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vous la joie, l’ivresse de Clémence ? Toutefois elle jouissait avec quel-
qu’inquiétude des transports de son mari. 11 souffrait donc bien cruel-
lement de l’exil, pensait elle, puisque la nouvelle de ce retour inespéré
le jetait dans un tel délire ! Elle quitta presque à regret cette hutte
misérable où elle avait vécu cinq ans, aimée et heureuse. Elle s’attristait
à l’idée que d’autres joies que son amour feraient désormais le bonheur
d’Alexis. Hélas ! faut-il donc que dans le cœur le plus dévoué, dans
l’abnégation la plus grande il entre encore un peu d'égoïsme !
Le comte et la comtesse Kisoloff l'accueillirent, comme leur tille. Ils lui
en donnaient même quelquefois le nom quand ilsétoient seuls,et qu’ils
lui rappelaient ses souffrances de foute sorte. On eût dit qu’ils lui par-
donnaient ce titre, en songeant à ce qu’il lui avait coûté. Pauvre Clé-
mence ! le terme de ses peines n’était pas encore venu ! Alexis, fêté par
les riches familles du voisinage, la négligeait. Lorsque la première cu-
riosité et la première admiration furent épuisées , elle se vit peu à peu
reléguée dans son appartement. On l’avait accepté pour femme du
proscrit, mais non pas pour femme du noble comte. On commençait à
rougir d’elle. Elle devenait une gêne et un embarras.
Elle s’en apperçut. et cette découverte la révolta. D’abord elle chercha
un soutien dans” l’amour d’Alexis. Elle se réfugia dans ce cœur qui
devait lui appartenir toutentier. Malheureuse! elle le trouva fermé. La
tendresse, la reconnaissance en étaient sorties, et l’ambition occupait
leur place. Cependant Alexis dépensa encore quelques protestations,
quelques promesses, vaines paroles qui eurent la vertu d’endormir les
alarmes de Clémence. Un coup de tonnerre allait la réveiller. Un jour
on lui signifia qu’elle n’était pas la femme d’Alexis Kisoloff, que son
mariage avait été déclaré nul, et qu’elle eut à quitter un titre qui ne
lui appartenait pas.
— Les lâches ! m’écriai-je en interrompant.
— N’est-ce pas. Monsieur,reprit sœur Sainte-Geneviève avec émotion
n’est-ce pas qu’ils étaient Tâches et qu’ils se montraient plus cruels que
l’exil et les supplices de la Sibérie ? Oui, ils étaient lâches d’abuser de
leur crédit et de la faiblesse d’une pauvre étrangère. Ses larmes, son
désespoir, rien ne put les fléchir. Alexis lui-même, Alexis l’objet d’un
amour si profond et si vrai, s’était éloigné pour s’épargner de pénibles
combats. Il craignait tant de se laisser vaincre et de n’être pas plus fort
que sa conscience ! C’est qu'il s’agissait pour lui d’un riche mariage.
La femme qu’on lui proposait lui apportait en dot je ne sais quels im-
menses domaines sur les bords de la mer Noire. Qu’étaient, en com-
paraison de ces titres, les titres de la malheureuse Clémence? Les servi-
ces qu’elle avait rendus, ses soins, son amour, ne pouvaient-ils pas se
payer avec de l’or. On le crut sans doute, et Ton fut généreux. On lui
proposa unesomme considérable, mais on exigea en même temps qu’elle
retournât en son pays. Son pays ! en avait-elle un ?... Eh bien ! dites,
Monsieur, qu’auriez-vous fait à sa place ?
— Ce que j’aurais fait ! j’aurais rejeté ces offres honteuses; j’en aurais
appelé aux lois, et même au tribunal de l’empereur. J’aurais couvert
de confusion et de honte cette race de lâches et d’ingrats.
— Elle le pouvait sans doute ; et si sa voix était parvenue jusqu’au
czar, celui-ci, dans son indignation, aurait peut-être révoqué la grâce
qu’il avait accordée avec tant de peine. Mais elle demandait justice et
non pas vengeance. Elle s’adressait au cœur de son mari, et non pas aux
tribunaux. Fatiguer les juges de plaintes inutiles, disputer à l’iniquité
et à la corruption un titre qui lui appartenait devant Dieu, s’obstiner à
garder sa place dans une famille qui la repoussait, voilà ce qu’elle ne
voulut pas. Que lui importaient les jugements des hommes ? Tout était
fini pour elle. Sa vie, c’était l’amour d’Alexis !
