiate-
ment à un de vos esclaves d’aller avertir vos nègres pêcheurs de pré-
parer leur barque, elle nous suffira pour nous transporter à la Barbade.
Dans cette île, nous trouverons un bâtiment de guerre qui m’atlend et
à bord duquel, monseigneur, vous serez transporté à Londres et remis
entre les mains du gouverneur de la Tour.
— Et vous vous imaginez sérieusement, monsieur, que je donnerai
moi-même l’ordre de préparer tout ce qu’il faut pour mon enlèvement ?
— Oui, monseigneur, par une raison fort simple: votre Grâce sentla
pointe de ce poignard ?
— Oui, sans doute... vous en revenez toujours là... vous vous répétez
beaucoup, monsieur.
— Nous autres Flamands, milord, nous avons peu d’imagination...
que voulez-vous... il n’y a rien de plus brutal que nos procédés ; mais
réussir voilà l’important ; or, ce brin d’acier me suffit, car si vous refu-
sez d’obéir à la moindre de mes injonctions, milord duc, ainsi que j’ai
eu déjà l’honneur de vous en prévenir, je vous tue sans miséricorde.
— J’ai aussi déjà eu l’honneur de vous dire, monsieur... que votre
moyen ne manquait pas d’originalité... mais j’aides esclaves...des amis,
monsieur, et vous sentez bien que malgré votre bravoure...
— Mon Dieu, milord... si je vous tue.,, il est évident que je serai tué
à mon tour, soit par vos esclaves, soit par vos âmes-damnées de la fli-
buste ou du boucan, soit enfin par les autorités françaises qui seront
parfaitement dans leur droit de me faire fusiller, car je suis Anglais et
je m’introduis en temps de guerre dans cette île qui est considérée
comme une place forte.
— Vous voyez donc bien, monsieur, ma mort ne serait pas impunie.
— En acceptant cette mfssion, j’ai fait d’avance le sacrifice de ma vie,
tout ce que je veux, milord duc , c’est que vous ne soyez plus pour
mon maitre un sujet de crainte... pour l’Angleterre un sujet de trou-
bles ; le roi Guillaume n’aime pas le sang, mais il hait la guerre civile.
Votre réclusion perpétuelle ou votre mort peuvent seuls le rassurer,
choisissez donc, milord.duc, entre le poignard ou la prison, il le faut ;
vous serez mon captif ou ma victime. Encore un mot, si vous n’étiez pas
absolument en mon pouvoir, je ne vous dirais pas, au prix de ma vie,
ce que je vais vous dire.
— Parlez, monsieur...
— Cette confidence, en vous prouvant le mal que vous pourriez faire
à l’Angleterre, milord duc, vous prouvera aussi de quel intérêt il est
pour le roi Guillaume qu’un ennemi tel que vous soit dans l’impossi-
bilité d’agir ; les partisans de votre première révolte, qui vous ont vu
décapiter sous leurs yeux, gardent encore de vous les plus chers sou-
venirs.
— Vraiment ?...ca ne m’étonne pas de leur part, et c’est d’autant
plus désintéressé à eux, qu’il y avait tout lieu de croire que je ne pour-
rais jamais les remercier... — Puis le Gascon jse dit : — Il faut que ce
Flamand, qui parle du reste assez sagement, ait un coup de marteau...
une idée fixe à l’endroit de mon exécution.
Le colonel reprit :
— Ah ! milord duc, vous payez cher votre influence.
— Fort cher, très cher, trop cher, monsieur... pour ce qu’elle est vé-
ritablement.
— Pourquoi vouloir le nier? milord , puisque vos ennemis même la
reconnaissent... Quand on songe que vos partisans conservent comme
de pieuses reliques des lambeaux de vos vêtements imprégnés de votre
sang, que chaque jour ils pleurent votre mort... que serait-ce donc si
vous reparaissiez tout-à-coup à leurs yeux? Que d’enthousiasme n’ex-
citeriez-vous pas ? Je vous le répète, milord, c’est parce que votre in-
fluence peut être fatale dans ces temps de troubles, qu’on doit à tout
prix la neutraliser.
