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prendre plaisir aux gens dans les choses qu’ils sont forcés de
fabriquer, voilà son autre utilité. »
On conçoit les principes de l’idéal rêvé par Morris et qu’il
résume comme ceci : « Laissons les arts dont nous parlons
embellir notre travail, être largement répandus, intelligents
et bien compris à la fois par le fabricant et le client, laissons-
les en un mot devenir populaires et nous verrons promptement
la fin du travail misérable et engendrant l’esclavage ; et aucun
homme ne sera plus excusable de parler de la malédiction du
travail, aucun homme ne sera plus excusable d’éviter la malé-
diction du travail. Je crois qu’il n’y a rien qui aidera le pro-
grès du monde autant que l’obtention de ceci et je déclare
qu’il n’y a rien au monde que je désire autant que ceci,
mélangé, comme je suis sûr que cela doit être, avec des chan-
gements politiques et sociaux que nous désirons tous d’une
façon ou d’une autre. »
Les formes décoratives sont le lent produit de l’histoire. Il
n'est pas un homme, aujourd’hui, qui dessinerait l’ornement
d’un habit, la forme d’une pièce de vaisselle ordinaire ou d’un
meuble quelconque qui soit autre chose qu’un développement
ou une altération des formes usitées depuis des centaines
d’années.
Ces formes eurent jadis le plus souvent une signification
bien déterminée, furent peut-être le symbole de luttes et de
croyances dont on se souvient à peine maintenant ou qu’on a
oubliées. Elles ne sont plus devenues qu’une simple habitude
de main. Autrefois, il fut un temps où l’imagination et la fan-
taisie se mêlaient à toute chose faite par l’homme. Les artisans
alors étaient artistes. Mais quand la pensée de l’homme devint
plus compliquée, plus difficile à exprimer, l’art devint chose
plus difficile à cultiver, le travail fut divisé entre les hommes,
et quelques-uns d’entre les artisans purent seuls s’y appliquer
complètement. Ce furent les artistes qui, sortis d’entre les arti-
sans, « les laissèrent, sans espoir de s’élever, tandis qu’eux-
mêmes étaient laissés sans le secours d’une sympathie intelli-
gente et industrieuse. Les uns et les autres en ont souffert,
les artistes non moins que les artisans ».
Comment relever les arts décoratifs ? En les faisant adopter
par la mode, en convainquant les gens riches, ceux auxquels
on suppose de l’influence et le souci de choses dont en réalité
ils n’ont cure ? Mauvais et passager remède. Ce sont ceux
dont les mains façonnent les choses qui devraient être des
œuvres d’art, qui doivent devenir tous de bons artistes. Alors
le public prendra un réel intérêt à ces objets et ce seront les
artisans qui guideront la mode eux-mêmes.
Et pour arriver à ce résultat il faut que l’artisan laissé en
arrière par l’artiste, quand les arts se séparèrent, s’élève de
nouveau avec lui, travaille côte à côte avec lui, avec la seule
différence de maître à écolier. Il faut que l’artisan étudie la
nature et l’histoire, qu’il étudie ce qu’il voit à la campagne et
dans les villes, dans les musées, surtout ; qu’il acquière une
éducation artistique générale, basée sur le dessin appris dans
les écoles, mais en fait acquise par lui-même. Education qui
soit la concentration systématique de ses pensées sur la
matière, une étude faite dans tous les sens, une pratique minu-
tieuse, laborieuse, et la résolution de ne rien faire que ce qui
est reconnu comme bon en travail et en dessin.