Elle sortit donc du château des Kisoloffs, plus pauvre qu’elle n’y était
venue six ans auparavant; elle se réfugia dans une cabane des environs,
et, de là, elle entendit le bruit des fêtes et des réjouissances qui célé-
braient le mariage du jeune comte. Dieu lui donna la force de ne pas
murmurer contre sa providence ; elle pria même pour le bonheur de
celui à qui elle s’était consacrée et qui l’abandonnait ; mais c’en était
trop pour une faible créature. Ce spectacle l’aurait tuée, et d’ailleurs
on lui aurait disputé jusqu’à l’asile qui la recevait. Une nuit, elle s’ap-
procha furtivement du château, et elle dit adieu, en versant bien des
larmes, à ce séjour qui n’aurait pas dû lui être fermé, elle revint en
France. Dieu, qui l’avait soutenue, parmi tant d’épreuves, la reçut à
son service. Ses souvenirs perdent chaque jour de leur amertume, et,
comme je vous le disais en commençant, elle n’a pas oublié, mais elle
pardonne.
La sœur Sainte-Geneviève baissa la tête, et je vis une larme trembler
au bord de sa paupière.
—• Ma sœur, lui dis-je, avec un regard expressif, cette Clémence dont
vous me racontez les malheurs, qu’est-elle devenue ? Ne porte-t-elle pas
l’habit que vous portez ? n’est-elle pas vouée comme vous à ceux qui
souffrent ? ne la connais-je point ?
Elle se détourna sans me répondre. Mon cœur était ému d’une douce
pitié... Une telle infortune jointe à une telle résignation !
— Pauvre Clémence ! murmurai-je d’une voix attendrie.
Elle répéta faiblement :
— Pauvre Clémence !
F. COQUILLE.
Via Epasodle «S» Sa vâ® «îe Marie Stuartf»
Dès les premiers jours de son mariage, la reine avait pu juger à quel
homme frivole et inconsidéré elle avait,sur des apparences trompeuses,
confié le bonheur de toute sa vie. Darnley était pire que méchant; il
était faible, irrésolu et emporté, de sorte que, manquant delà persis-
tance et de la dissimulation nécessaires pour arriver à son but, il vou-
lait y parvenir par des brutalités ou des surprises. Pour le moment,
celui qu’il ambitionnait était d’obtenir la couronne matrimoniale que
Marie avait accordée à François II ; car, tant qu’il n’était pas revêtu de
cette dignité, que Marie senie pouvait lui accorder, il n’était pas le roi,
mais seulement le mari de la reine. Or,après l’épreuve qu’elle avait déjà
faite de son caractère, Marie était résolue de ne céder à ses désirs sous
aucun prétexte.
Darnley, qui, dans sa mobilité éternelle, ne pouvait comprendre chez
les autres une résolution ferme et arrêtée, chercha, non point dans
Marie elle-même, mais dans les personnes qui l’entouraient, la cause de
ses refus; il lui parut alors que l’homme le plus intéressé à ce qu'il
n’obtint pas cette couronne matrimoniale, objet de tous ses désirs, était
Kizzio, qui, ayant vu tomber autour de lui toute les influences, et ayant
conservé la sienne, devait naturellement craindre encore plus celle
d’un mari que celle d’un demi-frère. Il considéra donc dès ce moment
Jtizzio comme le seul obstacle qui s'opposât à ce qu’il fût véritablement
roi, et résolut de s’en défaire.
11 ne fut pas difficile à Darnley, en cette occasion, de trouver une
meurtrière sympathie dans ceux-làmêmes qui entouraient le trône. Les
nobles n’avaient pas vu sans Une profonde jalousie un simple serviteur
comme Tétait Rizzio arriver à la place de secrétaire intime delà reine.
