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LE BRABANT. 15
d'antiques barbouillages, un carré de toile peinturlurée pour servir de pendant à celle qu'il
possède déjà. Soyez sûr que dès ce moment la tentation ira grandissant : il ne passera plus
devant un encan sans hausser sur les enchères, et petit à petit tout ce bric-à-brac raccolé
finira par encombrer sa maison d'un art de bas étage, trivial, poneif, hybride, qui fera sa
délectation et qu'il montrera avec le mème orgueuil que s'il s'agissait d'une collection princière.
Cest, je le répète, une des caractéristiques nationales que cel instinct de l'art, allé
quelquefois à des considérations mercantiles, mais le plus souvent désintéressé et surnageant
au-dessus des matérialités mesquines de lexistence. Le gros rêve de lestomac épanoui dans le
sommeil des autres instincts prend une aile en cet attrait mystérieux et ce charme lointain
d'un idéal accordé au gout des réalités généreuses.
La pureté des formes, la finesse et l'élégance des proportions inquiètent peu, d'ailleurs :
nous ne sommes pas ici sur une terre ensoleillée, où les silhouettes se découpent en nobles
profils dans une lumière qui en dessine les moindres saillies. Le pays, moite, souvent
trempé d'ondées sous des brouillards aux contours flottants et indéterminés, avec des estompes
d'ombres grasses qui soulignent les surfaces, prédispose l'œil à une optique spéciale,
amusée de couleurs chaudes et noyées.
Ainsi s'est développé, au fond des esprits, le sens d'une beauté forte, un peu lourde .et
matérielle, de santé extérieure et de plénitude animale. Dans l'art traine toujours ce songe
d'une humanité surnourrie, Si plantureusement exprimée par les Jordaens et les Rubens.
Il semble que Îles énergies endormies ont besoin, pour s'affirmer au dehors, de l'excitation
des tons vibrants et des patines riches; c'est une dilection pour les colorations rutilantes
à la fois et fondues, les gammes ardentes et sourdes, l'éclat de pierreries broyées qui
fait mirailler la splendeur sombre des verrières. IL y a, en effet, de l'alchinie du peintre verrier
dans cette peinture des Flandres, recuite au feu des pourpres el des ors qu'onctueusement
froidit le silence harmonieux des pénombres.
Souvent étouffée ailleurs, une sensualité se réveille là, en ce besoin d'une adaptation
coloriste aux instincts de la race; vous la retrouverez chez l'homme des champs aussi bien
que chez l'homme des villes : le premier badigeonnant sa maison de teintes vives, la porte
et les volets en vert, le mur en bleu, la plinthe en brun sang de bœuf, sous un toit de
tuiles dont le rouge vif ou tirant vers l'orange varie selon les provenances et les vertus
mêmes du sol; le second entourant de tableaux aux nuances chatoyées et vermeilles qui
sous les pinceaux d'un Leys, d'un de Braekeleer, d'un Stobbaerts, d'un Heymans ou d'un
Claus, signalent comme une prédisposition d'âmes heureuses et pensives à décanter la lumière
dans des tons substantiels et vivants.
A mesure que nous avancerons vers la Flandre, nous verrons d'ailleurs la nature
elle-même s'accommoder à ce régime des aspects étalés et nourris; les champs, couleur de
café brülé, se lustrent de moires et s'écaillent de scintillations; ce sont presque les reflets
des satins pâles et des vieux velours, avec des flambées sanguides et dorées de vieux
Cordoues se mourant plus loin dans des décroissances et des douceurs de ton, une chaleur
vague d'animalité. À ras du sol, trainent des écharpes de vapeurs irisées où sémoussent
les lignes et où se {amisent les prismes. Là-dessous des valeurs appuyées, une base de
colorations tendrement reluisantes, donnant aux objets un air moelleux et solide. D'une
densité merveilleuse, le vert des prairies ressemble à une basse continue sur laquelle chantent
le rose des toits, le blanc des murs, le glauque luisarnement des étangs. Particulièrement
dans les polders d'Anvers et du pays de Waas, où la glèbe produit à travers une sorte de
fermentation perpétuelle, la campagne déroule un tapis épais, comme un aubusson de verdures
haut de plusieurs pieds, constellé par le cadmium clair des colzas, l'ambre pâle des blés, |