Full text |
PROVINCE D'ANVERS. 233
vacillantes composaient l'unique mobilier de la chambre où s'étalait cette misère; la chambre
voisine, que nous vimes à travers l’entre-bâäillement de la porte, toute nue et n'ayant, celle-là,
qu'un piteux grabat en désordre, infectait un faguenas d'hôpital, comme un lieu voisiné par
la mort. La mère ne tarda pas à rentrer, étant allée ramasser dans un bois prochain des
pommes de pin pour son feu; puis le père apparut à son tour; et le couple famélique
semblait sorti de quelques danse macabre de Holbein, lui, vieilli avant le temps, les épaules
effacées et croulantes, une stupeur d'hébétude dans la prunelle, les membres agités d’une
chorée qui le mettait en mouvement, comme un mécanisme d'os et de chair; elle, grande,
largement plantée sur ses pieds, mais la face éraillée, les yeux morts, le crâne pelé, ouvrant
une bouche tordue par les sanglots et qui ne savait plus se fermer.
IL fut un temps, nous assura-t-on, où cet homme et cette femme passaient pour les plus
beaux du pays; ils s'étaient mis en ménage, gaiment, dans une abondance de toutes choses,
et petit à petit la guigne avait pris place à leur foyer, les étables s'étaient dépeuplées, le
champ n'avait plus donné qu'un maigre rendement, on avait senti s’appesantir la misère
sur le train de la vie. Par surcroit l'organisme, insuffisamment nourri, s'était débilité dans
les fièvres et la maladie; des enfants étaient morts; d'autres étaient nés à travers des gésines
douloureuses; et, l'incurie s'aggravant de jour en jour, la maisonnée avait connu les affres
d'une perpétuelle agonie. C'est à peine si ces tristes créatures, pareilles aux bêtes en qui
la brutalité de l'homme a tué l'intelligence, avaient conscience de leur déchéance; la mère
accepta, sans sourciller, l’aumône que je lui mis dans les doigts; et, comme nous allions
de l'écurie déserte, où des bourrées de brandes avaient remplacé les chevaux, à la grange,
dans un coin de laquelle s'éparpillait un petit tas de pommes de terre grosses tout au plus
comme des marrons, elle nous suivit de son morne sourire immobile d'idiote. La sorcière
habitant à un pas, on ne manquait pas de dire que la ruine de la ferme était due à ses
sortilèges, et eux-mêmes en parlaient comme d'un fait certain, avec une haine sombre, à
laquelle l'habitude du malheur avait mis des sourdines. Tout autour de l'habitation s'étendait
une terre aride et pâle, où le sable perçait sous les mottes brunes, parmi les pierres et la
bruyère : c'était la leur, et, par lâcheté, accoutumance paresseuse, inutilité de se débattre
contre le sort, ils la laissaient improductive.
Un des aspects de la Campine nous fut révélé là, en cette sentine puante et ce délabre-
ment sordide au milieu desquels, plus mal qu'en un terrier, vivait toute une famille. L'âpreté
des batailles contre le sol, les éléments, l'inclémence des saisons suscite par moments, en
effet, chez ces colons si peu payés de leurs sueurs et fléchissant sous le mal de l'existence,
une renoncement farouche qui lentement les mène à la prostration et ne leur laisse plus
que la force de souffrir, dans une détresse devenue comme le fond même de la vie. Cette
misère qui s'abandonne est l'envers de l'opiniâtre et résistant effort du travailleur sur qui
les rigueurs de sa condition n'ont pas de prise et que plus haut j'ai montré, penché par-
dessus la glèbe et la bêchant à coups furieux, dans un errènement sans trêve.
Braesschaet, qui m'offrait un si lamentable tableau, pousse à la débandade, à travers le
déroulement des sables, sur des rangées inégalement espacées, un groupe de maisons, d'abord
assez serrées aux approches de l’église, et qui ensuite s'espacent à mesure qu'on s’écarte du
centre du village. Le pavé s'allonge à travers l'agglomération, large, bosselé, à toute heure
battu par les équipages du train, les voitures d’ambulance et de munitions, les galops de
l'artillerie; et ce grand passage, cet appareil militaire, déterminés par le voisinage du
Polygone, lui donnent vaguement l'air affairé et bruyant d'un bourg en temps de guerre.
À une lieue environ de la bourgade, se massent avec une régularité géométrique les construc-
30
\ |