Ils n’avaient pas compris ou n’avaient fait semblant de ne pas compren-
dre les causes réelles de cette faveur, qui était d’abord la supériorité
incontestable de Rizzio sur eux-mêmes, supériorité qui était si grande,
que Marie eût été forcée, pour trouver l’équivalent de ce qu’il lui offrait’
de chercher parmi les hommes les plus lettrés du clergé catholique, ce
qui n’eût pas manqué de soulever contre elle tous ceux de la religion
réformée, qui eussent vu dans ce choix de la reine une nouvelle preuve
de son antipathie pour le culte nouveau. Tous regardaient donc Rizzio
comme un parvenu et non pas comme un homme de mérite déplacéjpar
une erreur de naissance et remis dans la position qui lui convenait par
une espèce de remords de la fortune. D’ailleurs ou voulait perdre la
reine, et tant que Rizzio existait, la chose, grâce aux bons conseils qu’il
en recevait, devenait à peu près impossible. La mort du secrétaire fut
donc résolue.
Les deux principaux complices de toute cette affaire furent donc
après Darnley, son premier instigateur, James Douglas, comte de Mor-
ton, chancelier du royaume, dont nous avons déjà parlé, non-seulement
comme d’un ami,mais encore comme d’une créature de Murray, et lord
Ruthwen, oncle du roi par les femmes, seigneur issu d’une des plus no-
bles familles d’Ecosse, mais énervé par la débauche, et déjà pâle et fié-
vreux de la maladie mortelle qui devait le tuer dix-huit mois après l’é-
poque ou nous sommes arrivés, c’est-à-dire aux derniefts jours de
février 1566.
Morton et Ruthwen ne tardèrent pas à rassembler un nombre suffisant
de complices; ces complices étaient le bâtard de Douglas, André Karrew
et Lindsay ; ils s’adjoignirent en outre, mais sans leur dire dans quel
but, 150soldats qui eurent ordre de se tenir prêts tous les soirs de sept
à huit heures.
Vers le même temps, Rizzio reçut plusieurs avis par lesquels on lui
disait de se tenir sur ses gardes, sa vie étant menacée, et surtout de se
défier d’un certain bâtard. Rizzio répondit que depuis long-temps il
avait fait le sacrifice de sa vie à sa position , et qu’il savait bien qu’un
homme né dans une aussi basse condition qu’était la sienne ne s’élevait
pas impunément au point où il était arrivé; que, quant au bâtard dont
on lui parlait, et qu’il croyait être le comte de Murray, il saurait, tant
qu’il vivrait, le tenir si loin de lui et de la reine, qu’il ne croyait pas
que ni l’un ni l’autre eussent quelque chose à craindre.
Rizzio demeura donc, sinon dans la sécurité, du moins dans l’indiffé-
rence, et cela tandis que ses ennemis, déjà d’accord sur son assassinat,
no discutaient plus que sur la manière dont il devait être mis à mort.
Morton, fidèle aux traditions de son ancêtre. Douglas Attache Grelot,
voulait que, comme les favoris de Jacques II au pont de Lauder, Rizzio
fût arrêté, jugé et pendu, ce qu’en sa qualité de grand-chancelier du
royaume il assurait ne devoir souffrir aucun retard; mais Darnley, qui,
outre los' autres reproches qu’il croyait avoir à adresser à Rizzio, le
TaMettes «Isa Fitcmpscuî*.
soupçonnait encore, et fort injustement selon toutes les probabilités,
d’un commerce adultère avec la reine , insista pour qu’il fut assassiné
sous les yeux de Marie, s'inquiétant peu des accidents qui, chez une
femme enceinte de sept mois, pouvaient résulter d’un tel spectacle.
Quelques jours après, les nobles reçurent avis que Rizzio devait, le
lendemain, qui était le 9 mars, souper chez la reine, avec la comtesse
d’Argyle, Marie Seyton et quelques autres de ses femmes. Marie donnait
effectivement de temps en temps ainsi quelques soupers intimes, dans
lesquels elle laissait de côté tout l’appareil de la royauté ; heureuse
quand elle pouvait, à l’exemple de son père, Jacques Y, jouir quelques
instants de cette liberté si douce à ceux qui sont constamment enchaînés
par les règles de l’étiquette ! Ces soupers ne se composaient ordinai-
rement que de femmes, et Rizzio seul y était admis, grâce à son talent
de musicien. Les conjurés n’avaient donc à craindre d’autre résistance
que celle de la victime elle-même, et il était connu qu’en présence de
la reine Rizzio, rendant justice à la bassesse de sa naissance, ne portait
ni épée ni poignard.
