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IÆ PRECURSEUR, Samedi 12 Stpteiufjre 1810.
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mon affaire. Soyez donc assez bon pour me la rapporter. En même temps
je viens vous recommander une dame malheureuse qui fait des bourses,
comme lorsqu’on se marie on donne des bourses, je vous prie de donner
la préférence à une dame respectable sous tous les rapports. C’est la
sœur du général Lasalle, brave militaire que tout le monde regrette.
J’espère aussi que vous viendrez vous-même me faire part de tous vos
succès que j’apprendrai avec un véritable intérêt. »
4. A M. Laffarge.
« 51 juillet 1839. .
« Monsieur, sitôt que vous aurez fini votre affaire, venez en premier
chez moi, au lieu d’aller où je vous ai donné les adresses. J’ai encore une
autre jeune fille.C’est une dame demesamiesqui m’a parléd’elle hier au
soir. Ainsi courage et patience. »
3» A M. Laffarge.
» Août 1839.
«Que devenez-vous, très aimable Monsieur? Le bonheur vous rend
invisible. Cela est bien mal. Je suis curieux de connaître vos succès;
l’intérêt que je vous porte me donne ce droit. Venez donc au plus tôt
me faire part de vos joies. »
Dans le courant du mois d’août, M. Laffarge épousa M11* Marie Capelle,
et peu d’instants après leur mariage, les époux allèrentse fixer au Glan-
dier. Quelques discussions signaient les premiers instants deleur union;
mais bientôt la bonne harmonie se rétablit entre eux, et pendant un
voyage que dans le courant de décembre M. Laffarge fut obligé de faire
à Paris, sa femme lui écrivait les lettres suivantes :
« Ce jeudi....
« Samedi soir, je revenais au Glandier; je dormis peu et je pensai
beaucoup à toi, mon cher Charles; tu vois que nos cœurs se compren-
nent et qu’ils défient la distance Repose-toi toujours sur celui de ta
Marie: il renferme en lui d’intimes affections inaltérables, dévouées,
qui, pour ne pas être exprimées en caresses ou en paroles, n’en sont
que plus concentrées et plus tiennes. Tout ce qui est mystérieux est
beau, et la parole a sa modestie, pour garder les doux mystères de
l’âme; ce que tu médis méfait plaisir et espoir. J’aime M. de Fahune,
j’aime le chef de bureau, j’aime tous ceux qui abrègent ton absence.
Seulement, mon ami, mets de la prudence alors qu’il s’agira du retour;
ta présence peut tout hâter, tout obtenir, et si l’on vous oublie présents
à Paris, juge si les absents ont tort. La difficulté des affaires d’argent
m’effraie horriblement, mais courage! Avec la volonté ferme, l’homme
est tout-puissant; plus que personne tu sais vaincre.
« D’après ma lettre, tu auras été chez Mme Wells; je doute que tu aies
réusssi, mais tu n’as pas oublié sans doute de tenter M.de Rotschild par
l’entremise de mon oncle de Marlens. Tu auras pris des renseignements
sur la possibilité d'exploiter ton brevet à l’étranger ou Chez les maîtres
de forges français; enfin tu devrais faire des arrangements possibles
avecunassocié;il faut tenter de tout et avoir plusieurs cordes à son arc.
II me semble impossible que tu reviennes ici sans une décision sur ce
point; sans fonds tu ne peux tirer avantage de ton brevet. A Tulle et à
Limoges, ils sont sans le sou. M. Elmore ne connaît personne à qui il
puisse s’adresser; aussi je crois inutile de lui en écrire. N’oublie pas
que pour mes affaires de Villers-Hélon tu es le maître; ce que j’ai est
à toi : emprunte, vends, j’approuve tout d’avance. Il me semole que
30,000 fr. sur-le-champ seraient indispensables pour acheter des bois.
ic J’ai été hier diner et coucher à-Vizois, et je suis revenue ce matin
sans accident ni fatigue, Mad. Fleignat a été excessivement reconnais-
sante de ma venue, j’avais une jolie toilette, et j’étais assez passable pour
flatter leur amour-propre de petite ville et de parents. Je fus fêtée par
tous et particulièrement par MM. Goudal et Duchaland. Mad. L... est
une grande femme qui se pose en saule pleureur dans le coin de la che-
minée, regrette Limoges, s’ennuie à mourir dans sa nouvelle famille, a
de beauxyeux, de superbes manières, une vilaine bouche, beaucoup de
nullité dans l’esprit,une jolie taille, beaucoup de vanité;j’affichai autant
de bonbonne qu’elle mettait de raideur; elle sefit victime, moi heureuse;
enfin je voulus écraser ses airs de princesse, et on dit que j’ai bien réus-
si. M. Ferdinand lui-même se fit un peu moins que grosse et lourde b...
pour me plaire ! Miracle des miracles !
