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TABLETTES DU PRÉCURSEUR.
ANVERS, SAMEDI 12 SEPTEMBRE S840.
¥.» «liasse au Itequin.
Je comprends la chasse au lion et au tigre, je comprends aussi que
pour se débarrasser d’un voisinage périlleux l’on chusse le boa, le ser-
pent noir et le serpenta sonnettes. Le rhinocéros et l’éléphant devaient
avoir également leurs ennemis, leurs vainqueurs, car l’homme veut
trôner eu tous lieux et ne peut souffrir de rivaux parmi les quadrupèdes.
A peine le condor et l’aigle échappent-ils au haut des airs à la bulle du
chasseur qui va souvent les chercher au-dessus des nuages. Le castor et
la marmotte ne sont guère protégés par leurs demeures souterraines;
vous avez vu les glaces polaires n’offrir qu’un faible obstacle à l’audace
et à la persévérance du chasseur allant poursuivre l’ours blanc au-delà
du cercle arctique. Ainsi dope tous les animaux ontété vaincus, tous ont
trouvé leur maître, leur dominateur orgueilleux; l’air et la terre ont eu
quelque sorte été soumis au même despoteavidede posséder, impatient
de tout {envahir. L’homme seul peut lutter à forces égales contre
l’homme.... Je me trompe, les passions ont plus de puissances encore
que nous : les passions sont les seules souveraines du monde. Des mai-
sons flottantes ont étendu leurs bras robustes et livré leurs voiles aux
vents; d’intrépides matelots ont balayé les mers d’un pôle à l’autre et
traqué la baleine dans son empire.
Cela se conçoit, mille nains peuvent attaquer etsoumettre un colosse,
et puis le navire qui porte ces provocateurs audacieux a de solides bor-
dages fortement chevillés et une carène bardée de plaques de cuivre. Il
marche aussi, lui, presque aussi vite que le vent ; il court presque aussi
rapidement que le monstre sur lequel il brûle de se ruer. Gare le choc
pourtant ! car la tète de la baleine est dure, et si elle se fâche, le vais-
seau sera entrouvert et l’équipage englouti dans une tombe muette.
Ne croyez pas, mes amis, à ces événements tragiques racontés par
tant de voyageurs casaniers, témoins oculaires de scènes effrayantes
où le requin avalait un homme comme vous avalez un goujon. Ces
choses-là ne se voient que dans les romans ou dans les livres écrits
pour faire peur aux petites filles.
Le requin, j’en conviens, a un triple rang de dents aiguës et tran-
chantes ; il est vorace autant que tout autre animal terrestre ; il paraît
insatiable, il mâche, il mâche toujours, même alors qu’il est plongé dans
le sommeil; il triture les débris d’avirons que les matelots lancent à la
mer; il avale les linges, le goudron, les morceaux de câble, et plus vous
jetez d’aliments à sa gloutonnerie, plus sa voracité parait insatiable.
L’on a dit et l’on a sou ventécrit aussi que le requin sentait, au milieu
des flots, les exhalaisons des corps malades enfermés dans les batteries
ou le faux-pont des navires. C’est encore là une de ces croyances ridi-
cules qu’il faut reléguer parmi les contes, enfants d’une imagination dé-
réglée ou avides du merveilleux.
Le requin nage lentement; sa course habituelle est de trois à quatre
nœuds à l’heure; si le navire prend un élan plus rapide, il est rare que
le requin que vous voyez passer auprès de vous suive le sillage en dé-
pit de son instinct qui lui indique partout l’espérance ; et vous le voyez
s'éloigner mâchant le flot comme pour se venger de ne pouvoir attein-
dre une proie plus nourrissante. On a vu quelquefois au milieu d’une
tourmente la lame écumeuse lancer sur le rivage un requin trop faible
pour résister aux secousses de l’Océan. C’estalorsque l’on peut étudier
la force du requin. Les bois les plus durs sont percés comme par des
vis ou des clous. Une branche de pin ou d’ébène de la grosseur du bras
est broyée comme de la paille, et les traces creuses de ses dents sont
empreintes sur le fer même.