Que d’obstacles pourtant dans la production courante
actuelle, faite en vue de la concurrence, et avec la seule préoc-
cupation du bon marché ! Le monde est si occupé pour se
permettre d’avoir des arts décoratifs ! « L’avidité au gain non
mérité, le besoin d’être payé pour ce que nous n’avons pas
gagné, encombre notre chemin de bien de mauvais ouvrage,
de simulacre d’ouvrage; ainsi l’argent amassé par cette rapa-
cité en monceaux petits et grands, avec toutes les fausses dis-
tinctions qu’il entraîne parmi nous, a élevé entre nous et les
arts la barrière de la convoitise et de la montre.» Ainsi, d’une
part la camelote à prétentions artistiques encombre tous les
magasins et le public y tient parce qu’il tient au bon marché.
Il est si ignorant qu’il ne voit pas que les marchandises à bon
marché sont les plus mauvaises, et qu’il ne se soucie pas de
savoir s’il donne à l’homme qui les a fabriqués ce qui lui est
dû. D autre part, toute décoration n’est généralement faite que
par amour de la montre et non parce que quelqu’un l’aime en
soi : les rideaux dans le salon des monseigneurs ne sont pas
plus pour eux des objets d'art que la poudre dans les cheveux
de leurs valets.
Voilà les obstacles à la résurrection des arts décoratifs".
Les remèdes viendront à leur heure, déjà ils s’annoncent.
L extension de la camelote sera combattue par ce fait que
les artisans n’ignorent pas, comme le public, ce que vaut le
bon marché, et qu’ils ne sont pas par vocation voraces et
isolés comme les fabricants et les gens de la classe moyenne.
Et n’est-il pas à espérer que nous nous débarrasserons enfin
de cette avidité de l’argent et de la recherche des accablantes
distinctions qu’il amène maintenant avec lui ?
La simplicité de vie nous reviendra après que nous nous
serons débarrassés du souci de l’argent et de toute la montre
qui en est la cause et la conséquence.
La simplicité de la vie engendrera la simplicité de goût,
« cest-a-dire la simplicité des choses douces et élevées ».
« Nous aurons alors le loisir de penser à notre travail, ce
fidèle compagnon de chaque jour. Les hommes seront heureux
en l’effectuant, et ce contentement amènera nécessairement un
art décoratif, noble, populaire. »
Nous pourrons orner notre vie de véritables œuvres d’art,
c’est-à-dire de choses utiles, qui amusent, calment et élèvent
l’esprit en de saines conditions. Nous l’ornerons avec le plaisir
d’acheter allègrement des marchandises à leur prix exact.
« Nos rues seront aussi belles que les tois, aussi sugges-
« tives de hautes pensées que la vue des montagnes ; ce sera
« un plaisir et un repos, et non un accablement des sens de
« venir de la campagne dans une ville ; chaque homme aura
« une maison belle et décente, convenant à son esprit et pro-
« pice à son travail ; tous les ouvrages de l’homme avec les-
« quels nous vivons et dont nous nous servons seront en
« harmonie avec la nature, seront raisonnables et beaux
« pourtant tout sera simple et inspiré, non pas enfantin et
« énervant ; car comme nulle beauté, nulle splendeur de celles
« que l’esprit et la main de l’homme ne peuvent créer ne man-
« quera aux bâtiments publics, de même dans aucune
« demeure privée, il n’y aura des indices de gaspillage, de
« pompe ou d’insolence, et chaque homme aura sa part du
« meilleur. » (L"Art moderne.)
Grand concours d’Architecture dit « Prix de Rome »
Exposition des projets de l’épreuve définitive
Il fut un temps où j’avais quelque illusion !
Bien jeune j’étais alors, et combien mes rêves idéaux, qui
transportaient mes esprits en des sphères éthérées oû l’archi-
tecture était considérée comme un art, s’en sont-ils allés,
détruits par le terre à terre de la construction pratique, le
snobisme des bourgeois, la méthodicité des administra-
tions et les peu encourageants procédés employés par
l’Etat pour favoriser les arts.
Je me remémore surtout ces douces rêveries, tant naïves,
encore sincères, aux moments de découragement et d’écœu-
rement, ou bien lorsqu’il m’est donné de voir l’horrible réali-
sation matérielle du sujet de mon rêve pensé, si beau.
