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(84 LA BELGIQUE.
de pores fouillant du groin le sol. De cette tassée Sélèvent des rumeurs indescriptibles qui par
moments s'unissent dans un tapage assourdissant où la cornemuse ronflante du gros bétail fait
une basse continue aux grêles glapissements du reste du troupeau. Celui-ci, pris en écharpe
par de sifflants coups de lanières, traverse enfin la passerelle, moutonnant dans des bousculades
d'échines, les croupes et les têtes emmêlées, puis se débande par le quai, au milieu des
cris et des jurons des conducteurs qui les poursuivent, les repoussent, finissent par les parquer,
apeurés, ahuris, laissant aller de leurs peaux frémissantes une vapeur chaude. Plus loin
la même agitation règne dans un navire qui vient d'entrer en rade, avec un arrivage de
chevaux de sang ; à grand'peine les maquignons font sortir des box, en les fixant par le licol,
les bêtes qui résistent, renäclent, chancellent sur leurs jambes, battent le pont de leurs
sabots mal assurés. Puis encore, ce sont des transports de victuailles, de salaisons, de tonnes
de pétrole ou de goudron, déchargés par tas énormes qui encombrent les docks ; des amon-
cellements de cuirs de Buenos-Ayres; des amas croulants de peaux de bêtes saignantes; des
montagnes de cornes de buffle répandant une pestilence fade de charnier; et la clameur
des hommes, le vacarme des chantiers, le ronflement des machines, le grincement des milliers
d'essieux broyant le pavé, composent un orchestre prodigieux dont les rauques sonorités
ébranlent l'air, du lever au coucher du soleil.
Pas un coin de l’horizon où ne s’encadre un tableau : un navire est signalé ; un autre
démarre; les salves de bienvenue se croisent avec les salves d'adieu; une voile fuit au
tournant d'Austruwell; une autre apparaît du côté d'Hoboken; des hélices battent l'onde,
comme des nageoires monstrueuses, laissant derrière elles des mousses d'écume ; des pavillons
banderolent au bout des mâts comme des flammes; un paquebot a l'air de s’e gloutir dans
du métal en fusion; une chaloupe émerge de l'horizon vermeil; 1l y a des moments où les
rames, en sortant de l'eau, semblent s'égoutter en pluie de feu; et, sur l’autre rive, les
chantiers ouvrent leurs vomitoires obscurs sur le bleu de l'air. Une vie débordée, ailée,
furieuse, une activité incessante d'appareillage, une gaité du ciel et de l'eau chantant dans
les cordages et battant le ventre des carènes remplissent le paysage d’une mobilité éternelle.
Sans cesse les points de vue se déplacent, les perspectives fuient. Ce qui était de l’azur se
bouche avec une carcasse sombre: la buce des eaux saugmente du noir vomissement des
chaudières; un vol de goélands se change dans un glissement de voile : des ilots roses qui
sont des sloops semblent se détacher de la terre, doucement se dissoudre dans de la fumée
violette; et des tubes de steamboats sont pareils aux tours d’une ville vue de la rase campagne.
C'est le royaume de la chimère et du mirage : les barques bondissantes sur la crête des
vagues font l'effet de poissons volants: les immenses murs immobiles des vaisseaux de grand
tonnage plongent dans les marées avec des airs de promontoires; et d’autres fois des silhouettes,
indéterminées, demeurent flottantes dans le vague de leurs contours. Par moments aussi la
nappe liquide parait se rompre en rejaillissements d’étincelles ou se dresser en d'oscillantes
colonnes fluides, puis encore s’effumer en un tremblement de brumes diamantées: aux
heures d'orage, les nuées y appuient des architectures piranésiennes, d'où fulgurent les éclairs
et qui s'amoncellent, pantelantes, par-dessus la ville; et les couchants, de leur côté, l'écla-
boussent d’une pourpre d'apothéose. Mais ce sont là les aspects extraordinaires de l’Escaut,
et les Flamands l’aiment surtout quand il coule plombé et sombre, étalant entre ses rives
un ventre terreux de squale. Il est par excellence le corridor de la grise mer du Nord :
les lourds nuages pluvieux courant à la débandade dans un ciel d'automne, comme un
troupeau -de -bœufs, font à ses eaux leur cadre naturel.
À : S , 4 . , . . , .
Cette animation d’un décor toujours changeant au gré de l'air qui l'allume ou l'assombrit,
celle circulation incessante de foules cosmopolites, cette infinie variété des scènes auxquelles |