Nous avons essayé de harponner les requins qui venaient rôder autour
du navire ; et soit que les bras de Vial ou de Marchais ne fussent point
assez exercés, il nous a été impossible d’en saisir un seul de cette façon,
si commode contre les marsouins et les dorades, tandis que dans le dé-
troit d’Ombay nous en avons pris six en un seul jour à l’aide de l’émé-
rillon.
Marchais, Barthe, Vial et Petit surtout se sentaient humiliés de leur
impuissance à lutter contre ce vorace ennemi sans cesse en guerre avec
tout ce qui respire.
J’ai vu souvent dans les zones équatoriales les navires retenus par les
calmes jeter une voile à l’eau, lui faire faire une sorte de cerceau dont
les bords ne s’élevaient au-dessus de l’Océan que d’un pied, et où une
partie de l’équipage se livrait au plaisir de la natation. Eh bien! jen’ai pas
entendu direqu’un requin se fût jamais élancé dans ce bassin improvisé
pour s’y emparer d’un nageur. Je le répète, le requin est peut-être le
plus vorace des animaux; mais en général ilne saisit que cequi se trouve
à portée de sa gueule.
Rien de plus étrange et de plus admirable à la fois que l’esclavage du
requin obéissant, comme à un bon maître, à un petit poisson de six ou
huit pouces de longueur que les marins ont appelé pilote, parce que
c’est lui qui guide le monstre dévorateur. Une proie serait là presque
sous la dent du requin qu’il n’y touchera pas si le pilote prend une di-
rection opposée, et le cruel cétacé, qui dévore tout sur sou passage, res-
pectera son pilote même dans les disettes les plus forcées.
De ces deux affections miraculeuses, quelle est la plus chaude, la plus
sainte ?
Vous avez vu le requin,humble sujet du pilote, et maintenant celui-ci
dès que son élève est enlevé, se jette sur sou ventre, s’y tient violem-
ment cramponné et se condamme volontairement à la mort avec lui.
De si touchantes affections ne se trouvent qu’au fond des eaux.
Le moyen le plus simple de s’emparer du requin est de jeter à la
traîne sur l’arrière du navire un solide émérillon tenu par un gros filin
et recouvert d’un morceau de viande. A sa vue, le monstre redouble
de vitesse ; guidé toujours par le pilote attentif, il s’approche, se pen-
che, fait frétiller sa queue, tourne sa mâchoire, l’ouvre, la referme, et
le morceau de fer entre profondément dans la partie supérieure de la
tète. Le voilà captif, et la joie est à bord, car l’équipage aura des vivres
trais pour sa journée de fatigue. On pèse sur le filin ; des cris de joie se
tont entendre aux violents efforts du cétacé qui vient de quitter son
élément ; on le hisse et on le jette sur le pont. Saisissez d’abord le gé-
néreux pilote, que vous n’arrachez qu’avec effort du ventre ou de la
nageoire de son maître ou de son valet, et sans croire aux terribles dé-
gàts qu’on vous a dit que le requin commettait sur les navires si on ne
se hâtait de lui couper la queue à coups de hache, tenez-vous loin de
loi, car si sa queue vous frappe, vous serez renversé. C’est un coup as-
sez violent d’aviron que vous venez de recevoir.
Vous séparez du tronc la queue du monstre, dont les yeux rougeâ-
tres et animés disent les souffrances et la colère, vous le privez de ses
nageoires, vous le suspendez, vous l’ouvrez de bout en bout, vous lui
arrachez le foie, les intestins, le cœur ; il ne reste plus de requin que la
carcasse, et il se tord encore, il frappe l’air, et sa mâchoire se contracte
et se dilate fébrilement, et ses yeux ont toujours une expression d’amer-
tume et de rage extrêmement remarquable.
l’renez le cœur dans vos deux mains, serrez-les l’une contre l’autre,
et à des intervalles presque égaux, après un isolement complet de quel-
les heures,ce cœur que vous devriez supposer sans vie vous forcera à
ouvrir vos mains,tant ses soupirs ont de la promptitude et de l’énergie.