« Adieu, mon cher seigneur et maître; je dépose mes petits succès à
vos pieds. Aimez-moi, car je vous aime; regreltez-moi, car je vous re-
grette; embrassez-moi, car je vous embrasse de toute mon âme. bon-
soir. Je baisse ma tète pour que tu me donnes un tendre baiser sur mes
yeux; en voici deux pour les liens. tn (1).
h Voilà encore cet ennuyeux facteur qui manque, et comme je crains
un jour de retard pour ma lettre, je te l’envoie par Uzerches. »
La lettre suivante vient après celle que l’on vient de lire :
» Ce jeudi...
« Oh ! la vilaine procuration qui m’arrive sans un baiser de mon très
cherami! Jedélesteles affaires qui nous séparent; le temps me semble un
siècle loin de toi. Je t’aime, mou Charles, je te le dis, parce que je le sens
de tout mon cœur, parce que le dépit en recevant cette grosse lettre
vide de toi et d’amour, me l’a prouvé à moi-même. Pour l’écrire ce soir,
l’ai fait la toilette; mes cheveux flottent, mes yeux brillent de souvenirs
qui se rapportent tous à toi. Tu m’aimeras ! mon miroir me le dit. et je
l’en remercie, car il est doux d’espérer plaireà ce qu’on aime. J’ai lu ta
lettre d’hier à notremère; elle t’embrasse, et nous nous sommes un peu
encouragées en .lisant tes expressions plus calmes et espérantes.
« Emma est repartie ; j’en suis tachée, car elle est gentille et nous
aime bien. J’ai eu ce matin ta visite de M. D...41 passa deux heures à
causer assez lourdement. Je lui ai trouvé un rhume de cerveau dam
l’esprit, e til m’a éternué quelques grosses naïvetés. (S’il n’avait fait trois
lieues, pour me voir, je dirais bêtises.)
« M. Denis n’est pas encore de retour. La forge va bien; mais on craint
une pénurie prochaine de charbon. MM. Mauiot et Léon nous tiennent
rigueur. Je crois plus en la persuasion truffée qu’en celle épistolaire, et
j’espère dans les estomacs bourrés par tes soins. Je l’en prie, ne reviens
pas pas sans avoir tranché d'une manière ou d’uno autre la difficulté
d’argent.
« Quoique je ne sois pas malade, j’ai ce soir une petite migraine qui
me fait fermer les yeux et qui m’empêche de t’écrire plus longuement,
sans faire cependant que je t’aime moins. Je vais me coucher et me
soigner pour toi. Il faut que j’aie cette raison pour que je te quitte si
vite, quand je t’aime si bien. Adieu trois fois du fond de famé, u'mabie.»
Sur une feuille détachée :
« M. Denis vient d’arriver,et nous essayons de faire partir les paquets
pour demain. La forge va très bien ; la plupart des bois sont rentrés
(ceux qui se perdaient) ; M. Denis partira pour Limoges et Guéret.
Adieu, mon ami, que Dieu vous conserve ; votre Marie vous suit de ses
pensées et de son amour. Elle est et sera toujours à loi, mon Charles.
J’ai fait mes visites, et je fi s reçus particulièrement bien par M. Hoche
père, qui me touche véritablement par sa réception. Mad. Hoche jeune
se mit en quatre. Je fus chez mesdames Penet, breton, Laffarge, oh I
le stupide fils ! Boucher, Chamaill ird... Le curé et l’abbé, que je trou vai
charmants, parlant bat, opéra, italien, tout cela avec soixante ans, ce
qui le rendait permis. M. Auguste Hoche me reçut avec un empresse-
ment quilui fit sautersix marches d’escalier au'risque de son cou ; sa
femme me plaît ; madame Fleignae est parfaitement aimable pour moi
et parait m’aimer ; elle me donne à diner avec tout V izois la semaine
prochaine, si le temps me permet de revenir.
r MAniE.»