— Poignarder quelqu’un ou l’emprisonner éternellement, vous ap-
pelez çà neutraliser une influence, — dit Croustillac,—à la bonne
heure..*, ça se dit probablement comme ça en politique... après tout, je
conçois là défiance que je vous inspire, car je suis un incorrigible cons-
pirateur... On me coupe la tète devant mes partisans, croyant que ça
pourra peut-être m’amender?Point! Au lieu détenir compte dece pater-
nel avertissement, je conspire de plus belle; il est évident queça doit
finir par impatienter votre maître... Eh bien, monsieur, il s’impatiente
à tort ; car, une dernière fois, je vous déclare solennellement et à la
face du ciel que je ne conspire pas, qu’il peut dormir en paix sur son
trône , et que sa couronne ne me fait pas le moins du monde envie...
Ceci est-il assez clair et assez catégorique, monsieur ?
— Très clair et très catégorique, milord; mais je dois exécuter les
ordres que j’ai reçus. Lorsque nous serons chez vous tout-à-l’heure,
j’aurai l’honneur de vous communiquer une lettre autographe de S.M.
le roi Guillaume,qui ne vous laissera aucun doute sur le but et l’autorité
de la mission dont je suis chargé.
Allons, milord, résignez-vous, c’est le sort de la guerre. D’ailleurs, si
vous hésitez, je compte sur un puissant auxiliaire...
— Et lequel ?
— Instruite par moi du sort qui vous menace, vous voyant sous le
coup de mon poignard...
— Toujours son éternel poignard... il est insupportable avec son
poignard...—pensa Croustillac—il n’a que ce mol là... à la main...
—Madame la duchesse—reprit Rutler,— aimera mieux vous voir pri-
sonnier que tué... on sait combien elle vous aime, combien elle vous est
dévouée. Elle donnerait sa vie pour vous; elle contribuera donc, j’en
suis sûr, à vous faire envisager sagement votre position... Maintenant,
milord duc, choisissez : ou appelez quelques-uns de vos gens s’ils peu-
vent vous entendre, ou conduisez-moichez vous, car il faut hâter votre
départ...
Nous devons le dire à la louange de Croustillac; apprenant que la
Barbe-Bleue était mariée à un grand seigneur invisible, qu’elle aimait
passionnément, etqu’on le prenait pour cegrand seigneur, il se résolut
généreusement à être utile à la jeune femme, en prolongeant le plus
possible le quiproquo dont il était victime, et en se faisant emmener pri-
sonnier à la place du milord duc inconnu.
Heureux de songer qu’Angèle lui aurait une grande obligation, le
Gascon se résigna donc courageusement àsubir toutes les conséquences
delà position qu’il avait acceptée; seulement il ne savait de quelle ma-
nière sortir du Morne-au-Diable, sans queson stratagème fût découvert.
— Milord duc, je suis à vos ordres; il faut absolument partir à l’instant
—dit le colonel avec impatience.
— C’est moi qui suis à vos ordres — reprit le chevalier, qui voyait
avec un certain effroi arriver le moment critique de cet entretien.
Une idée lumineuse frappa Croustillac, il crut avoir trouvé le moyen
d’échapper à ce danger et de sauver le mystérieux mari de la Barbe-
Bleue.
— Ecoutez-moi, monsieur, dit l’aventurier en prenant un air digne
et pénétré —je vous donne ma parole de gentilhomme, queje vous sui-
vrai librement partout où vous me conduirez, mais je voudrais que la
duchesse, ma femme, ne fût instruite de mon arrestation qu'après mon
départ.
— Comment, milord duc, vous vous résigneriez à abandonner ma-
dame votre femme... sans lui faire connaître votre position?
— Oui, à cause de raisons à moi connues.,, et puis, je tiens à m’énar-
gner des adieux toujours déchirants. 1
— Mes ordres ne concernant que vous, milord duc,— dit le colonel—
vous êtes libre d agir,au sujet de madame laduchesse.comme bon vous
semblera. Rien de plus facile, ce me semble, que d’atteindre le but que
vous vous proposez. Si madame votre femme s’étonne de votre dénart
vous prétexterez de l’impérieuse nécessité d’un voyage de quelaues
jours a Saint-Pierre... Quant à ma présence ici... vous l’expliquerez
aisément...Nous partons...etvotrechaloupenousconduitàla Barbade ..