La nuit a passé sur le cadavre suspendu du requin, vous le jetez à
^oau afin de le refraîchir avant de le taillader pour votre table. Eh
“ien ! il nage encore, la vie est puissante sur celte carcasse que vous
allez jeter dans la poêle ; il y a sous cette peau un sang qui s’agite, une
douleur, une agonie. La mort si lente du requin est la plus horrible ex-
P'ation desa vie de gloutonnerie et de meurtres. Qui dirait cependant
'lue ce monstre si difficile à vaincre et à tuer est souvent traqué dans
s°n domaine par l’homme, qui ne veut d’égal ni sur la terre, ni dansles
ea«x, ni dans l’air, où il a osé s’élever à la hauteur de l’aigle et du con-
dor ? Oui, le requin va être vaincu par le nègre de Gambie, parceluidu
Sénégal et de Madagascar. Quelques peuplades sauvages de l’Amérique
du sud ont aussi leurs intrépides chasseurs de requin, dont ils trouvent
‘--''«luise la chair huileuse et coriace. Voyez :
ha mer est calme, bleue, transparente. Armé d’un dard court, aigu,
e chasseur est posté sur une roche élevée ; son œil perçant interroge
cs flots dans lesquels il va s’élancer comme vous le faites vers les brous-
sailles où gît le lièvre. 11 a plus de sang-froid peut-être, età coupsûrau-
a,'t de certitude de succès, Une tacne noirâtre se dessine à la surface
entre deux eaux ; elle va çà et là sans secousses comme un promeneur
s°usde fraîches allées. Le chasseur nage et vole à sa rencontre. Attiré
jlar le bruit, le requin vigilant s’arrête d’abord ; mais guidé par le pilo-
il se dirige vers son ennemi, qui nage avec précaution et lui épar-
Sneainsi la moitié du chemin. Le cétacé agite sa queue, il est àcôté de
s°n adversaire, son corps fait l’évolution dont je vous ai parlé, et à peine
c': -elle commencée que le chasseur { est-ce un chasseur ’ ) se précipite
1,1 111 «in droite Vu avant et fouille profondément dans les entrailles du
monstre.
hes deux adversaires ne se quittent pas après le premier coup de poi-
Pard ; un second est porté, puis un troisième, puis un quatrième, à
?!)lns que le requin plus agile que de coutume ne s’empare de la tète,
11 bras ou de la cuisse de son ennemi, qu’il brise d’une seule pression
de mâchoire; Il y a là un cadavre mutilé servant de pâture à un autre
cadavre, car le fer a pénétré dans le cœurou le foie du squale, et demain
peut-être, le requin aura vécu pour servir à son tour de pâture à quel-
ques-uns de ses frères conduits auprès de lui par leurs dociles pilotes.
Dans une traversée presque toute de calmes, de Batavia à Calcutta, le
mousse d’un navire marchand en se baignant le long du bord fut saisi
par un requin et coupé littéralement erideux au moment où il se cram-
ponnait à un filin qui lui était tendu par son frère alarmé. A cette vue,
celui-ci demande àgrandscris une gaffe, et il en brise la manche, s’arme
de la pointe de fer, se jette dans l’eau, attaque le requin, lui plonge l’arme
dans la gueule,la retire et la lui enfonce dans le flanc. Mais au moment où,
satisfait de sa vengeance, il va remonter à bord, lerequin fait volte-face
et coupe comme un coup de hache le bras qui s’attache au navire. Les
deux frères trouvèrent dans le corps du monstre une tombe commune.
Dans la Floride, iln’est pas rare de voir deux ou plusieurs nègres par-
tir d’une habitation, après avoirdemandé la permission à leurs maîtres,
se diriger en chantant vers le rivage, s’élancer dans la mer. courir au
large et se mettre à la chasse du requin comme s’il s’agissait d’une par-
tie de délassement ou déplaisir.