M. Laffarge ne témoignait pas à sa femme une affection moins vive;
et la lettre qui suit a cela de curieux qu’elle indique que l’idée d«s gâ-
teaux sympathiques appartiendrait à Mad. Laffarge la mère :
« L’idée de ces deux petits gâteaux de notre mere m’enchante, et en-
core son génie de vouloir me faire dîner avec toi : maintenant il faut
que je te dise tout bas un petit secret: ici je comple les minutes, les heu-
res, les jours, les quantièmes; j’ai bien peur que tu n’aies pas assisté au
dîner où tu m'avais invité, et voici comment : tu m’engages donc à
.manger, à minuit précis, le délicieux gâteau; d’un autre côié, je vois
dans la lettre d’aujourd’hui que le 17 tu te proposes d’aller manger une
dinde aux truffes. Ta lettre est timbrée du 17, et le 17 est précisément
mardi, jour indiqué; il est donc incontestable, ma petite femme, que tu
m’auras fait faux-bond, à moins qu’il n’ait fait aussi mauvais temps
qu’à Paris, car tu n’aurais pu voyager. Moi, ce jour-là, j’étais Invité à un
gala; j’ai refusé pour dîner avec toi.
« Après cette petite cause faite, je t’en supplie, ma bonne amie, reste
chez toi, pour suivre un régime bien observé. Si tu ne le fais pas pour
toi, que ce soit pour moi, je te le demande en grâce. De tous côtés, j’ai
des notions sur toi ; je sais que tu n’as jamais voulu te soigner ; cela fait
mon désespoir à venir et me rendra la vie bien cruelle, si maintenant,
comme tu me le dis, tu vis pour moi. Je sais que tu te trouves à peu près
dans te même état que quand je fus forcé de te quitter ; tu vois que tu
n’es pas encore bien forte; tu simules cependant de bien manger, de
bien aller. Je t’en supplie donc, Marie, si tu as de l’amour pour moi,
soigne-toi comme je vais te le dire :
_1. Mettre huit ou dix sangsues à i’estomac. 2. Un cataplasme sur les
piqûres. 5. Prendre régulièrement deux L... par jour. 4. Un bain tous
les trois jours et se mettre aussitôt au lit pour éviter les accidents du
froid. 5. Boire par gorgées seulement du lait frais et froid. 0 Un peu
plus tard quelques fruits bien cuits. 7. Enfin, sucer des os de volaille et
manger un peu de blanc ; accoutumer malgré lui ce pauvre estomac
à manger de l’aspic ; rien qui puisse te remettre aussi bien.
« Au moment où je t’écris, moi, ma bonne amie, je suis un peu souf-
frant ; j’éprouve une très forte migraine. Je ne puis plus écrire malgré
ma bonne volonté. Adieu, »
T) Ces lignes forment des carrés sympathiques; celui des deux époux
écrivait y apposait ses lèvres, et le destinataire devait y déposer ses
Suite de l'audience du C septembre.
Voici la déposition que nous avons omise hier :
M. de.Chauveron, avocat âgé de 49 ans. demeurant à Votézac, dépose:
Le 10 août 1840, de grand matin, M. Bufïière, beau-frère de M. Laffarge,
entra chez moi; il m’apprit que M. et Mm<- Laffarge étaient arrivés fa veille
au Glandier dans la soirée; que peu de temps après avoir.été installée
dans son appartement, Mad. Laffarge avait écrit à son mari une lettre
épouvantable, à la suite de laquelle il y avaiteu entre les nouveaux époux
tes scèues les.plus violentes et les plus déchirantes pour M. Laffarge. 11
ajouta qu’il venait me prier instamment de la part de la famille de me
rendre sur-le-champ au Glandier pourlui donner mes conseils. Dans une
aussi déplorable conjoncture, je n'hésitai pas à répondre à cet appel.
