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PROVINCE D'ANVERS. 157
Comme me l'avait dit la « kloesterine », les filles de Sainte-Beggue, à de certains
jours, se parent de leurs voiles blanes, par-dessus leurs coiffes habituelles, et ces voiles,
épais, cassés à longs plis raides, descendent jusquà terre, en sachant leurs visages. Par
longues files immobiles, elles demeurent ainsi longtemps en prière, prolongeant leurs
sévères attitudes qui les rendent pareilles à des statues de pierre. Autour d'elles cependant
la fumée des cassoleltes roule ses flocons bleuâtres, et de rouges reflets de cierges par
moments oscillent sur leurs pâles silhouettes, comme un peu de sang qui leur remonterait
du cœur. L'office terminé, elles replient leurs voiles et regagnent leurs petites demeures
humides, dans ces ruelles aux noms aractéristiques, la « ruelle des Huit-Béatitudes », la
«ruelle des Douze-Apôtres », ec.
Au Béguinage, chaque maison porte un nom de sainte ou de saint, et quelquefois une
image sculptée se détache du fond d'une niche, par-dessus la porte d'entrée presque
toujours garnie d'un guichet orillé où apparait, au coup de sonnette, une tête coiffée du
traditionnel béguin. Toutefois le quartier n'est pas exclusivement habité par des béguines :
des ménages tranquilles ont élu domicile parmi elles; un jour Jj'eus l'occasion d'assister,
dans un froid rez-de-chaussée de la rue des Huit-Béatitudes, au patient travail d’une dentel-
lière. L'endroit était triste; une lumière pauvre olissait par la fenêtre contre laquelle était
assise l'ouvrière ; c'était une femme de quarante ans environ, jaune, mince et silencieuse,
dont les grandes mains sèches, bien que zidies par le froid, dans cette chambre sans
feu au début de l'hiver, maniaient les fuseaux chargés de fil avec une dextérité merveil-
leuse, les prenant, les quittant, les mélant, les faisant rouler sur le coussin, d'une poussée
régulière du bout des doigts. Une infinité de longues épingles en cuivre recouvrait
celui-ci ; à chaque imstant elle en déplaçait une, puis ressaisissait ses fuseaux, et le lin, en
S’entre-croisant, dessinait des arabesques, des fleurs, des étoiles, des rosaces, comme le
caprice du givre sur une vitre. À la partie antérieure du coussin était fixé le modèle, et
j'admirais avec quelle rapidité se réalisaient, sans défaillances ni reprises, les multiples
combinaisons d'un dessin touffu et fin comme une trame arachnéenne. Pendant qu'accroupie
eur sa tâche, le dos voûté, et les yeux fixés sur ses épingles, la dentellière entrelaçait
ses fils, l'ombre d'un passant s'étendait par moments sur ses longues mains pâles, et un
bruit de talons décroissant dans la ruelle se mélait au cliquetis des fuseaux.
La splendeur ancienne de L'art charmant qui fut lune des gloires malinoises aboutit
aujourd'hui à ce travail solitaire d'un groupe clairsemé de pauvres femmes continuant à faire,
dans les recoins perdus de la ville, les délicates besognes sur lesquelles ont pli leurs
aieules + elles vivent misérablement dans des intérieurs humbles et délabrés, gagnant à
grand'peine, à ce labeur dont l'objet va parer les reines du monde, l'alimentation de leur
triste existence. Les journées entières et souvent les nuits qu'elles passent à exécuter ces
tableaux, légers comme les brouillards lamés d'argent que septembre fait danser entre les
arbres, leur sont payées par les marchands à des prix qui n'atteignent pas même la rému-
nération des plus grossiers travaux. Cependant de leurs pauvres mains mortes s'échappent
incessamment les éblouissants caprices qui, aux elartés des candélabres, font ressortir les
belles épaules satinées ; et, silencieuses comme les béguines dont elles ont la vie recueillie,
elles accomplissent dans l'ombre leur rôle de filandières, sans envier les gloires de ce
monde pour lequel elles travaillent.
re res
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