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PROVINCE D'’ANVERS. 157
abords de l'ancien Marché aux Poissons, sur l'emplacement du « Burg », la première forte-
resse d'Anvers et le berceau de la cité. De toute celte tassée humaine sort une rumeur de
vie qui, le matin, saccroil de l'activité des différents marchés où les paysannes de la Campine
et du Polder. coiffées encore, quelques unes, de grands bonnets à barbes flottantes, viennent
vendre les laitages et les légumes.
Parmi les réceptacles habités presque exclusivement par le peuple, le quartier Saint-
André montrait autrefois le plus d'animation. Il était traversé par une rue longue et étroite,
baptisée d'un nom significatif, le « Luizen Markt » (Marché aux Poux). De cette artère
S'étendait, à droite vers l'Escaut et à gauche vers la ville, un réseau de ruelles et d'impasses,
suant l'humidité et le miasme, au bord desquelles, rongées de lèpres, les plâtras écroulés, les
portes sans fermeture, oscillaient des facades de bois noircies et comme calcinées, aux
pignons finissant en gueule de brochet. Certains « enfers » de Londres et de Manchester
donneraient seuls une idée des foules qui s'entassaient là, flopées d'enfants et de commères
trôlant dans les boues de l'égout, grappes de faquins arrètés à l'angle des rues, les mains
dans les poches, l'œil provocateur, bandes de filles impudentes, la lèvre incarnadine, des
braises dans l'œil, riant aux plaisanteries cyniques de leurs adorateurs en sarraux.
Avec ses maisons déchiquetées, ses pignons dentelés, sa patine de crasse el de misère,
sa rude population de laborieux et de faméliques, ce quartier ménageait des ressources
abondantes aux artistes. De superbes lascars y promenaient leur cranerie picaresque, sous
d'épaisses crinières à reflets bleus trahissant une origine semi-mauresque. On était étonné
lorsque partaient, de la bouche d'une fillette évoquant certains portaits de Murillo, de
grossières injures proférées avec un accent rogomme, dans le patois trainard et péjoratif de
l'endroit. Assise en plein vent près de sa brouette, telle marchande de pommes rances, d'âcres
saucissons, de « mastelles » lapidifiées et de « scholle », poissons salés qu'adore le peuple
anversois, aurait pu vendre sur les bords du Xénil, une rouge fleur de cassis dans les
cheveux, les oranges savoureuses el les limons parfumés. Peut-être même cette noiraude
aurait-elle eu à la cour de Madrid un tabouret au pied du trône. Certains des habitants du
quartier Saint-André ou des autres centres ouvriers d'Anvers ont non seulement gardé le
type espagnol, mais même des noms castllans, souvent retentissants à travers l'histoire de
l'Ibérie. On m'a cité le cas d’une marchande de légumes, veuve et mère de dix enfants, la
femme « Armiroto », du nom de ce marquis Armiroto qui fut un des seigneurs de la suite
du duc d’Albe. Sa descendante, indifférente à cette haute origine, brouettait des choux par
les rues, trainant sa fière hérédité dénaturée par un sobriquet ignominieux : « Arme
Rotte ».
La transformation de ces quartiers pestilents et squalides est consommée; une vole
spacieuse remplace, sous le nom de rue Nationale, l'immonde « Luizen Markt » et ses rami-
fications. L'air et la lumière ainsi ont assaini les cloaques où se vautrait une humanité
vicieuse, gangrenée de maux sans nombre. C’est l'un des résultats, appréciable celui-là,
du bouleversement qui, depuis bientôt vingt-cinq ans, à Mis en coupe réglée la vieille
ville, éventré les anciens quartiers, (aillé à blanc estoc dans le tas des souvenirs historiques.
Qui ne regrette, telle qu'elle s'offrait autrefois, la superbe et triomphante porte de l'Escaut,
ou porte Royale, surmontée de son énorme dieu marin et construite par Arthur Quellyn,
d'après les dessins de Rubens, à l’occasion de la Joyeuse entrée du roi d'Espagne Philippe LV.
Quand on descendait la rue, au haut de laquelle S'élargissait son arcature, le fleuve s'aper-
cevait par delà, comme à travers un porche ouvert sur le ciel et l'eau. Il nous faut faire
notre deuil également du marché aux Poissons, ce pittoresque et bruyant rendez-vous des
ménagères s'agitant autour de la marée jetée toute vive sur les étaux, en longues trainées
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