Arrivé au Glandier en toute bâte, je trouvai M. Laffarge sur son lit,
en proie au désespoir le plus affreux. Aussitôt qu’il me vit, il sauta à
mon cou, et me pressant entre ses bras, il me dit à travers ses gémisse-
ments et ses sanglots : h Au nom de l’amitié qui vous unissait à mon
père venez à mon secours, je vous en supplie ; je suis le plus infortuné
des hommes. Le plus grand malheur qui put m’arriver c’est mon ma-
riage. J’ai épousé une femme qui non-seulement me déteste, mais qui
est folle d’un autre, et elle veut me quitter ou se tuer. C’est un coup de
foudre qui m’atterre d’autant plus que je m'y attendais moins. Tout
jusqu’au jour d’hier s’était bien passé, soit à Paris, soit dans le voyage,
et alors que je me livrais au bonheur d’aimer cette femme, et à l’espoir
d’en être aimé, elle a détruit toutes mes illusions et a brisé mon cœur
de la manière la plus amère. »
Et comme, pour le consoler, je témoignais quelque doute sur se con-
jectures, pour toute réponse, il me dit, en me présentant la lettre que
Mad. Laffarge venait de lui écrire, prenez et lisez. Pendant ce temps,
Mad. Laffarge mère et Mad. Buffière, sa fille, se promenaient dans l’ap-
partement.
La mère pleurait à chaudes larmes, et ne disait rien. Sa fille pleurait
aussi, et s’approchant de son frère, elle lui disait: « Pauvre Charles !
tu méritais un meilleur sort; que je te plains ! C'est une méchante fem-
me; à ta place, je ne voudrais pas la retenir de force; je ne voudrais pas
vivre avec elle; je la laisserais partir. Si tu ne le fais pas, il t’arrivera
malheur. Je me retirai dans l’einbrâsure de la fenêtre pour lire la lettre.
Je la lus cinq fois de suite; et quand j’eus fini, je ne pus me défendre
d’un sentiment d’effroi prononcé sur l’avenir des deux époux. Je ques-
tionnai M. Laffarge sur les principales circonstances de son mariage. 11
me raconta qu’il avait été commencé et terminé en dix-sept jours; que
sa femme avait témoigné autant d’empressement que lui pour le con-
clure; que, sans les délais exigés par la loi pour les publications, le ma-
riage se serait encore célébré bien plus vite; que, dans un aussi court
espace de temps, il n’avait pu s’assurer si elle avait beaucoup d’amour
pour lui; mais qu’il avait espéré que ce sentiment viendrait plus tard,
comme dans tous les mariages de convenance.
Après avoir réfléchi de nouveau sur la lettre et sur cette confidence,
je changeai d’idée. La lettre ne me parut plus si terrible; je me dis :
celle qui l’a écrite est une jeune tille petite-maîtresse accoutumée à la
vie luxueuse de Paris, à qui l’aspect pittoresque mais solitaire du Glan-
dier aurait fait horreur, qui s’est crue perdue en y arrivant, et qui veut
en sortir à tout prix, même en foulant aux pieds les liens du mariage
qu’etle vient de contracter. En écrivant, elle n’a eu d'autre but que de
blesser l’amour-propre et de froisser la sensibilité de son mari ; elle a
voulu l’irriter et provoquer sa colère au point de se faire chasser du
Glandier.
Une fois mes idées arrêtées sur ce point, j’eus à m’expliquer avec M.
Laffarge. Il me demandait toujours ce qu’il avait à faire et réclamait
mon intervention pour un rapprochement si je le croyais possible, en
me confiant que malgré la lettre il aimait éperdùment sa femme- Je lui
dis en propres termes : vous avez fait une faute énorme, c’est d’aller
prendre à Paris une femme sans la connaître de longue main ; et par
cette fatale imprudence vous vous êtes exposé à ce qui vous arrive. 11
doit y avoir autre chose dans le mariage qu’une simple spéculation de
fortune.
Du reste, la règle de votre conduite n’est pas difficile à tracer. Vous
n’avez pas deuxenemins à suivre; dans quelque position qu’on se trouve
placé par la Providence, il faut en accomplir les devoirs.
Aujourd’hui, comme mari, vous devezètre le soutien de votre femme,
vous devez lu protéger contre ses erreurs, ses faiblesses, et surtout les
écarts d’une imagination trop exaltée ; vous devez épuiser tous vos ef-
forts pour la ramener à des sentiments plus convenables et la faire ren-
trer, par une direction sage et éclairée, dans la bonne voie dont elle n’a
sans doute dévié que par l’absence des principes de religion et de mo-
rale qui, malheureusement pour elle, ne paraissent pas avoir été labase
de l’éducation qu’elle a reçue. D’ailleurs, si, après s’être enfuie, elle se
jette dans une voie aventureuse, et qu’elle y fasse naufrage, sa famille
et le public vous accuseront de sa perte ; on dira que vous n’avez songé
qu’à sa fortune.