— Sans doute, sans doute, — dit le Gascon embarrassé; car il vovait
une foule de périls dans les propositions que lui faisait le colone!,-sans
doute... mon départ pourrait s’expliquer facilement ainsûmais pour don-
ner des ordres aux nègres pêcheurs,il faudra faire du bruit dans la mai-
son, evemer ainsi l’attention de ma femme...Elle est extrêmementerain-
tiveet s’alarme de tout... Votre présence ici, monsieur, où personne au
monde ne petits introduire, lui donnera des soupçons... et ils amène
tout nléifssairement la sc«ne pénible à laquelle je voudrais échapper à
— Mais alors, milord, comment faire ?
— Il y a un moyen infaillible, monsieur; quelque dangereux que soit
le chemin par lequel vous vous êtes introduit ici, prenons-le; nous sor-
tirons del île a 1 aidedu moyen dont vous vous êtes servi pour ventrer
Une fois à la Barbade, j’instruirai ma femme de l’événement., du cruëi
événement qui me sépare d’elle à jamais , et vous me jurerez à votre
tour, qu’elle ne sera pas inquiétée après mon départ. ’
— Malheureusement,milord,ce que vous me proposez est imnossible
— Comment cela ? F
— Je suis venu par la cavernedu pêcheur de perles, milord.
— Eh bien ? allons-nous en par la caverne du pêcheur de perles
— Il est donc vrai... milord..., vous ignoriez la communication secrè-
te qui existe entre cette caverne et l’abîme qui cerne votre parc ?
Je 1 ignoiais complètement... mais puisque cette communication
existe, servons-nous en pour partir.
— Mais c’est impossible, milord ; on ne peut parvenir dans l’intérieur
de cette caverne qu’en s’abandonnant aux vagues qui vous précipitent'
au fond d’un lac souterrain après vousavoir fait franchir une cataraete
— Et pour sortir de cette caverne?...
Il faudrait, milord, remonter une chute d’eau de vingt pieds de
haut... u 1
— C’est trop fort pour moi... Ainsi, le bâtiment qui vous a amené en
dehors de cette caverne...
— Est parti pour la Barbade, milord... Il n’avait pu approcher de
cette partie de l’île, malgré les croiseurs francais, que parce que cette
côte est inabordable... *
— Je conçois que ce chemin ne soit guère praticable—dit le chevalier
accablé.
— Si vous m’en croyez , milord, vous vous bornerez à annoncer à
M“<-Ia duchessequevous vous absentezpourquelquesjours seulement
J’ai foi dans votre parolede gentilhomme que vous ne ferez aucune ten-
tative pour vous échapper de mes mains.
— Je vous ai donné cette parole, monsieur.
— J’y crois, milord... et mon poignard me répond de son exécution.
— J’aurais été en effet bien étonné si le poignard n’avait pas reparu—
pensa Croustillac.— Il croit parfaitement à ma parole... ce qui ne l’em-
pêche pas de croire autant àson poignard... Mordioux! cette défiance
Mais il ne s’agit pas de cela... Que faire... que Taire... La duchesse n’est
pas prévenue; les esclaves ne m’obéiront pas si je les commande... C’est
fini... me voici au bout de mon rouleau de mensonges...
Force fut à Croustillac de se résigner à toutes les suites de son quipro-
quo. Il regretta sincèrement de n’avoir pu se dévouer plus efficacement
pour la Barbe-Bleue, car il ne doutait pas que sa ruse ne fût découverte
au moment où il mettrait le pied dans la maison.
Il eut. bientôt une autre crainte.
Le Caraïbe , voyant Croustillac revenir accompagné d’un étranger
armé jusqu’aux dents, pouvait attaquer le colonel. Or, ce dernier avait
nettement expliqué à l’aventurier comment, à la première agression il
serait obligé de le tuer sans miséricorde. ° ’
Le chevalier commença à trouver son rôle moins divertissant et à
maudire la sotte curiosité, l’imprudente étourderie qui l’avaient ainsi
jeté au milieu d’une position aussi compliquée que dangereuse.
CHAPITRE XXI. — EiC Repart.