L’un des chasseurs porte sur le dos un filin amarré à un émérillon
armé d’un gros morceau de lard ou même d’un linge simple trempé
dans de la graisse. L’autre bout du filin est noué à sa ceinture, mais par
un nœud bouclé que le nageur peut défaire d’un seul coup de doigt afin
d’éviter d’être entraîné par le squale alors que la douleur ou l’agonie
le force à de plus rapides mouvements. Tout est calculé, vous le voyez
pour un jeu, pour une distraction qui doit occuper quelques heures.
Tandis que,en présence du requin attentif à sa proie, le chasseur dont
je vous parle tient d’une main le morceau de lard voilant le fer recourbé
et se protège de l'autre main par une pointe aiguë, le second chasseur
voltige ainsi qu’une dorade autour du monstre vorace attaqué par le
flanc, et plonge profondément le glaive ou le couteau dans ses entrailles
Si déjà le morceau de lard a été saisi et que la mâchoire du requin se
trouve prise par le fer dentelé, le nègre pèse dessus et force ainsi le
squale à faire volteface; si au contraire le piège a été respecté et que la
lutte s’engage entre le requin et l’homme qui vient de le blesser, le
premier antagoniste s’élance et cherche à attirer à lui le requin irrité.
Ainsi dans ce combat de deux contre un, le devoir du chasseur est tou-
jours d’appeler à lui le péril; je dis plus, c’est son devoir et sa sécurité.
Ne croyez pas pourtant qu’en allant à la rencontre du requin, les nègres
chasseurs se flattent d’une victoire facile et assurée, il n’en est pas ainsi
et ils entonnent avant de partir, de même qu’au moment où ils se jettent
à l’eau, un chant monotone et naziilardqui est pour ainsi dire leur orai-
son funèbre.
il Si je dois être mangé par mon ennemi, disent-ils à la divinité qu’ils
se sont créée, fais que mon esprit ne reste pas au fond des eaux, et re-
compense mon courage. »
Quand le requin, vaincu par l’émérillon qui le tient en respect et les
profondes blessures qu’il a reçues aux flancs où à la tète, cesse de se dé-
fendre, vous voyez les nègres regagner le rivage en traînant après eux
leur conquête et lutter encore pendant des heures entières contre le
monstre, dont vous savez maintenant que la vie ne s’échappe qu’avec
une extrême lenteur.
Le plus souvent encore un seul nègre est de retour à la case, et il
n’est pas rare que le planteur attende vainement les deux esclaves
auxquels il a permis fort discrètement la chasse au requin.
Ce fut un spectacle horrible que celui dont je vais vous parler. Le ba-
leinier Washington de Baltimore voguait sous petites voiles, le cap au
sud. La brise était si faible que de temps à autre les mâts se trouvaient
coiffés et qu’à peine l’on filait deux nœuds à l'heure. La veille, une dou-
loureuse cérémonie avait eu lieu à bord, et l’équipage attristé gardait
un morne silence en songeant à l’adieu éternel qu’il venait de dire à un
de ces braves matelots dont la vie de souffrances s’éteint pour l’ordi-
naire dans une rafale ou emportée par une vague venant de couvrir les
bastingages. Darnley avait été cousu dans un morceau de toile; on avait
fortement amarré deux boulets à ses pieds, les flots s’étaient ouverts et
refermés sur lui avec un bruit monotone et lugubre. La brise se leva
moins douteuse, le baleinier prit son élan comme pour s’éloigner de la
tombe de Darnley, et quand tous les camarades du pauvre ami mort
s’affligeaient, on voyait là bas au gaillard d’avant un tout jeune homme
assis sur les bordages, sa tête blonde dans ses mains, insensible à tout
ce qui se faisait autour de lui et obéissant comme une machine sans vie
au roulis et au tangage du navire. C’était le frère de Darnley, dont le
capitaine respectait la vive douleur et à qui il épargnait le travail du
matelot. Le vent mollit de nouveau, le baleinier s’arrêta. Tout-à-coup :
« Requin ! cria une voix sonore, requin de l’arrière ! »
L’équipage dresse ses embûches, le vorace animal se jette dessus, il
est captif. On le hisse, on le suspend à un étai, on le dépèce presque en
face de ce pauvre Darnley jeune qui ouvrait les yeux presque sans rien
voir. Ciel ! un bras ! un pied ! Le bras est tatoué et une bague d’argent
au doigt dit au matelot terrifié, que la mer vient de lui rendre quelques
restes d'un frère adoré.