Du reste, ajoutai-je, vous avez le plus grand intérêt à ce que cette
rupture n’éclate pas, soit pour éviter les sarcasmes du public, soit pour
prévenir l’altération de votre crédit. Il est donc de la plus grande im-
portance pour vous, sous tous les rapports, que votre femme ne puisse
pas prendre la fuite, et, au besoin, je suis d’avis qu’elle soit gardée à vue
sans qu’elle puisse s’en douter aucunement, et que vous soyez inflexible
sur tout projet de séparation; mais que pour cela vous lui fassiez toutes
les concessions que votre fortune pourra vous permettre pour tâcher de
lui rendre son séjour au Glandier agréable.
Mes conseils furent accueillis par M. Laffargeavecd'autant plus d’em-
pressement qu’ils entraient parfaitement dans ses vues. Enattendantle
déjeûner, je quittai M. Laffarge pour causer avec Mad. Ponthier, qui
était arrivée au Glandier avec les nouveaux époux. Je lui demandai si
elle avait vu pendant la route le Charles dont parlait la lettre. Elle répon-
dit que non.
L'heure du déjeuner arrivée, je fus présenté à Mad. Laffarge. A la ma-
nière dont elle me reçut et dont elle prit part à la conversation, je ne
tardai pas à m'apercevoir que chez elle, à une intelligence élevée, se joi-
gnaient la grâce, l’aisance et le bon ton de la meilleure société de Paris.
Le déjeuner fut froid (rires)..., cérémonieux. Après le déjeuner, je pro-
posai une promenade. Nous allâmes, Mad. Ponthier, Mad. Laffarge et
moi, sur 1 a terrasse, au bas de laquelle coule, à une assez grande pro-
fondeur, l’eau qui fait mouvoir la force du Glandier. Je marchais en
arrière de ces dames. Mad. Laffarge suivait constamment le bord de la
terrasse.
La conversation languissait malgré tous mes efforts pour la ranimer.
Mad. Laffarge ne répondait que par des monosyllabes. Elle avait l’air si
| triste et si désespéré, elle mettait une affection si marquée à se rappro-
cher du parapet de la terrasse, que malgré moi, je revins quelques in-
stants aux idées de suicide de sa lettre à son mari; et que craignant
qu’elle ne voulût se précipiter dans l’eap, je m’approchai plusieurs fois
d’elle dans l’intention de la retenir par ses vêtements si elle tentait de
s’y jeter. J’ai tout lieu de croire que Mad. Ponthier partageait mes ap-
préhensions. Aussi bientôt nous dirigeâmes nos pas sur un autre point
où il n’y avait pas de danger.
Peu de temps après, Mad. Ponthier me laissa seul avec Mad. Laffarge.
Le cours de notre entretien particulier fut très froid. Je fis tous mes
efforts pour l’animer. Je réussis. Nous parlâmes politique, musique, lit-
térature, et après le rapide échange de nosidées sur ces matières, Mad.
Laffarge redevint calme et tranquille. Elle prit un air de sérénité par-
faite, et avec une grâce infinie et une amabilité exquise, elle mit par-
fois beaucoup d’enjouement dans sa conversation.
Je crus pouvoir alors faire quelque allusion à sa position et essayer
mon rôle de médiateur. Je fis un parallèle entre les plaisirs de Paris et
ceux de la campagne. Je parlai du Glandier et de ses avantages, j’en
vantai le séjour. Loin de me contredire, Mad. Laffarge fut tout-à-fait de
mon avis. Elle me dit que les ruines du Giandier l'intéressaient beau-
coup, qu’il serait facile de leur donner à peu de frais un air romanti-
que qui serait d’un très bel effet, que ce qui lui déplaisait, c’était que les
appartements étaient trop vastes, qu’elle songeait à les disposer autre-
ment. Elle finit par m’engager à venir au Glandier le plus souvent pos-
sible,
Je vis alors qu’il y avait chez Mad. Laffarge ou une mobilité extraor-
dinaire de sensations et d’idées, ou qu’elle possédait au suprême degré
l’art de feindre etde dissimuler. Je vis qu’elle se retranchait dans une
réserve qu’il serait inutile et peut-être peu convenable de vouloir pé-
nétrer dans une première visite. J’en étais-là, lorsque Mad. Ponthier
vint me dire que M. Laffarge me demandait. Je me rendis près de M.