J’ai songé plus d’une fois aux grands prix d’architecture, et
surtout au concours de Rome, tandis que je m’appliquais à
étudier les ordres et à tracer des volutes et des denticules
impeccables.
Je lisais alors avec avidité les journaux qui relataient les
réceptions magnifiques faites en province aux lauréats, et en
ma naïveté, je travaillais plus ardûment encore, afin de pou-
voir être reçu par la musique des pompiers et me voir
octroyer l’honneur de trinquer avec le bourgmestre, après
avoir écouté avec émotion une allocution de circonstance.
Il y a longtemps, hélas ! que ces beaux rêves se sont éva-
nouis et que le voile d’azur, qui me faisait voir en bleu ces
concours, qui ne peuvent tenter que les malheureux, les naïfs,
les nullités ou les adhérés, s’est déchiré.
Alors, j’allais admirer les concours de Rome avec une con-
viction qui n’avait d’égale que ma naïveté, j’étais tout pénaud
et honteux de me trouver, moi un novice, parmi ces œuvres
saisissantes !!! et il m’arrivait de penser (c’est bête à en con-
venir), que jamais, jamais, je ne pourrais faire rien d’aussi
beau ! d’aussi grand ! ! d’aussi sublime ! ! !
Je vais actuellement visiter ces expositions avec un profond
regret de voir l’art classique autant mutilé et mal interprété ;
les trois quarts du temps ce sont de véritables charges d’un
Vignole bien compris.
Je suis un grand admirateur des styles grecs et romains.
J’aime ces arts grands et sublimes par leur sobriété, par leurs
proportions impeccables et si l’on apprenait aux jeunes gens
à interpréter les grands principes de ces styles, en les leur fai-
sant appliquer selon les ressources de la science moderne, on
ne servirait pas la cause des « Saint Luc » qui réagissent con-
tre cet encouragement à l’abracadabrant, en opposant ou en
essayant d’opposer à cet enseignement chimérique, un ensei-
gnement basé sur des principes excellents mais mal interpré-
tés par des frères-professeurs aussi érudits que peu artistes.
Les extrêmes se combattent en l’occurrence. Tous les
grands concours académiques ne prouvent rien pour vouloir
trop prouver. Ces compositions, d’où tout sens commun est
banni, sont pernicieuses pour le progrès de l’art.
On néglige de rendre les programmes pratiques pour ne
pas entraver les grands élans de composition des jeunes gens qui
vont en loge pour pondre une œuvre d’art à un moment déter-
miné, dans un laps de temps déterminé. Comme si l’on pouvait
admettre que des concurrents peuvent être semblablement
inspirés au même moment. Il faudrait être une négation d’ar-
tiste pour soutenir que l’inspiration vous vient quand on lui
commande de venir.
Je prétends qu’un jeune homme sérieux, qui est habitué à
raisonner ses compositions, ne pourra jamais obtenir une
seule grande distinction académique, s’il n’a pas la souplesse de
volonté nécessaire pour faire abstraction de raisonnement et
présenter une image essentiellement vide d’art, puisqu’elle
n’est sentie que pour plaire au jury.
Je tiens ici à établir un fait.
Lorsque je réclame un programme pratique, loin de moi
est la pensée de vouloir imposer aux concurrents un pro-
gramme essentiellement pratique. Ils n’auraient pas le temps
évidemment de faire un pareil projet en six ou dix jours.
Ce que je voudrais abolir, ce sont les programmes pasti-
chés les uns sur les autres, dont on connaît les plans par
cœur, et dont on se remémore, sans grands efforts de
mémoire, la façade reproduite dans « l’Intime Club ».
Dans des concours organisés de telle sorte, un concurrent
ne peut montrer qu’il a quelque chose en lui, qu’à la condition
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L’ÉMULATION.
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