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L’ARCHÉOLOGIE AU THÉATRE
epuis une vingtaine d’années, un cou-
rant très accentué s’est manifesté, dans
les études, en faveur des recherches ar-
chéologiques : à côté des érudits qui
ont produit des ouvrages de haute valeur, il faut
mentionner des littérateurs tels que Théophile
Gautier, les Goncourt et certains chroniqueurs
dont les écrits ont piqué la curiosité du public
au point de provoquer un engouement exagéré
peut-être, pour le meuble, le costume et le bibe-
lot archéologiques. Les meilleures causes et les
idées les plus généreuses ont leurs snobs, et s’il
est parfois agaçant d’entendre maintenant de hauts
et incompétents personnages disserter des styles
avec un aplomb étonnant, on doit se féliciter de
voir les artistes et les gens de goût se préoccuper
de l’exactitude historique et de l’harmonie com-
plète d’un tableau pictural ou théâtral.
C’est surtout au théâtre, nous semble-t-il, que
ce souci et ce respect de la vérité archéologique
doivent se faire sentir : tous les arts s’y associent
pour produire sur les spectateurs une impression
d’ensemble avec son maximum d’intensité pos-
sible, et il est indispensable que l’empoignement
produit par un drame ou un opéra ne soit pas
troublé par des détails choquants dans les cos-
tumes ou des hérésies flagrantes dans la composi-
tion architecturale des décors.
La Comédie française a été l’une des premières
à montrer, aux autres scènes, la voie à suivre :
elle a prêché d’exemple et a fait montre d’un art
impeccable dans la mise en scène d’Hernani, Ruy-
Blas, le Bourgeois gentilhomme, Hamlet, Advienne
Lecouvreur, Œdipe-Roi, Henri III et sa Cour, et tant
d’autres pièces.
Un mouvement similaire se manifeste en Alle-
magne, si nous en jugeons d’après les représenta-
tions que la troupe des Meininger est venue donner
à Bruxelles, l’an dernier : nous mentionnerons ici
comme des tableaux admirablement composés et
en leur payant un juste tribut d’admiration, le sacre
de Jeanne d’Arc, le forum de Jules César, la récep-
tion des ambassadeurs français par Élisabeth dans
Marie Stuart, la vue d’un canal et la scène du con-
seil dans le Marchand de Venise, le jugement du
Conte d’hiver, le banquet de Wallenstein, etc... L’at-
titude et les gestes des personnages méritent aussi
d’être signalés ; on oubliait plus d’une fois l’artiste
revêtu d’un costume d’emprunt, pour ne ressentir
que l’impression du personnage historique revenu
à la vie. Nous avons pu constater, dans Marie
Stuart, la scrupuleuse restitution du costume d’Éli-
sabeth dont nous avions, lors d’un récent voyage
en Angleterre, admiré les portraits dans les collec-
tions de Hampton-Court et de Burleigh-House ;
quant à la Portia du Marchand de Venise, la belle
1889
Mlle Amanda Lindner s’était sans doute inspirée,
pour la représenter, du superbe portrait de Jeanne
d’Aragon, par Raphaël, qui se trouve au Louvre.
En Belgique, nous n’en sommes pas là, et, pour
ne parler que du théâtre de la Monnaie, les spec-
tateurs qui s’intéressent aux choses d’art ont remar-
qué plus d’une fois, malgré le réel talent du costu-
mier et des décorateurs, combien les costumes des
choristes laissent à désirer sous le rapport des
détails et du coloris, et quels anachronismes se
glissent dans les décors les mieux réussis. Il serait
intéressant, pensons-nous, d’examiner, par le
détail, certaines décorations de notre Opéra, d’en
montrer, les points défectueux et de rechercher les
moyens d’améliorer la situation actuelle.
Commençons par Mireille. Au premier acte, au
lieu de nous transporter au mas des Micocoules où
habite Mireille, de nous montrer un paysage des
environs d’Arles, un sol sec et brûlant, à la végé-
tation poussiéreuse, et sur le tout un ciel bleu
éblouissant de lumière, nous voyons un parc anglais
et des arbres de haute futaie, rappelant certains
coins du parc Monceau ou du bois de la Cambre :
ce n’est pas cela. Aussi l’impression que cause la
musique chaude et colorée de Gounod n’est-elle
pas complète, parce que le tableau qu’elle souligne
de ses commentaires vibrants, est froid et grisâtre.
Il n’y a qu’à aller voir, comme terme de compa-
raison, les décors si réussis de l'Arlésienne, à
l’Odéon de Paris, pour se faire une idée des pay-
sages méridionaux. Au premier tableau du troi-
sième acte de Mireille, la toile du fond, représen-
tant le désert de la Crau, est largement brossée et
d’une tonalité intense; pourquoi faut-il que tout
le charme en soit détruit par l’avant-plan où l’on a
utilisé, énormité inexcusable, deux maisons russes,
au toit aigu, empruntées à un décor de Coppélia;
c’était cependant le lieu de nous faire voir une bas-
tide, ou pour serrer de plus près le poème de Mis-
tral, la tente de la famille du ramasseur de lima-
çons Andreloun, sous laquelle Mireille passe la
nuit avant de traverser le Rhône et poursuivre sa
course à travers la Camargue. Le dernier tableau
prête encore plus le flanc à la critique : il doit
représenter la petite église des Saintes- Maries,
sur la plage du Valcarès au sol grisâtre et fan-
geux, piqué çà et là de bouquets de verdure des-
séchée des m'arécages. M. Révoil, dans son bel
ouvrage sur l’Architecture romane du Midi de la France
(tome I, p. 3o à 33 et pl. XXIV à XXVII), donne
les renseignements les plus complets sur cette
église très caractérisée par ses rares fenêtres, son
toit plat en dalles de pierres, son chemin de ronde
crénelé, etc. Si les décorateurs de la Monnaie
avaient consulté ces documents, ils n’auraientpas re-
présenté l’église des Saintes-Maries avec un clocher
très important, et, ce qui est plus grave, accompa-
gné d’un cloître qui n’est autre que celui de Saint-
Trophime, à Arles ; enfin, non contents de rassem-
bler des monuments situés à trente kilomètres l’un
de l’autre, ils ont reproduit le cloître de Saint-
Trophime dans des dimensions exagérées qui lui
enlèvent son charme et son intimité; les arcatures,
qui mesurent (voir Revoil, tome II, pl. XLII et
suiv.) 1m10 X 2m40, ont certainement dans le décor
qui nous occupe, 3m5o X 8moo, les autres éléments
sont agrandis dans les mêmes proportions et for-
ment un ensemble qui n’est plus à l’échelle
humaine; aussi les religieux,qui circuleraient dans
ces galeries, ne seraient-ils à l’abri, ni du soleil,
ni de la pluie.
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L’ ÉMULATION.
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