Laffarge, qui voulut savoir tout ce qui s’était dit entre sa femme et moi.
Je lui en rendis sommairement compte; jelui dis combien j’admirais
les belles manières et l’esprit de sa femme ; combien il me paraissait
difficile de trouver dans le Limousin un genre de vie qui convint à son
éducation. Je tâchai de lui faire comprendre que c’était un écueiià évi-
ter. et je m’en référai à mes précédents conseils. Il me demanda s’il
amènerait sa femme aux courses de Pompadour qui devaientavoir lieu
deux ou trois jours après. Je lui répondis que non, de peur que le Char-
les dont il était question dans la lettre ne lut à Pompadour. Au surplus
nous nous y donnâmes rendez-vous. 1
Sur ces entrefaites. Mad. Laffarge entra accompagnée de Mad. Pon-
thier, et demanda de ses nouvelles à son mari avec les marques de la
tendresse la plus affectueuse, ce qui me frappa au dernier point; il en
fut lui-même si louché, qu’il voulut lui serrer la main, mais il ne le put
parce qu’elles’éloigna rapidement pour aller se placer dans l’cmhrâsure
d’une croisée. Je priscongéen demandantà Mad. Ponthierun entretien
particulier.
Je lui fis part de mes craintes sur l’avenir des jeunes époux; j’ajoutai
que j 'avais la conviction intime qu’un peu plus tard ou un peu plus tôt,
Mad. Laffarge se soustrairait à une surveillance qui ne pourrait être
éternelle, abandonnerait son mari et reviendrait à Paris. Je la suppliai
de rester le plus long-temps possible au Glandier, pour conjurer par sa
présence les orages inévitables que je présentais.
Je rètrôuvai M. Laffarge aux coursés de Pompadour. Il était plus que
jamais .épris de sa femme. Il m’assura que ses dispositions étaient bien
meilleures pour lui. U me dit qu’il attachait peu d’importance aux faits
passés. Je crus comprendre que son amour-propre était froissé et qu’il
avait du regret de m’avoir fait les révélations que j’avais reçues, et je
dus cesser de compatir à des souffrances qu’on n’avouait plus. Je reçus
diverses invitations que je n’acceptai pas.
Le 13 janvier, la famille Laffarge m’envoya de grand matin un exprès
pour me rendre au Glandier. Ne me voyant point arriver, elle m’en ex-
pédia un second que je suivis. Après avoir reçu les confidences qu’elle
avait à me faire, j’entrai dans la chambre de M. Laffarge, où il n’y avait
que Mad. Laffarge mère, Mad. Bussière, M11* Brun et Mlle Emma Pon-
thier.
Quelques instants après, M. Lespinasse, médecin, arriva, il se plaça
devant la cheminée, le dos tourné contre le feu. Je fus à lui, le conju-
rant de constater les causes de la maladie. 11 médit : Chut!! ne parlez
pas de cela. Je comprisalors qu’il était rentré quelqu’un. Je me retour-
nai, et je vis derrière moi Mad. Laffarge.
Je m’éloignai de quelques pas, en proie aux émotions les plus péni-
bles. Je vis que M. Laffarge se mourait, je sortis.
M. l’avocat-général. — Quelle est la nature des communications qui
vous ont été faites par la famille Laffarge ? — R. Je les ai reçues comme
conseil, et je ne puis les révéler à la justice.
M* Paillet. — Il importe de remarquer l’impression reçue par le té-
moin après cinq lectures de la lettre qu’il attribue avec beaucoup de
sens à une fièvre d’imagination passagère.
M. DeChauvron. — D’abord, j’eus peur; puis mes réflexions me ras-
surèrent.
M» Paillet. — C’est de l’ensemble de vos réflexions qu’est née votre
sage opinion; cela est encore mieux.
Audience du 7 septembre.
L’audience est ouverte à 8 heures 1(4. L’affluence des curieux s’accroît,
et long-temps avant l’ouverture des portes, des dames en grand nom-
bre attendaient sur le perron qu’on les laissât pénétrer dans la salle.