Le 9 mars, vers six heures du soir, les cent cinquante soldats furent
introduits dans le château par le roi lui-même, qui se fit reconnaître de
la sentinelle placée à Tune des portes, et les conduisit dans une cour
intérieure, sur laquelle donnaient les fenêtres du cabinet de Marie
Stuart. Arrivés là, ils se rangèrent sous un grand hangard, afin de
n’être point vus, ce qui n’aurait pas manqué d’arriver sans cette pré-
caution , le parc étant couvert de neige.
Cette première disposition prise, Darnley revint trouver les seigneurs
qui l’attendaient dans une salle basse, et, les faisant monter par un es-
calier tournant, il les conduisit jusque dans la chambre à coucher de la
reine, qui était attenante au cabinet où soupaient les convives, et de
laquelle on pouvait entendre tout ce qu’ils disaient ; puis les laissa là ,
dans l’obscurité , en leur recommandant d’entrer seulement quand ils
l’entendraient s’écrier : A moi ! Douglas ! Il fit retour par un corridor ,
et, ouvrant une porte secrète, il entra dans le cabinet ,et vint s’appuyer
au dossier du fauteuil sur lequel était assise la reine.
Les trois personnes qui tournaient le dos à cette porte, et qui étaient
Marie Stuart, Marie Seyton et Rizzio, n’avaient pas vu s’approcher le roi;
mais les trois personnes qui lui faisaient face étaient restées immobiles
et muettes en le voyant paraître. La reine, en les voyant ainsi changer
de maintien, se douta que quelque chose d'étrange se passait derrière
elle, et, se retournant vivement, elle aperçut Darnley , le sourire sur
les lèvres, mais si affreusement pâle, quelle prévit aussitôt quequelcjue
chose de terrible allait se passer. En ce moment, et comme elle allait
l’interroger sursa présence inattendue, on entendit dans la salle voisine
un pas lourd et traînant qui s’approchait delà tapisserie, qui, en se
soulevant lentement, laissa voir lord Ruthwen, armé de toutes pièces,
pâle comme un fantôme.et tenant une épée nueàlamain.
— Que voulez-vous, mylord ? s’écria la reine, et que venez-vous faire
chez moi armé ainsi ? Avez-vous le délire, et faut-il que je vous plaigne
ou que je vous pardonne ? *
Mais Ruthwen, sans répondre, étendit son bras armé vers Rizzio, et
cela avec la lenteur d’un spectre ; puis d’une voix sourde :
— Ce que je viens faire ici, Madame, répondit-il, je viens chercher
cet homme !
— Cet homme, s’écria la reine en se rangeant derrière Rizzio, cet
homme ! et qu’en voulez-vous faire ?
— Giustizia ! Giustizia ! se mit à crier Rizzio en se jetant à genoux
derrière Marie, et en saisissant le bas de sa robe.
— A moi, Douglas! s’écria le roi.
Au même instant, Morton, Karrew, le bâtard de Douglas et Lindsay
se précipitèrent dans le cabinet avec tant de violence, qu’ils renversè-
rent la table pour arriver plus tôt jusqu’à Rizzio, qui, espérant que le
respect dû à la reine le protégerait, se tenait toujours derrière elle.