La mer bien plus que la terreases dramesavec leurs terribles dénoue-
ments. Le navire Louisaàe Douvres se vil un jour enlever par un coup
de mer plusieurshommesde son équipage. L’un d’eux,nommé Jackson,
fut assez heureux pour se saisir de la bouée de sauvetage, et il put at-
tendre là, debout sur le plateau et cramponné à la flèche, que Dieu lui
envoyât un navire sauveur. 11 l’attendit pendant quarante-huit heures
sans nourriture, sans sommeil, souvent assis, souvent aussi debout
pour interroger l’horizon, du plus loin possible, et qu’en proie à de
douloureuses angoisses, il invoquait du ciel une mort sans souffrances,
un monstrueux requin vint à lui et tourna souvent autour du liège
protecteur avant d’essayer sa conquête. Il s’élança enfin et chercha à
saisir dans son vol la jambe de l’infortuné Jackson, à chaque élan du
vorace animal, bondissant aussi et évitait la terrible mâchoire. La lutte
dura quelques heures et le malheureux matelot raconte que pendant
tout ce manège, où il usait ses forces, il avait oublié sa soif et sa faim.
Résigné à la patience, le requin se reposa de ses évolutions et tour-
noyant sans cesse autour de la bouée, il parut attendre que le matelot
épuisé se laissât tomber dans les eaux. Un navire enfin se montra, il
grandit, s’approcha, recueillit l’infortuné marin qui allait se livrer au
monstre; mais avant de monter à bord, l’équipage du brick avait jeté à
la traîne le lard tentateur, et les deux combattants furent hissés ensem-
ble sur le pont, l’un pour servir de nourriture à l’autre ; seulement les
rôles se trouvèrent changés.
On garde encore à Douvres, chez l’armateur du brick, la carcasse du
requin, au près de laquelle on a esquissé la scènedeladoubleascensionac-
compagnée d’un récit en forme decomplainte où les railleries sontpour
le Jackson sauvé et les doléances pour le requin se tordant sur la braise
et la flamme au fond de la marmite du coq.
Le tigre et le serpent sur la terre, le vautour dans les airs, le requin
dans les eaux, voilà les êtres les plus cruels de la création, voilà du moins
ceux que les hommes ont le plus appris à redouter. Mais qui vous dit à
vous, dont l’orgueil ne se tait devant aucun mystère, que de pius petits
animaux n’ont pas des colères aussi chaudes, des agonies aussi tour-
mentées, des vengeances aussi actives? Qui vous assure que dans vos
lentes et périlleuses études vous avez logiquement classé les espèces et
accordé à chacune sa part de bénéfice ou d’humiliations ? Il n’en a coûté
que sept jours à Dieu pour faire le monde ? Qu’étes-vous auprès de
Dieu ? Qu’est-ce qu’une minute, qu’est-ce qu’un siècle, qu’est-ce même
que l’éternité à côté de l’éternité ? Qu’il s’en faut de peu de chose pour
que la sagesse devienne folie! Creuser l’immensité, c’est bouleverser la
raison. Jacques Akago.
La Hdcur «le bon secours.