M. l’avocat-général. On nous informe que le sieur Angelby, dont M.
le président avait ordonné l’audition, en vertu de son pouvoir discré-
tionnaire, après la déposition de M. Sirey, n’a pas été trouvé à son
domicile.
M. l’avocat-général. Accusée, lorsque Laffarge décéda, connaissiez-
vousl’existence des testaments en faveur de Mme Laffarge mère etde
M" Buffières? R. Non, monsieur.
D. N’avez-vous pas fait prendre à Paris des informations sur la possi-
bilité de vous adjoindre un associé pour la direction des usines dont
vous deviez vous croire propriétaire du fait du testament qui était entre
vos mains ? Garat, votre tante, ne vous a-t-elle pas écrit à cet égard?
R. Ma tante Garat, qui m’a servi de mère, a pu me donner des conseils
sur la conduite que j’avais à tenir au milieu des innombrables difficul-
tés où je me trouvais, j’ai pu lui demander qu’on m’envoyât un mem-
bre de ma famille pour veiller à mes intérêts ; mais je ne crois pas lui
avoir demandé un associé.
D. Cependant nous avons ici une lettre qui tendrait à la confirmer.
Cette lettre, je vais avoir l’honneur de la communiquer à MM. les jurés,
iis sauront de quelle valeur doivent être les déclarations de l’accusée.
La voici :
Madame de Garat à Madame Laffarge.
21 janvier 1840
k Ma pauvre Marie ! mon Dieu ! dans quel état tu dois être ! que je
te plains, que je suis malheureuse de ne pouvoir voler près de toi pour
calmer les orages de ce cœur si déchiré ! Quelle infamie que les idées
que ta belle-mère a mises en avant ! mais c’est révoltant ! Jusqu’où la
douleur d’une mère peut-elle l’égarer ? c’est sa seule excuse. Du reste,
tu n’as pas l’air de t’en occuper, et tu as bien raison. Une semblable in-
famie me paraît impossible, et elle l’est réellement. Il faut donner, cher-
cher, exiger toute espèce d’éclaircissements; car il ne faut pas le plus
petit doute à des ennemis, et ta réputation, ton honneur doivent sortir
blancs et purs comme ta conscience.... Tu me brises le cœur, ma pauvre
Marie; excusez pourtant cette pauvre mère, si malheureuse aussi, car
la douleur d’une mère est si énorme, qu’elle peut tout se figurer. Mais
c'est égal, c’est affreux ! Hélas ! l’intérêt ausssi est capable de tant de
choses !
» Enfin, je ne comprends pas trop que tes affaires aient besoin de
Scellés : il y a donc besoin de cela aussi avec un testament ? car je crois
que tu as dit qu’il y en avait un en ta faveur. Nous cherchons à t’envoyer
un homme d affaires pour régler tes intéréts de fortune. Je viens d'en-
voyer chercher M. de Chambine. S’il venait de bonne heure, je pourrais
te dire quelque chose dans cette lettre; j’aimerais qu’il pût aller chez
toi....
h M. de Chambine pourrait peut-être aussi faire quelques arrange-
ments avec toi pour les forges. Quant à Charles, il ne veut, pas s’éloi-
gner de Paris sans une place de 20,000 fr. au moins,et puis il faut régler
toutes les affaires avant de penser à te trouver un associé. »,
Ainsi, messieurs, il est bien évident que cette lettre ne peut être
qu’une réponse à l’exposition par l’accusée des nécessités de sa position.
D. Accusée, il paraîtra au moins extraordinaire qu’après la perte dou-
loureuse que vous veniez de faire, vous ayez pu vous préoccuper avec
tant de lucidité de vos affaires d’intérêt. R. Ma tante Garat m’avait ser-
vi de mère, pourquoim’aurait-elleabandonnéedanscettecirconstance?
M» Paillet. Je demande à constater ce fait que l’accusée était fort ras-
surée sur la gravité des accusetions portées contre elle. C’était la fortu-
ne de son mari qu’elle avait en vue, eh bien! messieurs, elle n’a dans
cette famille recueilli qu’une ruine complète, jamais vous n’avez vu ab-
négation pareille à celle qu’a montrée M»' Laffarge, soit avant, soit
après la mort de son mari. Nous vous le prouverons.
