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BEAUX-ARTS
La polychromie des monuments et des sculptures
a polychromie des monuments
et des sculptures est un des
sujets les plus importants, tou-
chant la décoration intérieure
et extérieure des édifices, l’a-
meublement et ses accessoires,
et en même temps un des
plus controversés, autrefois du
moins.
Dieu nous garde de péné-
trer au cœur de la question et
de rééditer les arguments mis
en avant dans cette grande
querelle entre les coloristes et les monochromistes ; conten-
tons-nous de constater que la théorie de la couleur, ou plutôt
des couleurs, semble l’emporter définitivement sur le système
contraire, pourvu qu’elle soit appliquée avec goût et discré-
tion, et par des artistes imbus de cet art si complexe, si délicat
et si peu approfondi encore de la décoration polychrome.
Voyons donc si ce système est véritablement artistique, si
tel est le vœu de la nature et si telle a été l’opinion des maî-
tres de l’Art.
Tout est couleur dans la nature : faut-il signaler le règne
végétal et la symphonie en couleurs qui éclate dans les campa-
gnes, où toutes les nuances s’affirment et se combinent en un
harmonieux ensemble ?
Mais on ne conçoit même pas une nature en grisaille !
Le règne minéral, de son côté, revêt les tons les plus divers
dans les métaux brillants, les marbres et les pierres de toutes
couleurs, les pierreries enfin qui jettent des feux aussi variés
par leurs teintes que par leur éclat.
Les eaux de la mer et des fleuves ont mille nuances
superbes ou infiniment douces, et le ciel lui-même présente
une infinie variété de tons, passant du blanc au bleu intense,
du rouge feu au jaune cuivré, du gris d’argent au noir vio-
lacé, tandis que l’arc-en-ciel y fait briller tous les feux du
prisme !
Tout est couleurs dans la nature; c’est le régal des yeux,
c’est la joie et la musique de la création.
L’homme a bien vite compris cette loi de la couleur; on
la trouve appliquée dans ses œuvres les plus anciennes, en
Egypte notamment, où les monuments, comme les tombeaux,
les statues comme les vêtements et les bijoux, sont complète-
ment coloriés.
La Grèce elle-même, la Grèce qu’on a longtemps crue
rebelle à la décoration polychrome, l’avait adoptée cependant,
et peignait jusqu’à ses statues, comme l’ont établi des recher-
ches patientes sur des monuments et des statues, que le
temps et l'humidité avaient dépouillés de leurs couleurs, mais
qui en avaient gardé des parcelles dans leurs creux ou leurs
plis; les nombreuses statuettes de Tanagra, conservées dans
des conditions plus favorables, ont révélé tout un monde de
sculptures peintes.
M. Courajod, dans un mémoire lu le 6 août 1886 à l’Aca-
démie des inscriptions et belles lettres, sur la polychromie dans
la statuaire du Moyen Age et de la Renaissance, établit que le prin-
cipe de la polychromie fut une des lois les plus impérieuses
de l’art durant le Moyen Age. Faut-il rappeler les monuments
byzantins et leur décor de marbres et de mosaïques de cou-
leurs, les monuments romans et gothiques tout couverts de
peintures, à l’extérieur comme à l’intérieur ; enfin, les œuvres
superbes d’artistes appartenant déjà à la Renaissance, les Délia
Robbia et leurs continuateurs, qui ont couvert l’Italie de
leurs fameuses majoliques, ces sculptures peintes dont le
succès a été merveilleux?
Qu’on lise dans nos archives les comptes relatifs à la con-
struction et à la décoration des édifices du Moyen Age ; tout
y est peint, les façades avec leurs sculptures et leurs statues,
comme les murs, les plafonds et les boiseries des apparte-
ments ; le mobilier en bois comme celui en métal et en pierre,
les ferronneries sont peintes, comme les étains et les armes,
comme les pièces d’artillerie elles-mêmes.
Et dans ce milieu de couleur s’agitaient des habitants aux
vêtements éclatants et gais, dont la vue réjouissait l’œil bien
autrement que les tons neutres et ternes des étoffes qui nous
habillent aujourd’hui.
Certes, des artistes de la plus haute valeur, Michel-Ange
entre autres, ont combattu la polychromie, et l’école de la
Renaissance, adoptant leur théorie, l’a fait triompher pendant
un certain temps ; mais ces artistes se sont trompés, ils sont
en contradiction avec le sentiment artistique des peuples,
avec le goût des générations les plus instruites et les plus raf-
finées, et leur théorie, un moment triomphante, a fini par
succomber.
Le dicton : A l'Occident la forme, à l'Orient la couleur, plus
séduisant en apparence que vrai dans la réalité, n’a plus
aujourd’hui aucune valeur; l’Occident comme l’Orient a
connu et pratiqué la couleur et, en outre, plus que lui, il a
atteint la correction de la forme.
La question de la polychromie des monuments et des sta-
tues a été débattue au Congrès archéologique de Charleroi,
tenu en 1888, sans que les discussions aient donné lieu à une
conclusion bien nette.
Unanimes à déclarer qu’en fait, les monuments anciens
ont été polychromés, et qu’en principe ils doivent l’être, ses
membres se sont trouvés en désaccord sur les applications du
principe. La discussion sur ce sujet a été reprise la même
année dans la session de la Gilde Saint-Luc, où la poly-
chromie est en grand honneur, par M. Helbig, qui avait traité
la question au Congrès de Charleroi, et elle a été résolue
dans le même sens ; cette question d’art, une des plus impor-
tantes que puisse soulever la restauration des monuments
anciens, mériterait d’être traitée avec tous les développements
qu’elle comporte dans un nouveau Congrès de la Fédération
des sociétés belges d’archéologie.