Marie, deson côté, faisait face aux assassins avec un calme et une ma-
jesté suprême ; mais ils étaient, trop avancés pour reculer, et André
Karrew, lui mettant le poignard sur la poitrine, la menaça de la frap-
per si elle ne se retirait pas. Au même moment, Darnley, la saisissant à
bras le corps , l’enleva avec violence et sans aucun égard pour sa gros-
sesse, tandis que le bâtard de Douglas accomplissait la prédiction fatale,
arrachait le poignard qui était suspendu àla poitrine du roi et en frappa
Rizzio. A ce premier coup, le malheureux tombaenjetant uncri;mais,
se relevant aussitôt, il se traîna sur ses genoux du côté de la reine qui
ne cessait de se débattre en criant : Grâce ! grâce ! Mais, avant qu'il
eût pu l’atteindre, tous se ruèrent sur lui, et tandis que les uns conti-
nuaient de frapper, les autres, le traînant par les pieds hors du cabinet,
laissèrent sur le plancher cette longue traînée de sang qu’on y voit en-
core aujourd’hui ; puis, lorsqu’il fut dans la chambre à côté, chacun
s’animant l’un par l’autre, voulut frapper son coup, de sorte que Ton
compta sur le cadavre cinquante-six blessures , dont plus de vingt
étaient mortelles.
Pendant ce temps, Darnley tenait toujours la reine, qui, ne croyant
pas-encore Rizzio mort, ne cessait de crier grâce ; lorsque enfin Ruth-
wen reparut,plus pâle encore que la première fois, et si faible, que, sans
pouvoir parler, il s’assit sur un fauteuil, répondant aux interrogations
de Darnley par un signe de tète ; et en lui montrant son poignard tout
ensanglanté, qu’il remettait dans le fourreau : alors Darnley lâcha
Marie, qui fit deux pas vers Ruthwen.
— Debout ! mylord. debout ! dit-elle ; on ne s’assied pas devant la
reine sans en avoir reçu la permission ; debout ; et sortez d’ici.
— Ce n’est point par insolence que je m’assieds, mais bien par fai-
blesse, répondit Ruthwen ; car j’ai fait aujourd’hui, pour le service de
votre mari et le bien de l’Ecosse, plus d’exercice que mon médecin ne
me le permet.
— Mylord, Eeprit la reine, il se peut que je ne puisse jamais me ven-
ger, car je ne suis qu’une femme ; mais celui qui est là, dit-elle en se
frappant le sein avec une énergie qui n’appartenait pas à une femme,
ou ne portera pas le nom de mon fils, ou vengera sa mère.
Et à ces mots, elle disparut, fermant la porte avec violence.
Pendant la nuit, Rizzio fut enterré sans pompe et sans bruit au seuil
du temple le plus proche.
ALEXANDRE DUMAS. '
JLe voyage sentiment»!!.
On trouverait difficilement dans notre époque le type de ces héros
de roman qui excitent l’admiration et l’attendrissement des lectrices
sensibles. Le caractère sentimental, passionné, romanesque s’est effa-
ce des mœurs de nos jeunes gens, peut-être parce qu’on ne l’encoura-
geait pas assez. — Cependant, au milieu de la frivole perversité qu’af-
iiecentde bonne heure les dandys qui aspirent à la réputation d’hommes
à bonnes fortunes, dans ce monde plein de rapides et brillants coureurs
d’aventures, il n’est pas tout-à-fait impossible de rencontrer par
hasard, comme le laboureur trouve une médaille d’or dans le sillon
qu’il creuse, un jeune homme d’un autre temps, doué d’un esprit che-
valeresque, d’un cœur ardent et dévoué, d’une constance inébranla-
ble, et d’une âme capable d’entreprendre de grandes choses pour
mériter la bienveillance d’une femme aimée. Léon de Noville est une
de ces magnifiques exceptions, dont il ne faut pas négliger d’écrire
l’histoire, afin de propager les bons exemples.
A dix-huit ans, Léon qui venait de sortir du collége, accompagna
en Italie sa mère dangereusement malade et que les médecins envoy-
aient mourir sous un beau ciel. Il était à Naples depuis six mois, par-
tagé entre de pieux devoirs et de douces pensées, songeant à des
jours meilleurs et embellissant l’avenir de toutes les riches couleurs
que la jeunesse puise si aisément dans son imagination, lorsqu’un
jour, au moment où il revenait d’une promenade à cheval, Mme de
Noville lui montra une lettre qu’elle venait de recevoir de Paris. —
C’était un billet qui ne contenait que six lignes imprimées. Léon lut
ces lignes et tomba évanoui dans les bras de sa mère.
Quand il revint à lui, M»' de Noville lui dit tristement:
— Tu l’aimais donc ?