Une fièvre ardente me dévorait. Ma famille, qui habite une de nos
provinces les plus reculées, n’avait pas été prévenue. J’étais seul dans
un hôtel garni, abandonné à des soins mercenaires. Un jour, au sortir
d’un accès qui avait été plus long et plus inquiétant que les autres,
j’aperçus, au pied de mon lit, une femme encore jeune, tout habillée de
noir, avec un rosaire qui lui pendait à la ceinture et une grande coiffe
blanche qui enveloppait son visage. C’était une Sœur de lion Secours,
que le maître d’hôtel (grâces lui soient rendues de cette idée !) avait
fait venir pour me soigner. Elle marchait dans la chambre d’un pas léger
pour
: j’entenda
s le tr
ions salut;,
eine. El
sport de la fié
•J ec
it d’i
i pas léger
ur de moi, et, lorsque,
qui me présentait des
douce que je finissais
gnomenî trahi tu avait jeté dans un
consolé. Il fallait effacer peu à peu I.
sais, et calmer ce ressentiment que
fut la sœur de Bon Secours qui me
î que mon corps. Un amour indi-
ésespoir qui ne voulait point être
tristes images où je me complai-
rritais sans cesse. Après Dieu, ce
uva. Sa contenance, l’expression
rêveuse de ses traits, je ne sais quel charme douloureux répandu etl
elle, tout révélait une existence cruellement éprouvée, et rien n’est plus
doux aux malheureux que la compassion de ceux qui ont beaucoup
souffert.
C’était une femme de vingt-cinq ans, petite et délicate, avec des pieds
et des mains d’enfant, avec des yeux bleus et une physionomie mobile
qui s’altérait à chaque plainte poussée devant elle. On comprenait tout
de suite, à la voir, que son âme était faite pour la pitié. Son visage man-i
quait sans doute de cette régularité et de cet ensemble qui constituent
la beauté chez une femme ; mais elle était belle par la grâce, par la dis-
tinction des manières, par le timbre séduisant de la voix, qui charmait
l’oreille comme une musique harmonieuse.
Elle s'appelait sœur Sainte-Geneviève, Depuis quinze jours qu’elle
me tenait lieu de famille et d’amis, c’était tout ce que je savais d’elle.
Quels que fussent les événements qui l’avaient jetée dans une profes-
sion si humble, elle en remplissait les devoirs avec une angélique rési-
gnation. Jamais un regret, jamais un murmure, jamais la moindre al-
lusion à des jours plus heureux. Elle s’était accoutumée à souffrir
comme on s’accoutume à vivre.
Un soir que je m’abandonnais à mes sombres rêveries :
— C’est affreux, m’écriai-je involontairement !
— Qu’avez-vous ? me demanda sœur Sainte-Geneviève.
— Je pense à la perfidie dont j’ai été victime : quelle ingratitude f
— Oh ! répondit-elle, le nombre des ingrats est si grand ! Etes-vous
le'seul qui ayez à vous plaindre ?
— Comme j’ai été trahi ! trahi lâchement !
— D’autres l’ont été comme vous..plus que vous.
— Non, ma sœur, non. Je n’oublierai jamais....
— On n’oublie pas ; mais l’on pardonne. On cherche, ailleurs que sur
la terre, un amour qui soit fidèle. On se tourne vers des espérances qui
ne trompent pas. L’épreuve de cette vie est souvent bien dure. Heu-
reusement, elle est courte... Voulez-vous, ajouta-t-elle,après une pause,
que je vous raconte, pour vous distraire, l’histoire d’une amie de ma
jeunesse ?....
Elle s’appelait Clémence. Son père était un capitaine de la garde
royale, qui fut tué en 1850. Sa mère, devenue veuve, s’expatria avec sa
fille, et alla remplir en Russie, dans la riche famille des Kisoloff, un em-
ploi de gouvernante qui lui avait été offert. Elles y vivaient tranquilles,
sinon heureuses, lorsque le jeune comte Alexis Kisoloff revint de ses
voyages. Il vit Clémence, et il s’éprit pour elle d’une violente passion.
