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« Quand, au lieu de tuf, on se servit de marbre, on con-
tinua à peindre les statues, mais partiellement...; c’est toujours
le rouge et le bleu qui dominent, mais ils n’y sont appliqués
qu’à certains endroits, par exemple sur les bandes brodées qui
traversent le vêtement ou qui en forment la bordure. Les
lèvres sont rouges, les sourcils noirs ; le bord des paupières
est colorié en noir pour simuler les cils, la chevelure est géné-
ralement rouge, parfois jaune d’ocre. Plusieurs de ces statues
portaient des couronnes, des boucles d’oreille et des colliers
de bronze doré. »
Et l’auteur rappelle la collaboration de Phidias, le sculp-
teur, et de Nicias, le peintre, pour produire les plus belles
statues de l’antiquité. Puis il cite plusieurs spécimens de sta-
tues peintes conservées dans les musées, et conclut comme
suit : « Rappelons que notre sculpture, comme notre archi-
tecture, procède d’un malentendu ; elle a pris pour modèles les
statues décolorées trouvées dans les ruines antiques et elle a
cru que là était la vérité.
« Si on songe que beaucoup de peintres étaient aussi sculp-
teurs, on sera frappé encore de cette intime union qui rendait,
aux yeux des Grecs, la couleur inséparable de la forme, et
l’associait à la sculpture comme un élément indispensable de
beauté. »
Si les grandes œuvres de sculpture, polychrome sont rares,
il existe tout un monde de statuettes peintes, aujourd’hui fort
répandues et fort connues, les statuettes de Tanagra, en terre
cuite décorée des tons les plus variés et les plus délicats ; elles
confirment, par le fait, les théories que nous venons de rap-
peler (i).
Un autre exemple fameux, mais plus particulier aux monu-
ments qu’aux statues, est celui de la ville de Pompéi, bâtie
d’après les données de l’art grec, et retrouvée sous les cendres
du Vésuve, encore toute couverte de peintures.
Ces témoignages sont concluants. Ils renversent la théorie
des monochromistes et constituent un point de départ sûr et
indiscutable pour la théorie contraire.
Après ce que nous avons dit des Grecs, nous ne nous arrê-
terons guère aux Romains et nous nous bornerons à consta-
ter qu’eux aussi étaient polychromistes comme le furent éga-
lement les Etrusques, leurs prédécesseurs.
On connaît les tombeaux de ce peuple, conservés en grand
nombre au Musée archéologique de Florence, et leurs statues
funéraires, de grandeur nature, entièrement coloriées.
Sur un couvercle de tombe, en terre cuite, on voit une
femme à sa toilette : elle est peinte. Sur un autre se trouvent
un homme couché et une femme assise : ils sont en albâtre et
peints! Une grande tombe en forme de sarcophage est
entièrement couverte de peintures aux couleurs les plus variées
et les plus délicates, représentant un combat d’amazones, etc.
On ne trouve plus, il est vrai, trace de couleurs sur les
monuments romains ; les pluies ont depuis longtemps dépouillé
leurs ruines de cette parure. Mais lorsque le hasard des
fouilles fait retrouver les restes d’un édifice, enfouis dans le
sol, on relève très généralement des restes de décoration poly-
chrome.
Les publications des sociétés archéologiques de Namur et
de Charleroi fournissent de nombreux exemples de peinture
monumentale, relevés dans les villas romaines de l’Entre-
Sambre-et-Meuse; on peut voir les restes de ces peintures dans
les musées organisés par les sociétés que nous venons de citer.
Si les caves et les souterrains de ces villas étaient décorés
de la sorte, à plus forte raison les appartements du maître
devaient-ils l’être.
Il est à peine nécessaire de rappeler, après les Grecs et les
Romains, le système décoratif des Byzantins, où la couleur
jouait un rôle tout à fait prépondérant. Les monuments de
Constantinople, de Ravenne et de Venise, élevés sous leur
inspiration, sont couverts de mosaïques qui décorent tous les
pleins de la construction, et plaqués de marbre d’une tonalité
riche et chaude.