M. l’avoeat-général, M. de Chauvron, nous vous avions permis hier
de vous retirer, mais ignorant ce qu’ont à dire les nombreux témoins à
décharge cités par l’accusée, nous croyons devoir vous retenir, à moins
cependant que la défense ne s’explique. Elle a par exemple citéM.Coin1
clion Beaufort, pèré de la première femme de M. Laffarge; si la défense
nous permettait d’entendre ce témoin, peut-être pourrions-nous vous
permettre de retourner à vos affaires.
La défense déclare ne pouvoir intervertir l’ordre des témoins.
M. l’avocat-général. Veuillez, monsieur, de Chauvron, nous dire ce
que vous savez sur le premier mariage de M. Laffarge.
M. de Chauvron fait à la cour l’historique de ses relations avec la fa-
mille Laffarge. Nous ne donnerons pas ici la série de biographies dont
se compose cette déposition ; elle a pour but de constater la moralité,
la fortune. la piété filiale et la générosité de M. Laffarge fils, toutes cho-
ses sur lesquelles les précédents témoins se sont déjà suffisamment ex-
pliqués. .
Le témoin, ramené à la question par M. l’avocat-général, déclare que
le premier mariage de M. Laffarge ayant été négocié par M. Bedoch, il
n’y figura que comme conseil. .
J’ai vu, dit-il, deux fois M. Laffarge. Notre seconde entrevue eut lieu
sous de tristes auspices. Mad. Laffarge allait mourir, et voulait faire a
son dernier moment un testament en faveur de son mari. Je fus appelé
pour donner mes conseils à l’officier public chargé de recevoir cet acte.
Je m’approchai du lit de la malade; elle me saisit les mains en s’écriant:
Tout pour Charles, ce bon Charles qui m’a tantaimé !
M. l’avocat-général. — Quelles furent les suites de ce testament. —
R. Monsieur !!! je ne puis donner des explications sur ce sujet; ce testa-
ment, a enfanté un procès entre la famille Laffarge et M. Beaufort. Ce
procès, jugé à Brives, est aujourd’hui peiïdànt devant la cour royale de
Limoges. Les paroles que je pourrais prononcer dans cette enceinte
pourraient n’étre pas sans retentissement. . . .
D. Mais, monsieur de Chauvron, sans vous livrer à l’appréciation des
points des points de droit qui font le fond de procès, ne pourriez-vous
nous exposer les faits dans toute leur simplicitité ? — B. Ce testament
constituait à M. Laffarge une propriété de 23,000 fr. et une survie d une
somme égale, en outre d’une pension viagère de 1.000 fr. , les droits çon-
sacrés par ce testament ont été attaqués par la famille Beaufort qui vient
de perdre son procès en première instance à Brives.
D. Mais enfin, et c'est ce que nous voulions constater, M. Laffarge
était-il débiteurou créancier vis-à-vis la famille desa première femme:
— R. Le gain de ce procès constitue aujourd’hui sa famille créancier
de celle de M. Coinchoin Beaufort. „
D. La famille Beaufort eût-elle à se plaindre de la conduite de Laltarge
vis-à-vis de sa femme ? — R. Ah ! monsieur ! sa conduite fut parlai »
c’était la bienveillance en personne. , . ..
M' Paillet. Il est ici souvent, très souvent question de testament,. •
de Chauvron voudrait-il nous dire s’il a eu connaissance des testam ■
successifs faits par Laffarge avant son départ pour Paris, celui * '
Laffarge, on le sait, constituait Mad. Laffargejeune légataire un,Y®J“
de la fortune du testateur. R. Monsieur.je n’ai pas pu avoir connais®
de ce document, puisqu’il fut envoyé par Mad. Laffarge a son nol
M. l’avocat-général. Les jurés se rappellent qu’au départ de kaffarff®
pour Paris, deux autres testaments furent faits par lui, 1 un en
de sa mère, de sa sœur. On sait aussi que Laffarge résista long- P
aux sollicitations que fit sa mère pour lui faire changer ses dispo.
testamentaires. Je ne fais qu’un voyage d’un mois, disait-», ce
ment rend Marie heureuse, pourquoi troublerions-nous son no ■
Pour établir la profonde sensibilité du malheureux Laffarge. u no - - |