Clémence avait dix-huit ans. Dans la retraite où elle était élevée, la pré-
sence d’un jeune homme, beau, élégant, empressé, était un grand évé-
nement. Sa vie, jusque-là si terne, commençaàse colorer. Ses journées,
qui se traînaient lentement, lui parurent trop courtes et ne suffirent
plus aux rêveries qui occupaient son âme. Que vous dirai-je? Sa mère
en devina la cause, et les timides révélations de la jeune fille ne lui lais»
sèrent aucun doute. Elle annonça leur départ ; mais, à cette nouvelle,
Alexis Kisoloff éclata. Les différences de rang et de fortune, les projets
que son père avait fondés sur lui; il n’écouta rien, et il demanda avec
des larmes et des supplications la main de Clémence. Vous jugez avec
quelle indignation le dessein d’une telle alliance fut rejeté par cette fa-
mille hautaine. La gouvernante etsa fille durent s’éloigner. Elles revin-
rent à Paris.
Peu de temps après, Alexis Kisoloff prit du service dans l’armée que
le czar envoyait contre les peuples toujours révoltés du Caucase ; mais
les dangers de la guerre ne pouvaient le distraire de sa douleur. De
sourdes conspirations menaçaient l’autoritédu nouvel empereur. Alexis
s’y jeta avec une ardeur désespérée. Il futdénoncé,condamnéaux mines
de la Sibérie à perpétuité, dégradé de sa noblesse, dépouillé de tous ses
biens et réduit à la condition du serf le plus pau vreet le plus misérable.
Lorsque Clémentine apprit cette nouvelle, un affreux malheur venait
aussi de l’atteindre. Sa mère était morte, la laissant sur la tèrre, sans
famille, sans amis, seule.... Quelle position, ô mon Dieu 1 Elle regarda
autour d’elle, et elle ne vit personne pour la plaindre, personne pour la
guider. Alors elle pensa à celui qui l’avait tant aimée, à celui qui était
malheureux et abandonné comme elle. Les différences qui les avaient
séparés n’existaient plus. Us étaient égaux par l’infortune. Ce1 fut une
inspiration du ciel ; elle partit pour la Russie ; elle sacrifia ses dernières
ressources, et, un jour, elle se présenta aux parents d’Alexis Kisoloff.
Leur orgueil était brisé. Iis pleuraient peut-être leur endurcissement.
— Maintenant que votre fils est perdu pour vous, leur dit-elle, vou-
lez-vous que je lui consacre ma vie, que je l'accompagne dans les déserts
où on l’envoie, et que je sois sa femme dans l’exil ?
Les Kisoloff, étonnés, accueillirent cette offre avec empressement.
La mère et la jeune sœur d’Alexis versèrent des larmes de joie, et serrè-
rent Clémence dans leurs bras. Pauvre Clémence ! elle rendait grâce au
ciel; elle avait conquis une famille !
Que de démarches, que de supplications ne fallut-il pas pour obtenir
qu’elle suivit le convoi qui transportait les condamnés en Sibérie ! Cette
permission fut accordée enfin. Lajoie, la reconnaissance d’Alexis, il faut
renoncer à les décrire. Je ne vous dirai pas non plus les fatigues de ce
long voyage, telles que Clémence me les a racontées.
— Je le conçois, interrompis-je; comment une faible femme a-t-elle
pu y suffire ? Où a-t-elle trouvé assez de forces pour surmonter tant
d’obstacles ? ^
— Oui, reprit sœur sainte Geneviève : des rivières débordées à fran-
chir, de hautes montagnes, de vastes forêts de sapins à traverser, des
steppes arides, des déserts salés à parcourir. Ce que Clémence eut à
souffrir, Dieu seul le sait; mais ce qui soutenait son courage, ce qui ra-
nimait ses forces, c’était la vue d’Alexis Kisoloff, enchaîné sur une de
ces voitures nommées kibicks. Alexis, consolé par elle, oubliait ce qu’il
était et ce qu’il avait été. 11 l’appelait sa Providence, son ange protec-
teur. Il lui baisait les mains, il lui promettait un amour sans bornes,
sans partage....Mon Dieu ! les déserts qu’ils traversaient avaient aussi
leur magnificence; la nature est belle, partout où le cœur est joyeux !