Dans certains monuments de la Sicile et de l’Italie, les mar-
bres eux-mêmes sont enrichis d’une décoration mosaïque très
colorée.
Si les romans n’ont pas ces matériaux précieux, s’ils man-
quent d’artistes capables de tracer des tableaux par la mosaïque,
ils y suppléent par des enduits peints dont leurs monuments
sont entièrement décorés. Ici les éléments de preuve abon-
dent. Ce sont les grandes cathédrales, les grandes églises
romanes de l’Allemagne : Mayence, Spire, Worms, Bruns-
wick, Hildesheim et tant d’autres, où les restes de polychro-
mie étaient assez abondants pour qu’on ait pu reconstituer,
dans toute son étendue, leur système décoratif.
Ce sont Rotzebourg, Weimar, Doberau, Gustrow, dont la
polychromie résulte de l’emploi des matériaux colorés.
C’est encore, dans notre pays, la cathédrale de Tournai, où
l’on a découvert récemment, sur un immense panneau du
transept, la légende de sainte Marguerite, représentée en sept
tableaux superposés, et où de nombreux chapiteaux de
colonnes, des arcades et divers pans de mur ont conservé des
restes importants de peintures décoratives.
Les gothiques, après les romans, ont couvert leurs monu-
ments, leurs sculptures et leur mobilier des couleurs les plus
vives, en y ajoutant l’éclat de l’or. Le fait est indéniable et
c’est peut-être l’abondance et la vivacité de cette décoration
qui a donné naissance à une réaction dont la Renaissance, ou
plutôt dont certains artistes de la Renaissance se sont fait les
apôtres.
(i) On trouve dans E. Pottier, Les Statuettes de terre cuite dans l'antiquité,
de nombreux exemples de statues peintes.
Nous n’avons pas à discuter ici le système décoratif des
gothiques et nous devons nous borner à rechercher si, comme
leurs prédécesseurs de l’antiquité, ils ont usé de la couleur et
de quelle façon ils l’ont employée.
Or, les éléments de cette recherche sont assez proches de
nous et ils sont assez nombreux pour que nous soyons com-
plètement édifiés sur ce point.
Laissant de côté les œuvres de manouvriers, pour ne s’ar-
rêter qu’aux travaux de premier ordre, aux chefs-d’œuvre
indiscutés, et bornant son étude aux seuls produits de la sta-
tuaire, M. Courajod, dans le mémoire que nous signalions
plus haut, démontre qu’ils étaient peints. Il cite les statues
qui décoraient la façade du château de Pierrefonds, les sculp-
tures de l’hôtel de Jacques Cœur à Bourges, et de la cathé-
drale de Reims ; le puits de moire et les tombeaux en pierre
des ducs de Bourgogne, à Dijon ; les sculptures du chœur de
la cathédrale d’Amiens, des bronzes, des ivoires, tous décorés
ou rehaussés de peinture. Nous n’en finirions pas si nous
devions rappeler tous les exemples de peinture donnés par
l’éminent écrivain, mais nous ne pouvons passer sous silence
ceux qui appartiennent particulièrement à notre pays : les
statues de la façade de l’hôtel de ville de Bruges ; la Vierge
offerte à l’église par le magistrat de Louvain en 1442 ; les sta-
tues que l’on sait avoir été peintes par Jean Van Eyck; le
tombeau de Marie de Bourgogne, à Bruges, en bronze rehaussé
de riches émaux de couleurs et la superbe série de larmes
funéraires en cuivre doré et émaillé que tout le monde con-
naît. Nos peintres les plus renommés, à l’imitation d’ailleurs
des grands peintres français et italiens, n’ont pas cru indigne
de leur talent de polychromer les œuvres des sculpteurs.