La source des préventions contre la polychromie réside
dans la croyance — longtemps admise sans contradiction —
que les chefs-d’œuvre de l’architecture et de la sculpture
grecques étaient dépourvue de toute coloration.
Lorsque nous aurons montré, au contraire, que les Grecs
étaient aussi coloristes que les médiévistes, nous aurons
donné à la thèse de la couleur une base solide et inébran-
lable.
Parlant des façades des temples en Grèce, l’auteur de la Vie
antique s’exprime comme suit : « Elles sont généralement en
beau marbre brillant ; si c’est une pierre moins riche, elle est
couverte d’un stuc très fin ou de peintures décoratives parse-
mées avec beaucoup de mesure, et la blancheur éblouissante
du marbre est souvent adoucie par une coloration artistique
des principaux détails. »
M. Maxime Collignon, traitant la même question ex-pro-
fesso, dans son Manuel d’archéologie grecque, est catégorique :
« On a longtemps repoussé, comme une injure faite à l’art
grec, l’idée qu’une décoration peinte pût être appliquée aux
temples helléniques. La polychromie des temples n’a été
admise de nos jours qu’après de longs débats... C’est à Hit-
torf que revient l’honneur d’avoir réuni en un corps de doc-
trine les arguments qui combattaient en faveur de la poly-
chromie et d’avoir nettement posé la question.
« Les traces de peinture observées sur les divers membres
d’architecture des temples à Egine, à Athènes, dans la Sicile
et dans la Grande Grèce, permettent de reconstituer en
partie la décoration peinte des temples doriques aux vie et
ve siècles. Au temps de Pisistrate, les colonnes paraissent
avoir été peintes en jaune pâle... »
On ne sait si l’usage général était de peindre le chapiteau ;
il faut toutefois citer ceux du portique de Pæstum, où l’on
distingue encore des palmettes peintes qui font saillie, tandis
que le reste a été rongé par le vent de mer. L’architrave à
Egine était peinte en rouge d’une teinte uniforme, qui servait
defondaux boucliers dorés, aux inscriptions votives en lettres
métalliques. Au-dessus de l’architrave, la frise présentait une
alternance de triglyphes peints en bleu et de métopes à fond
rouge, où se détachaient les bas-reliefs avec leurs accessoires
de bronze doré. Les mutules de la corniche étaient bleues ;
quant au fronton, le tympan offrait un fond bleu qui faisait
valoir, par une opposition de teintes, les figures sculptées; les
moulures qui l’encadraient étaient décorées de feuilles rouges
et vertes ou rouges et bleues. Qu’on ajoute au-dessous de l’en-
tablement des chéneaux colorés de tons vifs, des tuiles, des
acrotères, des antifixes en marbre ou en terre cuite ornées de
palmettes ou de têtes de Gorgone, et l’on pourra se faire une
idée de la polychromie archaïque, de ses tons hardis qui sont
en parfait accord avec les lignes austères du vieux dorique.
« ... L’ordre dorique commande une polychromie discrète
et fine..., la couleur devra seulement les souligner (les sculp-
tures) pour les faire valoir sur la blancheur du marbre
qu’inonde une vive lumière ; et aux tons vifs du rouge et du
bleu, on joindra l’éclat de la dorure ! »
C’est ce que prouve une inscription de la xciie olympiade,
relatant les comptes des dépenses de l’érechtheion...
« Les observations faites sur les ruines des édifices ioni-
ques de Priènes, de Didymes, d’Ephèse, d’Halicarnasse,
d’Athènes, ont permis de juger dans quelle mesure la poly-
chromie s’associait à l’ordonnance tonique. Deux couleurs
surtout sont employées, le rouge et le bleu. La première est ré-
servée aux fonds, aux parties ombrées qu’elle fait valoir par des
teintes intenses : ainsi, à Halicarnasse, les ruines du mausolée
offrent des rangs de perles se détachant sur un fond rouge,
Quelquefois aussi, le rouge est employé pour souligner les
dards des rais de cœur ou la coque des oves. Le bleu est
employé sur les parties plus éclairées, sur les fonds des oves
qui se présentent en pleine lumière, tandis que les détails
saillants restent blancs. De cet agencement résulte une har-
monie de couleur discrète et gaie ; des ombres chaudes et
transparentes, des bleus adoucis par l’éclat du soleil ; enfin,
les fines ciselures en saillie conservent dans toute sa pureté
la blancheur vive du marbre. »
Mais il n’y a pas que les monuments qui étaient peints, les
statues l’étaient aussi. Entendons là-dessus M. Paul Girard au
chapitre qu’il consacre à la polychromie des édifices et des statues (1).
« On a vu qu’en Egypte et dans tout l’Orient l’architecture et
la sculpture étaient polychromes. La même loi était observée
chez les Grecs: il n’est plus permis aujourd’hui de l’ignorer...
« On a découvert à Athènes sur l’Acropole une riche série
de sculptures en tuf qui décoraient un monument bâti en tuf
également et qui sont entièrement peintes. Ces sculptures,
qu’on rapporte à la fin du viie siècle ou à la première moitié
du siècle suivant, représentent des épisodes de la légende
d’Hercule : héros et monstres y sont revêtus de tons vifs,
parmi lesquels il faut citer au premier rang le rouge et le bleu ;
on y trouve aussi le jaune, un brun d’une nuance indétermi-
née, le noir et le blanc...
(1) La peinture antique, Paris, 1892, p. 271.
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L’ÉMULATION.
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