Le convoi était destiné aux mines de Netchinsk, où plusieurs milliers
d’ouvriers travaillent nuit et jour (*). Dès leur arrivée, Alexis et Clémen-
tine furent mariés suivant les rites religieux du pays. On assigna au*
deux époux une espèce de hutte grossièrement construite en terre, ec
couverte d’écorces de bouleau. Clémence fut chargée de préparer la
nourriture de son mari, et de vaqueràtous les soins du ménage. C’était
elle qui, au retour du printemps, lorsque la terre n’est pas encore en-
tièrement dégelée, plantait, semait des légumes et du blé qui avaient à
peine le temps de mûrir. Les travaux de l’été, les provisions de l’hiver
lui coûtaient de rudes fatigues. L’hiver est si long et si rigoureux dans
ces climats ! Pendant huit mois de l’année, des neiges continuelles, un
vent glacial, d’horribles tempêtes: puis viennent les pluies qui inondent
la plaine. La végétation se presse. On dirait que l’œil et l’oreille en sui-
vent les progrès. Les ardeurs de l’été sont aussi intolérables qu’elles
durent peu. Elles cessent avant le mois de septembre, et, alors, le ciel
se ferme de nouveau, et l’hiver reprend son empire,
Eh bien ! Clémence se trouvait presque heureuse. Elle supportait gaî-
ment les privations de cette vie à laquelle rien ne l’avait préparée; du
moins elle avait quelqu’un auprès d’elle pour l’aimer, quelqu’un qui
était tout pour elle,et à qui elle tenait lieu de tout. Alexis se reprochai’-
il parfois de l’avoir associée à ses misères ? elle lui souriait et lui mon-
trait un visage joyeux. Revenait-il épuisé, haletant, découragé ? elle
essuyait la sueur qui dégouttait de son front, et elle réveillait son éner-
gie. Se prenait-il à regretter le pays natal, les joies de la famille, les
plaisirs de l’opulence et delà grandeur? elle pleurait avec lui, et bientôt
ses caresses lui faisaient oublier ce qu’il avait perdu , et lui rendaient
une patrie. Elle mettait son bonheur à soulager le sort du pauvre exilé.
Pour lui plaire elle devenait curieuse de parure. Quelque désolés qu’ils
fussent, ces déserts lui fournissaient encore des fleurs à entrelacer dans
ses cheveux ; innocente coquetterie dont Dieu ne s’offensait pas. (
Cinq années s’écoulèrent ainsi. Alexis et Clémence n’avaient point
d’enfants de leur union. Us n’osaient pas s’en plaindre, où plutôt ils s’en
félicitaient; même avant de naître, leurs enfants étaient condamnés a
l’exil. Vous savez peut-être que tous les déportés sont soumis à une sur-
veillance active, et que l’empereur reçoit des rapports détaillés sur
chacun d'eux. Le dévouement de Clémence l’intéressa, et le disposa fa-
vorablement pour Alexis Kisoloff. La famille de celui-ci redoubla d’ef-
forts, et, à la fin on arracha la grâce du proscrit. Le czar le rappela en
Europe : il lui rendit son rang et ses biens. se contentant de lui inter-
dire le séjour de Saint-Pétersbourg et de Moscou. Vous représentez-
n Le règne minéral est d’une richesse prodigieuse en Sibérie. Ou-
tre les mines de Nertchinsk qui,depuis 1704ont rapporté pius de 19rail-
lions de roubles, on remarque encore celles de BeTésoff agrandies par
Cathérine 11, et celles de Schlaugenberg, qui dans l’espace de trente
années ont produit 50 millions de roubles. Les moûts AltaiqueS et le*
monts U rallens contiennent un nombre prodigieux de mines d or, à «f-
gent, de cuivre, de zinc, été..., dont piusiéùfs sont exploitée*. |