L’esprit de Croustillac était trop mobile et trop aventureux pour s’ap-
pesantir long-temps sur de craintives et tristes pensées, il fit le raison-
nement suivant :
<( Cejourd’hui, comme toujours, j’ai peu ou prou à perdre; si je par-
viens à sortir de la maison, je continue de passer pour le mystérieux
milord duc et je suis traité en prince jusqu’à cequ’on s’aperçoive de ma
supercherie, alors je redeviens Gros-Jean comme devant, et j’ai rendu
un grand service à cettejolie petiteBarbe-Bleue qui s’est moquéede moi,
mais qui m’a ensorcelé,carelle m’intéresse plus queje ne voudrais, plus
qu’elle ne mérite peut-être; car malgré son amour pour ce mari invi-
sible, elle m’a paru furieusement tendre avec le boucanier et cet autre
animal d’antropophage. Enfin, il n’importe...si c’est mon caprice de me
dévouer pour cette petite femme, j’en suis bien le maitre; oui... mais si
au contraire je ne puis sortir de céans? mais si le Caraïbe s’en mêle? ça
se gâte... il est clair que je suis tué comme un chien par cet épais Fla-
mand. Comment donc faire pour échapper à cet inconvénient? Dire
maintenant à l’homme au poignard queje ne suis pas son milord duc?...
cela me sauverait peut-être... Mais non, non, ce serait une lâcheté, et de
plus une lâcheté inutile, car, pour m’empêcher de jeter l’alarme dans la
maison, ce buveur de bière m’expédierait immédiatement... oui, oui...
malgré ma parole de gentilhomme de ne pas chercher à m’échapper, il
me serre toujours de près. Mordioux! que cet homme-là est donc ridi-
cule avec son poignard... Bah!... son poignard... il ne me tuera qu’une
fois, après tout... Allons, courage... courage, Croustillac... et surtout ne
réfléchis pas,cela te porte malheur, tu ne fais jamais de plus lourdes sot-
tises, de plus énormesbévues que lorsque tu raisonnes... Abandonne-
toi à ton étoile, comme toujours ferme les yeux et va de l’avant. »
Raffermi par cetLe belle logique, le chevalier reprit tout haut :
— Eh bien ! monsieur, puisqu’il faut absolument passer par la maison,
pour sortir d’ici... marchons.
— Monseigneur — dit le colonel, après un moment d’hésitation—vous
m’avez donné votre parole de gentilhomme de ne pas vous échapper.
— Oui, monsieur !
— Mais vos gens peuvent vouloir vous délivrer ?
— Sla vie est entre vos mains, monsieur, vous avez ma parole. Je ne
puis rien de plus.
— C’est juste, monseigneur... mais alors dans votre intérêt, prévenez
vos esclaves que leur moindre tentative contre moi vous coûterait la
vie, car j’ai juré, aussi moi, de vous emmener mort ou vif.
— Ce ne sera pas ma faute, monsieur, si vous ne tenez pas votre ser-
ment.... Marchons.
Et le chevalier et le colonel s’avancèrent vers la maison.
Rutler tenait le bras de Croustillac sous son bras gauche, et avait tou-
jours la main sur son poignard; non qu’il doutât de la parole de son
prisonnier, mais les esclaves de Morne-au-Diable pourraient vouloir dé-
livrer leur maître.
Croustillac et Ruller n’étaient plus qu’à quelques pas de la maison
lorsqu’au détour d’une allée obscure, ils virent s’avancer une femme
vêtue de blanc.
Le colonel.s’arrêta, serra fortement le brasde son prisonnier,et lui dit
tout bas :
— Qui est là ? monseigneur, avertissez cette femme, prenez garde
qu’elle crie.
— C’est la Barbe-Bleue, je suis perdu, elle va pousser des cris de paon
et tout découvrir, — pensa Croustillac.
A son grand étonnement, la femme s’arrêta et ne dit mot.
Le Gascon s’écria :
— Qui donc est là ?
— Fait-il donc si noir que monseigneur ne reconnaisse pas Mirette ?
— dit la voix bien connue de la Barbe-Bleue.
Croustillac resta muet, confondu.
La Barbe-Bleue l’appelait aussi monseirjncur, et elle prenait le nom de
Mirette.
— Mordioux!— se dit-il — je n’y comprends plus rien, mais plus rien
du tout... du tout... cela devient de plus en plus obscur. C’est égal, te-
nons-nous ferme et jouons serré.
— Quelle est cette femme ? — lui dit tout bas le colonel. |