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170 LA BELGIQUE.
rendaient à la messe et même à la Bourse, ils se faisaient précéder d'une troupe de musi-
ciens jouant du fifre, du violon et de la flûte, cette longue flûte du temps, de six pieds
de long et la circonférence en proportion, dont le bec et les clefs étaient en argent doré.
Dépossédé de ses tours el de ses tourelles, comme un corps auquel on aurait coupé les
membres, l'immense édifice n'offrait plus d’ailleurs, avant le désastre où il sombra, que la
vue d'une maçonnerie fruste et massive.
La maison de Hesse qui fut sa rivale en splendeur formait le quartier général des négo-
ciants hessois. C'est là que, le 22 janvier 180, l'archidue Mathis donna, en présence des
États, sa démission de gouverneur des provinces belges fédérées. Cette abdication fut pour
la hautaine maison comme le signal de la décrépitude; elle qui avait connu le train
magnifique des grands armateurs semant l'or sur leur route, déchut au point de n'être plus
qu'un lieu de casernement pour les troupes.
Dans une large rue, toute fumeuse du suint des brasseries et retentissant du marte-
lement des doloires cognant les douves, une construction, qui doit peut-être à ses propor-
tions modestes d'avoir échappé aux mutilations de la civilisation et du progrès, souvent aussi
perfides que celles des révolutions et de la guerre, avoisine les restes de ces orgueilleux
palais : c'est la maison Hydraulique. L'apparence extérieure ne tranche pas sur l'aspect
des maisons en bois qui l'entourent et qui, comme elle, se terminent en pignons à gradins;
mais, dès l'entrée, on croit avoir sous les yeux l'un de ces tableaux des peintres hollandais
où, dans des pénombres rayées de filtrées jaunes, monte un escalier à rampe sculptée, au
bout d'un corridor dallé de losanges bleus et blancs. L'évocateur par excellence des particularités
anversoises, Leys, et après lui ce peintre des intimités pensives, Henri de Braekeleer, ont
souvent représenté, dans les ors brunis de leurs toiles, le palier en chène par lequel on
aboutit à la grande salle de l'étage, garnie encore de son mobilier séculaire et de haut en
bas lambrissée d’un antique et merveilleux cuir de Cordoue. Aux murs, des portraits, des
cartes topographiques alternent avec les cristaux des girandoles; et une grande allégorie de
Jordaens étale ses torses nus sur le manteau de la cheminée.
La maison doit son nom à la destination que lui donna un ingénieur illustre, Gilbert
van Schombeke, et son histoire se rattache à celle des prodigieux travaux qui transformèrent
complètement au seizième siècle, en quinze années de temps, l'aspect de l'antique cité. En 1552
Gilbert van Schombeke ayant acquis, sur les bords du canal des Brasseurs, quatre cents
verges de terrain, y érigea vingt-quatre brasseries. Pour les approvisionner d'eau douce,
il avait imaginé de construire la maison Hydraulique, où les eaux d'un canal éloigné étaient
amenées, par un tuyau souterrain, dans un immense réservoir; une chaine à godets les
remontait ensuite jusqu'en un vaste bassin élevé de vingt-trois mètres; de là enfin elles se
répandaient, par une infinité de conduits, dans toutes les brasseries et dans plusieurs maisons
du quartier. Aujourd'hui encore, la « Waterhuys » appartient à la corporation des Brasseurs,
qui tient ses séances dans la grande salle latéralement éclairée par de petites baies vitrées
de carreaux à meneaux.
Gilbert van Schombeke fut mal récompensé des bienfaits dont il dota sa ville natale. La
maison Hydraulique touchait à peine à son achèvement et les eaux douces nécessaires aux
brasseries arrivaient encore par bateau d'un village riverain de l’Éscaut, quand on répandit
le bruit qu’elles étaient corrompues. Une émeute populaire éclata le 41 juillet 1554. Les
milices bourgeoises et les ghildes furent obligées de s'armer pour préserver les jours de
Gilbert, accusé de dilapider les fonds publics. Le grand homme, découragé, ruiné, s'exila à
Bruxelles, où Charles-Quint l'avait nommé membre du conseil des finances. Mais le chagrin |