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Les Halles à Ypres.
premier de ces principes avait permis d’organiser et de régler
l’industrie et le commerce, de perfectionner les arts et les
métiers, de créer ces produits qui répandaient au loin la répu-
tation de la Flandre. Le second enfantait et accentuait les
divisions, faisait naître ces luttes ardentes et fratricides, qui
effritaient et petit à petit émiettaient l’organisme même sur
lequel reposait les corporations. Ainsi, de leur force naissaient
leurs faiblesses et, semblables à ces amours maternelles qui ne
peuvent concevoir de grandeurs et de richesses que pour autant
que grandeurs et richesses soient l’apanage exclusif de leurs
enfants, ils rapportaient et sacrifiaient tout à leurs associations.
Ces causes dissolvantes, avons-nous dit, n’entraînèrent pas
immédiatement la ruine de la contrée flamande. Pendant
trois siècles, du douzième au quinzième, la richesse des Flan-
dres fit l’envie de l’Europe entière. On connaît le propos que
tint une princesse, tout étonnée du luxe déployé à Bruges
dans les cérémonies publiques. « Je croyais, dit-elle, être la
seule reine ici et j’en aperçois plus de six cents. » Et dans
toutes les villes, au dire des chroniques du temps, ce ne sont :
« que grant feste, grant noblece des seigneurs, grant beauté
« de haultes dames et grans parement de joustes pour l’amour
« d’icelles ». Leurs énormes richesses leur permèttaient non
seulement les plus grands sacrifices, tel que celui que firent les
bourgeois d’Ypres en 125o en donnant 8,000 besans d’or, soit
plus d’un million de notre monnaie pour la rançon de Guillaume
de Dampierre et de Marguerite de Flandre, captifs chez les
Sarrasins, mais elles avaient encore l’avantage de répandre le
goût du beau et de consacrer aux arts des sommes immenses
qui permirent d’élever ces monuments qui, comme les halles
d’Ypres, font encore l'étonnement et l’admiration de notre
époque.
D’après un Mémoire de Lambin ce fut le Ier mars de l’an
1200 que Baudoin de Constantinople, comte de Flandre,
Marie son épouse et Eribalde ou Herbbalde, grand bailli
d’Ypres, posèrent les premières pierres de la Halle de cette
ville. Or, d’après l’excellent ouvrage de M. Alph. Vanden-
peereboom sur ce monument, « cette date si précise n’est
« indiquée dans aucun document authentique. Le beffroi en
« serait la partie la plus ancienne, l’aile orientale de la Halle
« ou « Vieille Halle » ainsi que la chambre des échevins
« étaient achevées en i23o. « La Nouvelle Halle » c’est-à-
« dire l’ensemble des constructions à l’ouest de la tour, fut
« bâtie de 1285 à 1304, puis de i363 à i38o...
« Les noms des architectes du beffroi et de la Halle aux
« draps n’ont pu être retrouvés jusqu’ici, mais on voit par les
« comptes de la ville qu’un « maistre machon » nommé
« Wilhem Melwiet, fut le constructeur, peut-être le maître
« d’œuvre, c’est-à-dire l’architecte des bâtiments élevés de
« i362 à 138o.
« L’édifice de style renaissance situé à l’est des Halles, que
« le vulgaire nomme encore aujourd’hui « le nouvel ouvrage »,
« le Nieuwerk, fut édifié de 1620 a 1623. »
Bâti en matériaux très résistants, en pierre de grès et en
briques blanches, le vénérable monument a pu traverser les
siècles sans en être trop affecté et, à part quelques restaura-
tions dans la partie supérieure du beffroi qui se remarquent
par les tons différents des matériaux employés, l’aspect actuel
est encore celui des temps où il fut construit. C’est le gothique
primaire dans toute sa pureté et sa mâle beauté.
La même porte carrée se répète au rez-de-chaussée, la même
fenêtre cintrée en ogive se multiplie à l’étage, une longue
ligne de créneaux couronne la façade et sert d’appui à une
toiture énorme, continue, dont la ligne supérieure est égayée
par une crête formée de trèfles et de dentelures. Au centre de
l’édifice le beffroi élève fièrement sa masse formidable vers le
ciel, il n’interrompt pas la façade, le parti des fenêtres des
ailes s’y répète, se double d’un étage, les angles se greffent de
quatres tourelles octogonales d’où sort un campanile, troué à
jour, où sont .renfermées les cloches de la ville.