— Depuis l’enfance. Nous nous étions fait de solennels serments
que j’aurais tenus jusqu’à la mort et qu’elle a trahis !
— Pauvre enfant!... Mais il y a six ans que tu n’as vu ta cousine?
— Qu’importe ! son souvenir est gravé là.
— Julie a trois ans de plus que toi ; elle est raisonnable, elle a vu le
monde, et elle a apprécié à leur juste valeur vos enfantillages d’autre-
fois ; elle a compris que tu étais trop jeune pour être son mari, et elle
a épousé M. de Vareilles.
Le désespoir de Léon fut bientôt doublé par une nouvelle douleur :
M™® de Noville mourut. Frappé à la fois dans toutes ses affections, le
malheureux jeune homme chercha dans les voyages un adoucissement
à ses peines ; il parcourut l’Italie et la Sicile, allant au devant de toutes
les distractions ; mais des deux blessures de son cœur, une seule se
cicatrisa. Au bout de deux ans, Léon n’avait pu parvenir à oublier sa
cousine ; le temps, ce grand remède à tous les maux, ne lui donna que
le courage de retourner àParis ; — à Paris qu’il avait juré de ne jamais
revoir tant que Mme de Vareilles l’habiterait. — ,( j’avais tort, pensa-t-
il ;jene dois pas me condamner à l’exil pour un crime dont je ne suis
que la victime innocente. Si je rencontre ma cousine, j’aurai le courage
de lui cacher mes souffrances, et peut-être en me voyant le remords
entrera-t-il dans son âme : ce sera le juste châtiment de sa trahison. »
Ces réflexions prouvaient que si Léon n’était pas entièrement guéri,
du moins l’état de son cœur se trouvait sensiblement amélioré. Le dé-
sespoir touche à sa fin quand il est capable d’une résolution énergique.
Léon revint à Paris, et après huit jours d’hésitations et de combats, il
se présenta bravement chez Mme de Vareilles.
11 trouva sa cousine vêtue de longs habits de deuil.
— Je suis veuve, lui dit-elle, d’un air grave et mélancolique.
Les reproches amers que Léon avait préparés expirèrent sur ses lè-
vres ; la joie lui ôta tout son ressentiment!
— Veuve depuis un an, reprit Mme de Vareilles.
— Depuis un an ? dit Léon à demi-voix ; que de temps perdu !
— Quinze mois après notre mariage, M. de Vareilles est mort, et je le
regrette sincèrement, carc’était un excellent homme. Pendant le court
espace qu’a duré notre union, il ne m’a pas causé un seul chagrin , et
m’a rendue parfaitement heureuse ; il avait pour moi la tendresse d’un
père, et je lui conserverai éternellement dans mon cœur un doux et
respectueux souvenir.
— D’un père, avez-vous dit ? M. de Vareilles n’était donc pas un jeune
homme ?
— Il avait environ soixante ans quand je l’épousai ; de graves consi-
dérations, de puissants intérêts de famille, présidèrent à ce mariage.
— Je comprends ! vous avez été obligée de céder à une volonté ty-
rannique ! vous avez été sacrifiée ! il vous a fallu, victime obéissente,
subir des liens odieux, et étouffer le pur et saint amour que vous aviez
dans le cœur !
— Mais vous vous trompez, mon cousin ; je me suis mariée de bonne
volonté, et en épousant M. de Vareilles, mon cœur était parfaitement
libre ; je n’aimais personne.
Ces froides paroles, simplement dites, anéantirent Léon. Sa conster-
nation était visible, malgré les efforts qu’il faisait pour la dissimuler.
Curieuse de connaître le fond de sa pensée, M™ de Vareilles lui adressa
quelques questions empreintes d’un touchant intérêt ; alors Léon s’a-
bandonna à son émotion ; il ouvrit son cœur, et il évoqua les tendres
souvenirs de sa première jeunesse.
— Vraiment ? répondit Mme de Vareilles en souriant, quand nous
étions enfants, nous avons juré de nous aimer toujours ? Je nai aucune
idée de ces folies ; ma mémoire est si mauvaise !
— Lorsque nous avons fait ce serment, reprit vivement Léon, nous
n’étions déjà plus des enfants ; moi qui suis plus jeune que vous, j'en
ai compris toute la gravité, et je l'ai tenu.
