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196 LA BELGIQUE.
fusée de notes jaillit d’un ébrouement de basse enrhumée, puis s'éteint, et tout à coup,
sans qu'on sy attende, se change en une tempête de bruits. ee marteaux montent,
descendent, cognent à toutes volées les timbres ; des cloches ébranlées se balancent iuE
le vide, comme des gongs prodigieux ; on dirait qu'une nuée de musiciens invisibles s'est
pendue aux cordes, abattue sur les claviers, éparpillée dans la tour pour la Lie chanter;
les monstres sculptés dans les gargouilles, guivres, lémures, tarasques, ont l'air de crisper
leurs mufles comme s'ils soufflaient dans des buccins ; et les trilles cascadent, les strettes
bruissent, les arpèges escaladent les points culminants de la gamme, tout le mystérieux
et terrible orchestre se fond dans un ouragan de cuivre et d’airain. Les charpentes tremblent,
un frémissement court de proche en proche à travers la tour, on croit sentir le plancher
se dérober sous ses pieds. Alors, si vous ne craignez pas le vertige, faites un suprême
effort et montez les échelons de fer qui vous mènent au pinacle.
Charles-Quint, parlant de la flèche de Notre-Dame, regrettait que ce bijou n'eüt pas
d'écrin pour le préserver contre les révolutions des hommes et les ravages du temps. C'est
un bijou, en effet, d'une orfèvrerie compliquée et quasi miraculeuse ; mais un bijou solide
qui a résisté au temps et aux hommes. La journée de la « Furie espagnole », dans laquelle
furent incendiés une quantité de palais et de trésors, épargna la glorieuse aiguille, qui sortit
également victorieuse du bombardement d'Anvers par les Hollandais en 1830. Le peuple, cette
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ois, put croire à une intervention de Marie, la patronne du sanctuaire et de la ville, tant
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les obus et les grenades avaient rasé de près, sans les attemdre, les fines ciselures du grand
joyau de pierre.
Cependant l'intérieur de l’église eut à souffrir au seizième siècle du vandalisme des
iconoclastes, conduits par le président Herman Mode. Si grandes, en ces néfastes journées
de discordes religieuses, furent les déprédations, que Notre-Dame ne s'en remit jamais comple-
tement. Soixante-dix autels, la plupart en marbre, furent renversés et brisés, ainsi que
trois orgues, les jubés, les fonts baptismaux, les boiseries sculptées, ete. On lacéra à
coups de poignard des toiles précieuses, un « Christ en croix» de Quinten Massys et
une « Assompton de la Vierge » de Frans Floris. Rubens, heureusement, ne parut qu'après
cette époque tourmentée, et les deux chefs-d'œuvre sortis de son pinceau, qui ornent actuel-
lement le transept du chœur, à droite et à gauche du maître autel, la « Descente de la
croix » et l « Érection de la croix », atténuent jusqu'à un certain point la perte des autres
trésors dont se parait autrefois la cathédrale.
Le prodige qui sopère à Saint-Jean de Malines quand, le rideau tiré, apparait aux
yeux, dans ses magnificences fleuries, la « Pèche miraculeuse », se renouvelle, sous les
arceaux de Notre-Dame, chaque fois que les deux tableaux sont exposés au jour. Ce n’est
plus des hautes fenêtres lancéolées que part la lumière : elle est comme concentrée dans
les carnations étincelantes et les rutilants satins qu'allume la couleur; et, du torse fléchissant
du Christ, de la face douloureuse de la Vierge, des linges étalés sur les corps, mieux
que des plus flamboyantes verrières, ruisselle le mystique soleil auquel prennent feu les
pénombres du temple. Pourtant le maitre n'attise point ici sa fournaise; une gamme chaude
sans violence baigne les deux scènes dans une sorte d'apaisement ; la « Descente » surtout
s'enveloppe de tonalités tranquilles; mais la sérénité, chez ce magicien, est encore à ce
point du mouvement et du sang, que les autres peintres paraissent ternes à côté. Son
calme n'est que relatif : même dans l'apälissement des atmosphères au milieu desquelles
le cadavre divin est descendu de la croix, les étoffes précieuses projettent des éclairs ; et
la sourde symphonie saiguise de sonorités puissantes, pareilles à des stridences de trompettes.
Au fond, c'est toujours la même grande esthétique, la même prédominance de la vie, la même |