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L’ÉMULATION.
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ble, à les faire supporter par des rangées de piliers ou de
colonnes intermédiaires. C’est ainsi que la plate-forme du
grand temple de Karnac était soutenue par 134 colonnes,
dont les plus fortes avaient un diamètre tel, qu’il ne faudrait
pas moins de six hommes pour en embrasser le tour (3).
« Ces nombreuses colonnes couvertes de riches sculptures
et rehaussées de brillantes couleurs, devaient produire sans
contredit beaucoup d’effet ; mais peut-on approuver un mode
de construction qui exige à la fois des pierres aussi fortes et
des supports aussi rapprochés?
« On doit au génie des Grecs d’avoir modifié ce système
en y introduisant un nouvel élément de construction. L’usage
du bois leur permettait non seulement de couvrir de plus
grands espaces sans soutiens intermédiaires, mais encore de
remplacer la couverture en plate-forme des temples égyptiens
par un toit à deux versants.
« L’édifice était ainsi terminé sur deux faces opposées par
un espace triangulaire ou fronton, qui constitue l’élément le
plus caractéristique du temple grec. Sous le rapport de la
construction proprement dite, l’architecture des Grecs était de
tout point semblable à celle des Egyptiens ; elle avait pour
principe la stabilité simple par superposition de matériaux,
ne produisant que des pressions verticales.
« Malgré les grands perfectionnements apportés par les
Grecs au mode de construction qui leur avait été transmis par
l’Egypte, le système de la plate-bande, qu’on fît usage de la
pierre ou du bois, ne pouvait fournir que des moyens insuffi-
sants pour couvrir de grands espaces.
« Il fallait donc recourir à d'autres dispositions pour élever
de vastes édifices d’une manière simple et d’une solidité
suffisante.
« Or, l’arc et la voûte permettaient d’atteindre ce but avec
des moyens praticables, dans tous les pays, même dans ceux
dont le sol ne fournit ni bois, ni pierres de grandes dimen-
sions.
« Cet élément de construction employé par les peuples
d’Asie, mais que les Grecs n’adoptèrent jamais, fut de bonne
heure importé en Italie par les Etrusques. L’obstacle devant
lequel avaient dû s’arrêter les Egyptiens et les Grecs était
désormais brisé : un horizon nouveau s’ouvrait à l’étude et à la
recherche. Le nouveau procédé de construction n’est, pen-
dant longtemps, que rarement appliqué, mais les Romains
s’en emparent et lui donnent dès le commencement de l’em-
pire, des développements inconnus jusqu’alors.
« La science des constructeurs romains se montre surtout
dans la vaste coupole du Panthéon de Rome. Cette immense
rotonde de 44 mètres de diamètre qui s’appuie sur une mu-
raille circulaire de 6 mètres d’épaisseur, est déjà toute une
innovation dans l’art de bâtir, et cependant elle ne nous pré-
sente la voûte que dans sa forme et sa construction les plus
simples.
« Le grand sens pratique des Romains ne pouvait se con-
tenter d’une science qui n’en était encore qu’à ses débuts. La
nécessité de fonder de vastes édifices tels que des palais , des
thermes, et d’autres grands établissements d’utilité publique,
amena un progrès nouveau et décisif dans la science des con-
structions. Les architectes se préoccupèrent avant tout de la
question d’utilité et leur attention se porta dès l’abord, sur la
composition des plans. Aussi, lorsqu’on étudie avec soin les
grands édifices romains, on y découvre une série de salles,
qui, tout en se prêtant un appui réciproque, ont, chacune, la
forme et la dimension qui conviennent le mieux à leur desti-
nation. Si l’on examine ensuite les moyens employés pour
couvrir l’édifice, on constate avec étonnement, dans les voûtes,
des combinaisons aussi hardies que nouvelles. Ce n’est plus,
comme au Panthéon, une seule coupole sphérique élevée sur
un mur cylindrique ; c’est au contraire une infinité de voûtes
composées, appelées à couvrir chacune un espace distinct
quelles qu’en puissent être la forme et la dimension.
« Au moment où l’architecture romaine, à son déclin, n’é-
tait plus que la pâle image d’eile-même, et qu’au paganisme
vint se substituer la religion chrétienne, une évolution com-
plète ne tarda pas à s’opérer dans l’art de bâtir.
« Désormais, le centre du mouvement n’est plus à Rome,
il est à Byzance.
« La nouvelle capitale avait pris en fort peu de temps un
développement prodigieux ; les églises, les palais, les thermes,
les théâtres, les arcs de triomphe qu’on avait vu s’élever dans
ses murs, étaient, dans le principe, conçus conformément aux
règles de l’architecture romaine (4). Mais le nouvel empire,
dédaignant les traditions du passé, ne tarda pas à se tracer
une voie nouvelle.
« Les Grecs qui dans l’antiquité étaient restés fidèles aux
ordres d’architecture, les repoussent maintenant et adoptent
d’autres principes, inconnus de leurs aïeux, pour régénérer un
art tombé dans la plus profonde décadence.
« Développant ensuite le mode de construction admis par
les Romains et le poussant jusqu’à ses dernières limites, les
Grecs de Byzance finissent par appuyer les voûtes et les cou-
poles, non plus sur des murs continus comme c’est le cas
pour le Panthéon, mais uniquement sur des points d’appui
isolés.
« L’art byzantin, qui a créé l’église de Sainte-Sophie, à
Constantinople, n’a pu toutefois se faire accepter en Occident
(3) Devillers et Jolibois, Description de Thèbes.
(4) Léonce Reynaud, Traité d’architecture.
dans-ce qu’il a de plus fondamental, c’est-à-dire dans ses dis-
positions générales.