— Prenez garde, mon cousin , ceci ressemble beaucoup à une dé-
claration. Songez que je suis veuve et quejepuis vous prendre au mot.
— La plaisanterie est une arme qui s’émousse vite sur le bouclier
d’une grande et véritable passion. Mme de Vareilles, qui avait de l’es-
prit, s’aperçut bientôt qu’il fallait changer de ton ; mais Léon était
de ces hommes que rien n’étonne et ne décourage ; il voulut prouver à
sa cousine qu’elle était liée à lui par une promesse indissoluble, et que
son premier mariage, loin de la dégager, n’avait fait qu’ajouter à son
devoir la nécessité d’une expiation. Mme de Vareilles ne se laissa pas
persuader ; mais l’amour si vif et si profond que lui témoignait son cou-
sin ne lui déplaisait pas, et elle le ménagea ; d'ailleurs,il eût été dange-
reux d’ôter toute espérance à Léon, qui était un jeune homme violent,
et qui, prenant au sérieux le dénouement de quelques draines romanti-
ques parlait de poignarder sa cousine et de se poignarder ensuite, si
par malheur on songeait à se jouer de lui et à préparer une seconde
trahison. — Le fait est que M“< de Vareilles finit par avoir peur, et ce
sentiment lui arracha une foule de petites concessions qui rendirent
Léon bien heureux.
L’amoureux jeune homme, se voyant en bon chemin, pressait sa cou-
sine de fixer l’époque où elle consentirait à serrer les nœuds d’un se-
cond mariage.
— Il faut pour cela, répondit-elle gaîment, que je sois plus sûre de
votre amour. Malgré toutes vos belles protestations, je crains que vous
n’aimiez en moi qu'un tendre et gracieux souvenir d’enfance, une pre-
mière illusion du jeune âge qui a duré long-temps, mais finirait bien
par s’éteindre.
— Mettez-moi donc à l’épreuve, s’écriait Léon; vous verrez de quelle
façon je vous aime. Pour vous plaire, j’irais au bout du monde, et je me
ferais tuer, s’il le fallait. Qu’une occasion se présente, je la saisirai avec
ardeur !
Depuis long-temps Léon attendait vainement l’occasion désirée, lors-
qu’un jour il entendit Mme de Vareilles dire :
J’aurai cet hiver beaucoup d’invitations pour des bals costumés,etil
est un déguisement dans lequel je regrette bien de ne pouvoir me mon-
trer; c’est un costume de Lithuanienne que j’ai vu Tannée dernière au
bal du général w. Rien de plus élégant et de plus original, mais com-
ment le faire exécuter à Paris? Les gravures ne représentent que très
imparfaitement ce charmant costume qui abonde en détails délicieux.
Pour l’avoir tel que je le veux, il faudrait aller le chercher en Lithuanie.
Léon s’approcha de sa cousine, et lui dit :
— Vous aurez votre costume avant la fin du carnaval.
Aussitôt après avoir pris cet engagement Léon courut chez lui, fit de
rapides préparatifs, demanda des chevaux de poste, et partit pourWilna.
Certes, c’était là une preuve qui devait suffire à la veuve la plus diffi-
cile et la plus incrédule. Pour entreprendre un tel voyage sur un mot,
sur un frivole caprice, il fallait un amour digne des plus beaux temps de
la chevalerie__M”® de Vareilles en apprenant le départ de son cousin,
se contenta de dire :
— Il est fou !
Et après un instant de réflexion , elle ajouta :
— Mais sa folie est dangereuse, et si je pouvais pendant ce voyage me
mettre à l’abri des craintes qu’elle m’inspire, je n’y manquerais pas.
Pendant que la belle veuve se livrait à ses pensées, Léon entrait en
Allemagne au grand galop ; il traversait les principautés, les grand-du-
chés et les électorats de la confédération germanique, sans se soucierdes
curiosités du pays, et ne séjournant que quelques heures dans les capi-
tales. — 11 venait d’entrer dans le grand-duché de une heure après
avoir franchi la frontière, il s’arrêtait dans la ville où le grand-duc
avait fixé sa résidence, au centre de ses états. En descendant de voiture
dans la meilleure hôtellerie de l’endroit, Léon se mit à table au milieu
des nombreux convives que Ton est toujours sûr de rencontrer dans
les auberges allemandes. Le hasard lui avait donné un aimable voisin,
qui lui inspira tout d’abord du penchant et de la confiance.
