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L’ É M U L AT I O N.
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La Science et l’Art
Dans un de nos récents articles sur l’enseignement de 1 ar-
chitecture, nous reproduisions le discours que M. Wagener
a prononcé, en mai dernier, à la Chambre des représentants,
et nous approuvions fort les idées qu’il avait émises au sujet
des réformes à apporter à cet enseignement.
Les critiques de M. Wagener sur les architectes et l’ensei-
gnement de l’architecture, accentuées encore par l’auteur de
ces articles, ont été trouvées peut-être un peu vives par un
certain nombre de nos confrères et spécialement par un autre
de nos collaborateurs, M. P. Stevens; conformément au pro-
gramme que l'Émulation s’est tracé en déclarant qu elle resterait
toujours une tribune libre, accessible à toutes les opinions,
quelque dissemblables quelles puissent être, nous publions
ci-dessous sa réplique.
Nous sommes heureux de voir s’ouvrir dans nos colonnes
une discussion sur un sujet dun si haut intérêt.
Nous voudrions que ce fait se reproduisît plus souvent.
La Direction.
Wagener a prononcé, en mai dernier, à la
Chambre des représentants, sur l’enseignement
de l’art en général et particulièrement de l'art
architectural, un discours que l'Emulation a
reproduit récemment (1).
M. Wagener expose d’abord l’état déplorable de 1 architec-
ture en Belgique ; il montre comment on devient architecte
chez nous ; puis il indique les réformes à faire pour arriver à
créer des architectes complets.
Nous aimons à constater que la Chambre a bien voulu con-
sacrer quelques minutes à cette importante question. 1 oui
nombre de ses membres c’était déjà trop ; la question de
l’avenir artistique de la Belgique les intéresse bien moins
que l’ouverture de la chasse, et c’est vraiment leur voler leur
temps que de les obliger à s’occuper à de semblables misères.
Donc, d’après M. Wagener, il y a, paraît-il, beaucoup
d'architectes incomplets parmi nous, et l’auteur de cet article
reconnaît, afin qu’il lui soit fait miséricorde, qu’il pourrait
être placé en tête de la liste ; il se console cependant assez
facilement de sa déchéance en songeant qu’il est en bonne
compagnie : M. Poelaert, en effet, si nous en croyons M. Wa-
n’est pas un (( vrai )), un k complet )), puisqu il faut
l’appeler par son nom.
Qu’on nous pardonne cette boutade, mais nous ne saurions
prendre au sérieux la critique, vraiment trop fantaisiste dont
a été l’objet l’un des architectes les plus considérables du
xixe siècle.
Rentrons dans la question.
L’exposé de la situation de l’enseignement architectural en
Belgique est parfaitement exact; les conclusions que M. Wa-
gener en tire le sont moins ; mais laissons ce point et occupons-
nous spécialement des réformes à introduire dans les études
pour relever, de l’état d abaissement ou il est tombe, un ait
que nos ancêtres avaient si admirablement mis en lumière.
La cause du mal, dit M. Wagener, réside dans l’ignorance
scientifique de nos artistes ; et le remède proposé par l’hono-
rable député est une étude approfondie de la résistance des
matériaux, de la technologie et des lois de la stabilité, autre-
ment dit, une étude complète des sciences physique et mathé-
matique. Il faut doubler l’architecte d’un ingénieur, alors on
aura un architecte complet, et l’État aura la gloire de fabri-
quer des complets tout comme le Coin de rue.
Avant de faire chorus avec le commentateur du discours de
M. Wagener, qui voit dans ce programme la réalisation de
(1) XIe année, col. 81 et suivantes.
1886
son véritable architecte, examinons attentivement si la cause
de la décadence de notre art est bien celle indiquée plus haut.
Mais avant tout, accordons-nous sur le rôle de 1 artiste et sur
le but qu’il doit poursuivre.
A toutes les époques et chez tous les peuples, 1 édifice a tou-
jours été le symbole qui reflétait les mœurs, les coutumes, la
pensée philosophique, les besoins des nations : 1 histoire des
peuples est inscrite à grands traits dans leurs monuments.
Traduire cette vérité par des formes originales, caractéristi-
ques, qui empruntent leur beauté aux grands principes gene-
raux de l’art, constitue la mission élevée de l’artiste.