« L’esprit éminemment logique de l’Occident se refusait à
adopter un arrangement qui ne lui paraissait pas assez motivé.
Pendant que le type byzantin s’établissait définitivement sur
le littoral de la mer Noire en adoptant pour le plan des égli-
ses la forme de la croix grecque, le style basilical des pre-
miers temples chrétiens se maintenait à Rome et s’étendait en
Occident en s’attachant à la forme de la croix latine.
« L’architecture occidentale, pendant les IXe et xe siècles,
était arrivée à la plus complète décadence. Les traditions
romaines étaient perdues et les progrès des Byzantins dans
la science de la construction étaient encore ignorés.
« Ce n’est qu’au commencement du XIe siècle que l’archi-
tecture se réveille et crée le style roman. Les premières églises
romanes étaient couvertes en charpentes à l’instar des basili-
ques romaines ; mais la fréquence des incendies fit reconnaître
l’insuffisance de ce mode de couverture. Les architectes
n’eurent bientôt d’autre préoccupatiou que de remplacer ces
charpentes par des voûtes, en maintenant la disposition si
simple et si convenable du plan. C’était là un problème de
construction dont la solution devait embarrasser des archi-
tectes qui ne possédaient plus que de vagues notions des tra-
ditions antiques.
« Aussi les premiers essais furent-ils timides, et de nom-
breux mécomptes firent-ils reconnaître les vices des systèmes
employés tour à tour. — Les constructeurs romans furent
astreints à des efforts d’autant plus longs et pénibles qu’ils ne
trouvèrent dans le principe que des ouvriers inexpérimentés
ne sachant plus tailler ni le marbre ni la pierre. Mais quand
les difficultés du travail de la matière s’aplanirent, l’artiste put
donner libre carrière à son génie et réaliser les conceptions
que ses prédécesseurs n’avaient même pu entrevoir.
« On commença par diminuer l’épaisseur des murs et des
voûtes en introduisant les contreforts et les nervures. On
engagea ensuite dans les murs et les piliers des nefs de frêles
colonnes s’élevant d’un seul trait du sol jusqu’à la naissance
des voûtes. C’était toute une révolution dans l’art de bâtir ;
c’était l’abandon complet des proportions de l’antiquité.
« Ces dispositions nouvelles sont d’une importance capi-
tale dans l’histoire de l’architecture du moyen âge, elles ont
permis la substitution des voûtes aux charpentes, l’emploi de
formes élancées et la prédominance des lignes verticales. Ce
sont ces dispositions, en un mot, qui ont constitué la base de
l’architecture chrétienne de l’Occident (5).
« Vers la fin du XIIe siècle, quand l’architecture romane
commençait à élever ses plus brillantes conceptions, un nou-
vel élément, l’ogive, vint s’associer aux formes anciennes.
« La voûte romane n’était pas arrivée à la dernière limite
de son développement. Bien que sa poussée fût sensiblement
diminuée par l’introduction des nervures, elle était encore
supérieure à celle de l’arc aigu. L’action relativement faible
de l’ogive fut reportée à l’aide d’arcs-boutants sur les contre-
forts extérieurs et afin d’en prévenir le renversement et d’en
augmenter la stabilité on les surchargea de clochetons plus
ou moins élevés.
« Dans ces savantes dispositions, qui donnent à l’architec-
ture un caractère complètement nouveau, tout concourt au
même but, tout est rationnel.
« Les ogives, les arcs-boutants, les contreforts, les cloche-
tons, les gables aigus, tous ces éléments s’expliquent par les
besoins de la construction.
« A la stabilité passive des constructions grecques et romai-
« nes, dit Viollet-le-Duc, dans ses entretiens sur l’architecture,
« les maîtres du moyen âge ont substitué l’équilibre, loi plus
« délicate, permettant des résultats plus étendus, plus variés,
« plus libres. Ces maîtres sont en progrès sur la structure des
« siècles précédents. »
« Mais dès le XIVe siècle, des indices de décadence appa-
raissent. Les formes sont moins vraies, moins sérieuses, elles
visent à la hardiesse.
« Le xve siècle va plus loin : on prodigue l’ornementation,
on recherche les formes irrationnelles, les difficultés d’exécu-
tion, et l’art ogival arrive enfin à la plus profonde décadence,
conséquence inévitable due à ses propres excès.
« L’art ogival n’avait jamais répondu entièrement au sen-
timent du peuple italien, qui semble ne l’avoir accepté qu’à
regret. Aussi, dès le xve siècle, quand le goût des beaux-arts
se réveilla en Europe et que l’Italie put reprendre le sceptre
de l’architecture, les formes gothiques furent-elles complète-
ment abandonnées, pour remettre en honneur les principes,
si longtemps oubliés, de l’architecture antique.
« Brunelleschi fut le grand promoteur de cet art de la
renaissance, créé sous l’influence des études d’après l’antique,
et son œuvre la plus importante fut l’admirable dôme de
Sainte-Marie-des-Fleurs, à Florence.
« Cette coupole, de 40 mètres de diamètre, ouvrit la voie
à toutes les entreprises colossales de l’architecture moderne,
et ce monument, qui faisait l’admiration de Michel-Ange,
étonnera toujours ceux qui sauront apprécier la science qui a
présidé à son exécution. ,
« Le dôme de Saint-Pierre à Rome, celui de Saint-Paul à
Londres, de Sainte-Geneviève à Paris n’existeraient probable-
ment pas, si Brunelleschi n’avait pas résolu le problème de
la construction de ces prodiges de l’art moderne (6)-
(5) Léonce Reynaud, Traité d’architecture.
(6) Thiollet, Leçons d’architecture. |