Rien n’est plus simple, rien n’est plus saisissant, rien n’est
plus impressionnant. C’est l’art nu, dédaignant les facilités, les
finesses du métier, apparaissant dans toute son austère majesté.
Primitivement, on trouvait, à l’intérieur du monument, des
locaux pour la vente et le plombage des draps, une teinturerie
et d’autres salles, affectées aux services publics. Aujourd’hui
un marché est installé au rez-de-chaussée, et l’étage comprend
des bureaux pour l’état civil et les recettes communales. La
salle échevinale est restée telle quelle était au moyen âge, on
vient même de la restaurer et d’y placer des peintures, œuvre
de MM. J. Swerts et G. Guffens. Les boiseries des lambris et
du plafond ainsi que la cheminée sont de bon style et l’en-
semble est harmonieux.
Les grandes salles vers la place publique sont innoccupées,
on a eu l’heureuse idée d’y placer de grandes fresques retra-
çant l’histoire si curieuse de la ville d’Ypres.
On y voit indiquées les misères du peuple et des grands ;
leurs plaisirs, leurs joies, le débordement de leur luxe et
comment ils comprenaient la joyeuse entrée d’un souverain
dont le long cortège se déroule dans les rues jonchées de fleurs
et d’herbes verdoyantes, au dire de Chastellain, et tendues
« et encortinées de hault en bas tellement qu’on apercevait
« à peine le ciel par en haut ». Les corporations d’Arts et de
Métiers s’avancent en rangs serrés : les orfèvres, les drapiers, les
tisserands, les foulons, les tapissiers ; tous les corps du travail,
précédés de leurs doyens, de leurs échevins et de leurs sup-
pôts, tous en leurs costumes si pittoresques et si distinctifs se
groupant autour de leurs bannières. Puis le défilé des serments
à pied, étendards au vent, portant fièrement leurs goedendag
et leurs masse d’armes. Ensuite le déploiement des troupes à
cheval, les piquiers, les massiers, les escrimeurs avec le scin-
tillement des armures, des haubergeons et des brigandines,
et le chatoiement des velours, des satins, des soies, des bro-
carts des écuyers aux éperons d’argent, des chevaliers aux
éperons d’or et des grants et haultes dames précédant, sur
leurs chevaux richement caparaçonnés, leur Seigneur et
Maître. Celui-ci apparaissant enfin, dans une auréole de gloire,
couvert de vêtements précieux tout constellés de pierreries et
d’armes éclatantes, majestueusement monté sur un coursier
harnaché avec des housses en drap d’or, avec des croupières
encordes d’or, ayant à ses côtés celle qui, parée comme une
châsse, et toute rayonnante de beauté, jurera bientôt avec
lui : « de garder, de défendre et de maintenir la ville et les
« bourgeois en leurs lois, privilèges, franchises et libertés (1). »
Et ces magnificences se répètent dans toutes leurs fêtes ; le
peuple travaille, le peuple est riche, le peuple dépense.
Nous avons vu que le Nieuwerk, à proprement palier, ne
faisait pas partie de la Halle aux draps. Il en diffère par son
style, par son caractère; c’est une ajoute franchement indi-
quée. Pour le considérer il convient de l’isoler de son redou-
table voisin. Ils ne parlent du reste pas la même langue ; l’élé-
gance mêlée d’une certaine hardiesse est ici la note dominante.
D’après les comptes de la ville, cet ouvrage, ainsi qu’un
escalier pour la Halle aux draps, firent l’objet, en i575, d’un
concours ; une indemnité de 24 livres parisis fut accordée aux
concurrents.
Etant données nos idées actuelles, un concours d’architec-
ture en Belgique, en plein XVIe siècle, nous étonne toujours.
Mais il ne faut pas oublier qu’à cette époque, si l’égalité de
tous les Belges n’avait point été pompeusement déclarée, on
reculait cependant devant toute injustice par trop criante ; que,
de plus, la Flandre suivait en cela l’exemple des autres
nations quand elle ne le donnait pas elle-même. Il convient
aussi, pour être vrai, d’ajouter qu’aujourd’hui notre isolement,
sous ce rapport, n’est pas aussi réel que certains esprits aussi
grincheux qu’anarchistes voudraient le faire croire. Et si sans
parti pris on voulait examiner les faits, on verrait à chaque
instant des concours de jeux de balles, de boules, de tirs à
l’arc ou autres, et de chants d’ensemble, non seulement être
subsidiés largement, tant par les autorités communales que
(1) Formule du serment prononcé à Ypres.
IOI
L’ÉMULATION.
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