Nous croyons que l’oubli de ces principes, l’ignorance des
théories du beau et un penchant à créer des œuvres originales
par une accumulation de motifs empruntés à tous les styles et
à toutes les époques, ont produit cet état de confusion, ce
manque de goût, cet éclectisme mal compris qui est la carac-
téristique de l’architecture moderne.
Nous pourrions ajouter que la société est la cause première
delà décadence de notre art, et que conséquemment on est mal
venu d’en rendre responsable ceux qui ne sont que les inter-
prètes des idées de la masse : l’architecte est solidaire de son
époque.
« La qualité esthétique est d’autant plus faible que ces
mélanges de races sont plus confus », que les opinions sont
plus diverses, que l’union des individus est moins intime. Ce
sont les milieux bien moins que les personnalités qui donnent
naissance aux formes esthétiques ; et cela est tellement vrai
que devant les temples de l’antiquité et les magnifiques cathé-
drales du moyen âge, l’individualité disparaît pour faire place
à la nation. Le peuple dicte, le maître de 1 œuvre écrit.
Voici ce que dit Hope dans son histoire de 1 architecture
sur les architectes de ce temps :
« Les architectes de tous les édifices de l’église latine avaient
« puisé leur science à une même école centrale ; ils obéis-
« saient aux lois de la même hiérarchie ; ils se dirigeaient
« dans leurs constructions d’après les mêmes principes de con-
« venance et de goût ; ils entretenaient ensemble, partout où
« on les envoyait, une correspondance assidue ; en sorte que
« les moindres perfectionnements devenaient immédiatement
« la propriété du corps entier et une nouvelle conquête de
« l’art. »
La science ne s’acquerrait alors que pas à pas par le tâton-
nement et l’expérience ; et les maçons de cette époque qui
dirigeaient les constructions était certainement bien plus gui-
dés par la tradition que par des formules apprises à 1 école.
L’imagination de l’artiste enrichissait chaque jour le domaine
de la science ; l’ogive donnait naissance au contre-fort ; le but
faisait trouver le moyen.
Aujourd’hui la science est dogmatique et toute-puissante, et
toutes les formes de la pensée humaine sont soumises à ses
lois ; l’atmosphère que nous respirons est saturée de vapeurs
scientifiques ; et l’on voudrait que dans un pareil milieu l’art,
qui vit d’esprit et de quelque chose de supra-humain, fleurisse
et se développe.
Mais cela est impossible.
Le grand art national, celui des Grecs, des Latins, des Hin-
dous, est irrémédiablement perdu, parce que les conditions
qui lui ont donné naissance n’existent plus et ne sauraient
exister. Les mélanges de races, la perte des caractères spé-
ciaux, des coutumes et des mœurs, la diversité des opinions
philosophiques ont produit une société hétérogène et hétéro-
clite à laquelle manque nécessairement l’essence artistique ; et
si la science a détruit la superstition et l’hypocrisie, si elle a
créé la presse et réuni les nations, si elle a produit le dévelop-
pement industriel qui fait la richesse des peuples, elle a, dans
la même proportion, abaissé leurniveau artistique, en leur enle-
vant les conditions de vitalité nécessaires aux progrès de 1 art.
C’est devant une pareille situation, créée par la marche
même de l’humanité, que M. Wagener nous dit de la tribune :
« Vous êtes des ignorants ; vous ne connaissez ni la techno-
logie, ni la stabilité, ni la résistance des matériaux ; apprenez
ces choses à fond et vous deviendrez de vrais architectes. »
Voilà le principe des principes : la vérité!
Mais toutes les écoles ont pour base la vérité, seulement
toutes ne s’entendent pas sur la manière de la comprendre.
Les unes en font une puritaine rigide, sèche et froide, qui ne
tolère pas la plaisanterie, qui ne vit que dans le temple ; les
autres, et nous en sommes de celles-là, la prennent pour une
bonne fille d’agréable compagnie, sérieuse à ses heures, mais
qui sait rire aussi et n’est pas intolérante.
Nous croyons que c’est cette vérité-là qu il importe de répan-
dre dans l’enseignement, parce que c’est de cette manière que
la société moderne la comprend.
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