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PROVINCE D’ANVERS. 187
donne lieu la vie des eaux, se retrouvent sur tous les points du quartier maritime. Une des
surprises les plus étonnantes du port est le spectacle des bassins, réservoirs immenses
dans lesquels se pressent et s'enchevêtrent les navires de toutes les nations du monde. Un
fourmillement de mâts met dans l'air comme l’amas touffu d'une forêt, à travers un lacis
embrouillé de cordages et d'agrès dont les linéaments déliés ressemblent aux découpures
d'une gigantesque toile d'araignée dans laquelle des hommes sagiteraient, pareils à des lutins
exécutant sur des fils de la Vierge d'effrayantes voltiges. Des ondulations lentes par moments
font onduler toute la masse, et, par grands lambeaux qui se déchirent et crèvent sur les
percées de ciel, un perpétuel tourbillon de fumées monte, s'allonge, finit par tout noyer
dans le flottement d'une brume violette.
Non loin se creusent une succession d'arènes, comme les cirques antiques, élagées en
gradins immenses et modelant leur structure sur les ovoides parois des carènes : ce sont Îles
ales sèches. Quand le bâtiment avarié, glissant sur la marée comme sur un levier, a investi
la cavité, celle-ci est rendue étanche, et bientôt le vaisseau en touche le fond; il est visible
alors et abordable sur toute sa surface, prêt à être soumis aux opérations que réclame
son état. Une nuée d'ouvriers l'attaquent à l'instant de toutes parts; calfats, menuisiers,
charpentiers, blindeurs, forgerons, peintres, cordiers se ruent sur ses flancs, se glissent sous
sa quille, se pendent à sa poupe, entament à coups de maillet ses vertèbres, lui posent des
cautères de goudron, font tous ensemble l'énorme opération chirurgicale après laquelle le
moribond, remis de ses avaries, pourra de nouveau défier les tempêtes. La coque rafistolée,
on fait rentrer graduellement les flots dans le réservoir. Puis le blessé est débarrassé de
l'appareil de madriers et de tuteurs qui l'étançonnaient aux parois de la cale. Le bouillon-
nement des écumes monte autour de lui; le voilà qui se balance à fleur des eaux; et enfin
il regagne fièrement, à travers les canaux, les sas et les écluses qui avaient servi à l’intro-
duire dans la cale réparatrice, le fleuve et plus tard la pleine mer.
Au quai des Bassins anciens, se groupaient autrefois, sur une superficie de près
de trente-deux mille mètres, les pavillons des entrepôts, reconnaissables à leurs avant-corps
entaillés d’une colonnade et à leurs larges frontons. Un incendie terrible les détruisit.
Reconstruits depuis, ils supportent des terrasses : les frontons et les colonnes n'ont pas
été rétablis. À l'intérieur, d'interminables files de magasins, des labyrinthes de caves reliées
par des couloirs larges à y faire passer des éléphants chargés de leurs tours, réalisent
l'image d'un colossal madrépore percé dans tous les sens; par convois immenses s’y déversent
les marchandises : elles montent le long des murs. s'amoncellent sous les voutes, débordent
par delà les seuils. Comme à un estomac prodigieusement gorgé et qui jamais n'est regoulé,
toute l'activité du port, le mouvement des arrivages, la rumeur des déchargements, la danse
des navires dans les houles marines aboutissent à ces cavernes non moins flamboyantes,
au figuré, d'escarboucles et d'or que les palais enchantés des noirs Kobolds. Cependant
autour d'eux la vie gronde, les essieux roulent, les poulies grincent, les grues manœuvrent,
un tonnerre incessant ébranle l'air. Indéfiniment les installations se succèdent, développées
sur des étendues considérables, avec des magasins, des entrepôts, des casemates, des embar-
cadères : ici, les aires couvertes qui servent à la dessalaison des peaux, vastes hangars
emplis d’une population de femmes, les faces allumées et trognonnantes, les bras rouges,
la taille mafllue, raclant, à grands coups de balai, des dépouilles de bêtes étendues à
terre ; là, les baraquements, isolés du reste des quais par les biefs des écluses et où,
par rangées innombrables, s'alignent les barriques à pétrole ; ailleurs, les halles sous les-
quelles se remisent les cargaisons en formation, les chargements en quarantaine, les arri-
vages non réclamés. Et à travers cet amas de charpentes, ce dédale de circuits, cet |