— Passerez-vous quelques jours dans notre ville ? lui demanda le
voisin.
— Non, il faut que je parte dans deux heures.
— Allez-vous bien loin d’ici ?
— Je vais en Lithuanie.
— Puisque vous êtes si pressé, ce n’est pas un voyage d’agrément
que vous faites, et sans doute des affaires importantes ?.
— Oui, comme vous dites, des affaires très importantes.
— Je ne pousserai pas plus loin l’indiscrétion ; cependant, si je pou-
vais vous être utile ?....
— Je vous remercie, mais je remplirai seul et sans aide la mission dont
je suis chargé.
— Ah ! c’est une mission ?
— Oui.
— Diplomatique ?
— Mieux que cela. Je vais chercher en Lithuanie un costume de fem-
me pour un bal masqué.
A ces mots l’Allemand jeta sur Léon un regard plein de surprise et de
méfiance. Il sortit de table avant la fin du dîner. Au moment où Léon al-
lait monter en voiture, deux estafiers s’approchèrent de lui et l’invite-
rent aies suivre chez le directeur de la police. Le magistrat l’interrogea
travement sur le but et le motif deson voyage ; le jeune Parisien répon-
it à l’autorité ce qu’il avait dit à son voisin de table :
— Je vais en Lithuanie, chercher un costume pour un bal masqué.
— Je vous invite à parler plus sérieusement, lui dit le magistrat.
— C’est l’exacte vérité, et je n’ai rien antre à vous dire.
— De deux choses Tune, reprit le directeur de la police, ou vous dis-
simulez le but de votre voyage dans une intention qui ne peut être que
coupable, ou vous voulez vous moquer de l’autorité. Dans l’un ou l’autre
cas, je nepuis medispenserde vousenvoyer en prison» . ,.
ia—<■--* j------------------■ — le retint prisonnier jusqu a
Léon fut immédiatement incarcéré, et on
ce que l’affaire eût été débrouillée parla légation française,
Une aventure d’un autre genre l’attendait aux confins des états ger-
maniques. Un soir, se promenant aux environs de la petite ville de L...,
où il comptait passer la nuit, Léon entendit près de lui, sur la route, 1
galop d’un cheval emporté, et les cris d’une femme qui montait le lou-
gueux animal. — Léon se précipita au-devant du cheval, qu’il arrêta a
péril de sa vie et au prix d’une dangereuse blessure. On le transpor
dans un château voisin qui appartenait à la femme qu’il avait sauve ,
Mlle Charlotte de Raguensheim, jeune personne douée d’une gran -
beauté et d’une grande fortune. _
Les Allemandes ont l’imagination romanesque; un libérateur est po
elles un héros. M11»Charlotte étaitorpheline et maîtresse de ses action >
mais Léon avait dans le cœur une vieille passion d’enfance....
Dans les derniers jours du mois de mars, Léon de retour a Fans
rendit chez sa cousine.
— J’ai à vous faire un aveu pénible, lui dit-il.
— Moi aussi, répondit Mm® de Vareilles. .
— D’abordje ne vous rapporte pas votre costume de Lithuanienn .
— U me serait inutile maintenant, la saison des bals est à peu p
finie. ., . .ig
— Ce n’est pas tout. Mon voyage a été semé de tant d accidents,
tant de secousses, que mon cœur en a été ébranlé.
— Expliquez-vous. Auriez-vous cessé de m’aimer ? „tune
— Je ne crois pas ; mais un moment d’erreur et d’entraînement,
réparation que l’honneur exigeait... Bref, je suis marié!
— Eh bien ! mon cousin, donnons-nous la main : vous avez P ,
femme en voyageant, et moi j’ai profité de votre absence pour P
uri mari. Nous sommes quittes. Eugène gui •
ANVERS. — IMPRIMERIE DE DEWEVER FRERES.
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