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PROVINCE D’ANVERS. 195
d'effervescence, la maison des hommes ; Anvers, en écoutant chanter les oiseaux d'airain
nichés dans ses contreforts, conjecturait toujours avec évidence le temps qu'il faisait à lhori-
zon politique.
En plein azur, aussi haut que peut aller le regard, plonge la flèche ; d'étage en étage,
de galerie en galerie, elle va, s'exhausse, croit, finissant par mesurer à son faite cent vingt-
trois mètres de hauteur: et rien ne vaut l'étendue de pays qu'on embrasse de la plate-
forme de son carillon. Gravissez, un matin de clair soleil, l'escalier en spirale colimaçon-
nant dans les parois de la tour. À intervalles réguliers, des fissures minces pareilles à des
sarbacanes ajourent la maçonnerie, laissant filtrer sur les degrés tournoyants des rais de
lumière blanche, et en même ménageant des ouvertures par lesquelles le regard coule dans
un dédale de rues, une perspective tumultueuse de maisons et d'édifices. Chaque ouverture
est comme un cadre où s'intercale un morceau de la ville; par places une touffe de
verdure balance sa tache sombre dans le tassement des façades, et des fenêtres ouvertes
sort le bruit des ménages. On n'est encore qu'à la centième marche; la rumeur humaine
se perçoit, distincte, avec des chants, des cris, des rires, qui sont comme l'adieu de la vie
à mesure qu'on se rapproche de l'infini; puis les voix s'étouffent dans un bruissement
diminué, une sorte de grondement lointain qu'accompagne la basse ronflante du vent. Celui-ci
grandit bientôt, jusqu'à emplir la haute spirale d'un bourdonnement qui ne cesse plus :
on dirait la respiration de quelqu'un qui anhélerait dans le vide ; et le paysage s’élargit,
les horizons reculent, on est presque dans le bleu de l'air. Voici que dans les fumées, les
ors chatoyants de la lumière vermeille, les flocons de brume roulant à la dérive, commence
à se découper la vue des campagnes; au-dessous de soi, une débandade de quartiers, un
tohu-bohu de toits et de pignons, une mêlée de cheminées noires, de grèles aiguilles et
de tourelles ventrues. Une buée or et lilas enveloppe les briques roses, les tuiles sang de
bœuf, les ardoises bleues, glisse le long des chevets moussus, embrasse l'entonnoir profond des
rues. Et l'escalier géant plonge plus avant dans le ciel, la foule n'apparait plus que comme
un fourmillement de petites mouches noires ; on entre dans la région des oiseaux, dont le
vol par moments fait une ombre sur le jour des meneaux.
De minute en minute, la ville s'enfonce un peu plus et le point de vue se déplace
la voici, poussant à travers des champs la pointe de ses banlieues, ou dressant ses amas
de vieilles demeures illustres, ses églises, ses chapelles, ses hôtels de ville, ses bourses, ses
entrepôts, ailleurs s'excavant pour faire un lit à ses canaux, puis, brusquement, s'écornant
sur toute la ligne de ses quais. Du Kiel aux nouveaux bassins, le grand fleuve miroite
dans la clarté comme une gigantesque cuirasse, guilloché par les mille dentelures des agrès,
et ses chantiers, ses docks, ses entrepôts ressemblent à des navires échoués parmi les
flottilles errantes de ses trois-mâts et de ses steamers.
L'énorme escalier s'arrête enfin ; une galerie circulaire découpe autour de la plate-forme
les fines rosaces de son parapet; et toutes ensemble sont comme une succession de fenêtres
ouvertes sur un tableau prodigieux. Anvers, la grande métropole, n'est plus qu'un point
habité dans le déploiement des prairies prolongées à l'infini, de la vaste terre verte perdue
dans les lointains flottants, du beau jardin des Flandres reluisant des chatoiements de
l'émeraude et coupé par les sinuosités d'argent de lEscaut. À travers le ruissellement de la
lumière, les vapeurs sorties du sol montent en colonnes irisées ou planent en pâles ares-en-ciel ; la
plaine par moments semble fumer dans une vapeur grise d'étuve, et d'autres fois se moirer
de coulées ardentes ; et parmi cette clarté et ce brouillard paissent les troupeaux, filent
les navires, palpite l'âme d'une nation vaillante. Cependant un tumulte, sourd d’abord et
qui se précise dans une sorte de prélude, est parti des silencieux rouages du carillon ; une
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