Nous avons nommé Van Eyck; joignons-y encore les pein-
tres tournaisiens cités par MM. de la Grange et Cloquet dans
leurs Etudes sur l'art à Tournai, Nicaise, Barat (xve siècle), qui
peint et dore les grandes statues du beffroi ; Robert Campin,
le maître de Roger Vanderweyden ; Jacques Doret et Henri
de Beaumetiel; Jean de Vrenay et bien d’autres, qui tous
décorent des statues ou des sculptures ornant les façades de
monuments.
Tout était peint et décoré de sujets polychromes, non seule-
ment les monuments et les appartements habités, mais même
l’intérieur des tombeaux, comme l’a établi l’abbé Vandengheyn
dans ses conférences au Congrès de Charleroi et à la Société
d’Archéologie de Bruxelles.
Les Etudes sur l'art à Tournai abondent en intéressants
détails sur les industries du bâtiment au Moyen Age ; en nous
bornant au seul objet de cette étude, nous trouvons que les
murs des appartements sont peints en rouge ou en vert, par-
fois en tons unis, parfois avec un semis de motifs héraldiques ;
les statues sont coloriées et dorées ; les meubles sont peints,
et les cheminées monumentales en pierre de taille sont com-
plètement revêtues de couleurs, le fond est noir, les moulures
et les rosettes dorées, les armoiries et les sujets décorés au
naturel.
L’artillerie de la ville, de même que ses étains, est peinte et
vernie, ornée de devises et d’armoiries en couleurs.
Et en fait, quel est le collectionneur qui, achetant un vieux
meuble avant qu’il ait passé par les mains des brocanteurs,
n’a retrouvé sous les couches de couleur blanche ou jaune qui
le défiguraient tout en assurant sa conservation, les restes
d’une polychromie contemporaine du travail de l'escrimer ?
Les Italiens de la grande époque du Moyen Age et nombre
d’artistes de la Renaissance n’ont pas eu pour les couleurs
l’horreur que certains prétendent.
La cathédrale et le campanile de Florence, œuvre de
Giotto, et beaucoup de monuments de la même époque sont
construits tout entiers en matériaux de couleurs, où éclatent
le rouge, le vert, le jaune, alternant avec le bleu et le noir;
les œuvres les plus fines de la sculpture italienne ont été
peintes et dorées ; M. Courajod cite des marbres des musées
de Vienne, Florence, Berlin et du Louvre, des terres cuites,
des cires, des stucs, signés Donatello, Luca délia Robbia,
Desiderio da Settignano, Léonard de Vinci, Mino da Fie-
sole, etc., etc., qui tous ont été peints.
Les sculptures émaillées polychromes des Délia Robbia
fournissent la preuve la plus populaire et la plus palpable
de nos assertions. Luca, le chef de cette famille d’artistes,
vit ses œuvres tellement recherchées, que, ne pouvant suffire
aux commandes qui lui étaient faites, il inventa un procédé
plus rapide que la sculpture, le modelage en terre cuite cou-
vert d’un enduit brillant, l’émail ; et ces produits nouveaux,
il les revêtit des couleurs, prouvant ainsi que les artistes de
son temps, de même que le goût public, voulaient ces colo-
rations qui donnaient aux œuvres de la sculpture la vie qui
trop souvent leur manque aujourd’hui.
Il faut avoir parcouru les rues et les monuments du vieux
Florence, encore ornés en abondance des médaillons et des
bas-reliefs de ce grand artiste, pour comprendre toute la
magie de la couleur et le charme qu’elle répand sur les pro-
duits de l’art.
Comme Florence, plusieurs villes allemandes du bord de
la Baltique, et en particulier Rostock, sont décorées de bas-
reliefs en terre cuite émaillés. On ne peut se figurer la vie et
la gaieté qu’elles donnent aux habitations de ces villes dont les
briques émaillées, de diverses couleurs, complètent la déco-
ration.
Le principe de la polychromie a été combattu ou méconnu
pendant près de trois siècles, car c’est tout récemment que,
revenant à des traditions aussi artistiques que véritables, les
archéologues, dont l’action précède presque toujours celle des
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L’ÉMULATION.
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