Full text |
Des Concours
aut-il mettre au concours un travail
important, ou bien faut-il le confier à
un architecte dont la réputation est bien
établie? Cette question, qui se repré-
sente sans cesse, est presque chaque fois résolue
d’une manière différente.
La ville de Bruxelles, sans en avoir fait une
règle absolue, a cependant admis les avantages
des concours. Les hospices en ont autrement
décidé. Le gouvernement y a quelquefois eu
recours, comme pour la restauration du Palais de
Justice de Liège, pour la construction de maisons
d’ouvriers ; mais en général on a confié à des archi-
tectes désignés d’avance la direction des travaux
les plus importants.
On a quelquefois dit que les hommes les plus
distingués par leur talent se retireraient du con-
cours, l’événement a prouvé que cela n’est pas
exact : tous les concours ouverts par le gouverne-
ment ou les villes ont vu affluer les projets, et si
quelquefois un architecte honorablement connu
s’est tenu en dehors de la lutte, l’autorité s’est cru
en droit de lui confier la direction d’un travail
qu’il avait élaboré sur ceux mêmes des concur-
rents. Ainsi le concours ne lie pas les mains à
l’administration, mais il peut lui fournir des
lumières nouvelles.
Pour un prix de 6,000 francs que la ville de
Bruxelles a accordé pour le projet des bas-fonds
de la rue Royale, elle s’est trouvée à même de
rédiger un projet définitif en combinant les idées
de plus de cinquante architectes différents.
Combien n’eût-on pas payé cette importante
collection.
De cette manière tous les avis ont été écoutés;
toutès les opinions ont pu se faire jour, et l’admi-
nistration communale peut se rendre cette justice,
qu’elle n’a négligé aucun moyen pour s’éclairer.
Dans le concours de Liége pour la restauration
du Palais de Justice, un talent nouveau s’est tout
à coup révélé.
Ce n’est certes pas à M. Delsaux, jeune archi-
tecte sans réputation, que le ministre eût osé con-
fier la direction de cet important travail; mais il
s’est naturellement adressé au jeune homme qui
dans le concours s’était distingué entre tous et
avait fourni des plans qui ont mérité l’approbation
de tous les connaisseurs. Le concours a placé
M. Delsaux au premier rang parmi nos archi-
tectes ; il eût peut-être vieilli sans obtenir de la
protection d’un ministre, la direction d’un travail
important.
La crainte de voir de jeunes rivaux l’emporter
sur eux n’écarte pas, ainsi qu’on l’a dit, l’architecte
de réputation; le secret gardé sur les noms des
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concurrents suffit amplement pour mettre sa sus-
ceptibilité à couvert; mais fallût-il se nommer,
nous sommes persuadés que pas un ne se tiendrait
en arrière. Les peintres les plus habiles exposent
chaque année à côté de leurs élèves sans qu’il en
résulte pour eux aucune humiliation. Les profes-
seurs les plus distingués du Collège de France ont
obtenu leur place au concours, et jamais la crainte
d’un échec n’a retenu un homme de talent.
Ainsi le concours donne à l’administration le
moyen de s’entourer de renseignements précieux,
même dans le cas où le résultat du concours n’est
pas tout à fait satisfaisant, et, d’un autre côté, il
assure au talent un moyen infaillible de se faire
connaître.
Voilà sans doute deux motifs bien forts et qui
seuls suffiraient pour décider la question. Si nous
l’envisageons maintenant au point de vue de l’art
en lui-même, nous y trouverons de nouveaux argu-
ments qui n’ont pas moins d’importance à nos
yeux.
L’occasion de construire un grand édifice ne se
présente que rarement dans la vie d’un architecte.
Cependant, pour réussir à distribuer heureuse-
ment les diverses parties d’une construction impor-
tante, il faut une grande habitude des ressources
de l’art. Ce n’est que par un long exercice, en
entretenant en quelque sorte ses idées à une cer-
taine hauteur, que l’on arrive à produire dans un
bâtiment ces heureux effets qui, il faut bien
l’avouer, manquent presque toujours dans les con-
structions modernes. L’architecte, occupé le plus
souvent de travaux simples et dans lesquels il ne
peut donner carrière à son imagination, s’habitue
peu à peu à renfermer ses idées dans un cercle
froid et mesquin. Plus de hardiesse dans ses con-
ceptions; il n’ose sortir de l’ornière que des règles
sévères ont tracée autour de lui.
Que l’on examine de sang-froid les constructions
modernes ; cette absence de verve est ce qui frappe
d’abord. On admirera la correction du dessin, des
proportions bien calculées; mais pas d’idée neuve,
pas d’idée originale : on semble n’oser rien risquer
qui ne soit justifié par l’exemple de ceux qui nous
ont précédés.
Le concours aurait, nous n’en doutons pas, pour
résultat de faire sortir l’art de cette espèce de
terre à terre. Le jeune architecte qui se sent du
talent se trouvera toujours sur la brèche; après un
échec, il recommencera avec un nouveau courage ;
il redoublera de zèle et d’efforts, et peut-être le
jour où il parviendra enfin à réussir, aurait-il fait
plus de projets sérieux qu’un architecte n’en fait
aujourd’hui pendant le cours d’une longue carrière.
Le concours entretiendrait l’émulation, le culte
de l’art lui-même, tandis qu’aujourd’hui il est trop
facile de se laisser aller à l’indolence pour celui
qui s’est acquis une certaine réputation. Assuré
que c’est à lui que l’on s’adressera dans les circon-
stances importantes, il n’apporte peut-être pas
dans la conception de son projet tout le soin qu’il y
mettrait si sa réputation était chaque fois remise
en jeu.
Ne donnez plus les travaux qu’au concours, et
soyez assuré que tout le monde se présentera. Et
si quelqu’un se tenait en arrière, ne le regrettez
pas. Il n’eût pas obtenu le prix. Rappelez-vous
l’histoire du soldat de Lucullus, à qui l’argent
avait ôté tout son courage. La pauvreté, dit
Horace, m’a donné le talent des vers. Adressez-
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L’ÉMULATION.
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