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134 LA BELGIQUE.
un bruit joyeux; .et des idées de vie naïve, de cœurs simples et constants dans le devoir
succèdent aux impressions désenchantées du premier instant.
Cependant, elles reviennent bientôt après; les gaités de l'existence semblent une anomalie
parmi ce délabrement de vieilles choses, et c'est à peine si le présent parvient à se frayer une
place au soleil dans la survivance universelle du passé. Frustes, effritées, rongées du faite à
la base, les petites maisons aux briques écorchées et saignantes ont l'air d’abriter un peuple
de momies; seul un bruit de vaisselles remuées en sort au temps des repas; pour un
moment, les recoins mystérieux de la ville connaissent alors un peu d'animation.
Le silence et la solitude vont s'accroissant encore du côté du Béguinage, un vieux
quarüer perdu aux limites de l’agglomération et où s'alignent, dans un réseau de rues
étroites, de petites demeures basses, servant d'habitation à une population féminine qui vit
en commun dans un état demi-religieux, demi-laïque et pratique la règle de Sainte-Beggue.
À Louvain déjà, une institution semblable s'était révélée à nous : c’est ici, comme là, un
refuge pour les ennuis et les douleurs de la terre. Moyennant une dot légère, on entre au
Béguinage, c'est-à-dire qu'on y prend possession d’un logis, où l'on est trois ou quatre, chaque
béguine réglant d’ailleurs sa vie comme elle l'entend, avec la faculté de sortir à des heures
convenues. La journée se partage entre les occupations du ménage, les offices qu'elles vont
entendre à la chapelle voisine et les courses à la ville, chez les pauvres et les amies qu'elles
ont gardées. Cela leur fait une existence monotone, sans surprises pour les sens et le cœur,
et dont la dévotion forme le fond, mais qui s'accommode d’un certain bien-être tout flamand,
particulièrement du côté de la table; chaque jour amène la répétition des mêmes besognes
aux mêmes heures, et elles vieillissent ainsi, ayant de longues années souvent prié, végété,
sommeillé, dans une quiétude indolente, rythmée par la cloche de la chapelle qui les
rappelle au sentiment de leurs pieux exercices, sans presque soupconner l'existence du
monde à leurs portes.
M'étant mis un jour à la recherche de la « kloesterine » ou sacristine (c'est le nom que
porte celle d'entre elles qui garde les clefs de l'église), je vis apparaitre, à mon coup de
sonnette, une grande fille päle, le corps robustement charpenté : sans rien dire et s'étant
seulement inclinée, elle me précéda par la rue, puis, ayant ouvert la porte d'entrée, s’effaca
pour me laisser passer. Tandis que je pénétrais dans la nef, regardant s'allumer sous le
jour des fenêtres les marbres et les ors de l'autel, elle demeura agenouillée près du seuil,
son trousseau de clefs dans ses mains jointes, et sa forte silhouette se découpait sur les
boiseries du fond. L'église, de ce style surchargé qu'on à appelé le style jésuite et qui
caractérise la renaissance flamande du dix-septième siècle, renferme quelques particularités
intéressantes; des tableaux, noircis par l'encens et l'humidité, rappellent la manière de
Jean de Maubeuge, de C ayer et de Quellin: un grand sarcophage de cuivre, recélant,
dit-on, le corps de saint Damien, reluit derrière des vitres, dans la nef de gauche. Je
remarquai que le chœur était occupé par des rangées parallèles de sièges uniformes, à
dossier bas garni de cases fermées à clef, et qu'à chaque siège correspondait un scabellon
peu exhaussé : c’est l'emplacement réservé aux béguines; chacune d'elles possède son prie-
Dieu, et elles ont accoutumé de serrer dans les cases les voiles dont elles s’entourent
la tête aux grands jours de l'année. La sacristine me donna ces renseignements d'une voix
brève et sourde, comme si elle fut sortie à regret de son mutisme habituel, et ses lèvres
remuaient à peine dans son beau visage immobile. Quand Je men allai, elle se rangea de
nouveau contre le mur, après avoir trempé ses doigts dans le bénitier, et je mis dans sa
main une légère offrande, Je la vis disparaitre ensuite dans la ruelle. |