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PROVINCE D’ANVERS. 229
de chaume et des aigres glapissements de la nichée, — car la terre quil habite et laboure,
suant sur elle toutes les eaux de son corps, est souvent perdue, à de grandes distances, dans
l'énorme broussaille aride de la contrée, — il s’enferme en de longs silences, tourne à la
taciturnité, finit par ne plus vivre que sur un petit répertoire de mots, toujours les mêmes.
Rien n’est triste comme de voir ces hommes, maigres, les vertèbres saillantes sous la peau,
évidés ainsi que des squelettes, s’escrimer sur le sable friable, infécond, pareil à de l'eau
solide qui filtrerait d'entre les dents de la herse. La lutte est terrible entre le sol et la
créature misérable qui le fouille, cherche à en arracher la pierre et le chiendent, à grands
coups de soc et de pelle le remue, et seul, pendant des jours entiers, sous l'ondée, la
rafale, l'âpre soleil lancinant des midis, petit à petit tourne à la condition de la bête, les
yeux mangés par la réverbération des calcaires, les oreilles emplies du bourdonnement
perpétuel du vent, l'âme et l'esprit vides.
Bien plus qu'il semble penser à la subsistance des siens, il a l'air, cet ètre solitaire
et décharné, ce bœuf à face humaine accomplissant son travail sans trêve, sur lequel la
mort vient le surprendre, de creuser, dans l'ingrat giron d'un cimetière, la fosse où les
autres le coucheront tout à l'heure. Il ne connait rien des satisfactions du labeur ; toujours
devant lui les brandes et le caillou surgissent, s’allongent, s’entassent ; il n'a pas plutôt
fini sur un point quil lui faut s’acharner sur un autre. Hue! dia! lui crie le sort ; et
il va, poursuit son œuvre insensée, pauvre corps usé qui se désagrège et se disloque chaque
été un peu plus. Passez dans un mois, dans un an : vous le trouverez à la même place,
hâve, crevassé sous les hâles, se reposant à peine une heure vers le milieu du jour, quand
juin rôtit et gerce la lande autour de lui, dormant alors, derrière un sillon, à l'ombre de sa
charrue, son somme de brute à points fermés, puis reprenant son outil et se remettant à
peiner. Ce grand effort touche celui qui en est le témoin, comme la lutte contre les éléments
et les fatalités : ainsi l'on assiste, du haut de la falaise, à la bataille de l'homme et des
flots, à la tourmente où tournoie un navire, pareil à un combattant dans une mêlée, et l'on
conjecture lequel sera vainqueur, de la marâtre nature ou de l'implacable ouvrier qui cherche
à la dompter.
Un pareil état de l'âme et du corps est bien fait pour engendrer les terreurs, les idées
malsaines, les croyances chimériques. A force de s'attaquer à la chance sourde et aveugle,
on finit par redouter l'hostilité latente d'êtres invisibles. Que la vache mal nourrie crève dans
une colique, que le veau se boursoufle, que le blé semé dans la pierre se dessèche en terre, il
n’en faut pas davantage pour expliquer la présence d’esprits rôdant autour du champ et de la
maison, Il y a ici comme une grande ombre grimaçante et cornue sur tout le pays; dans la
lune rouge et déchiquetée, dans la brume d'octobre, dans le soleil caniculaire, la créature
tenue aux confins de la bestialité par l'absence d'éducation et le retour d'un même labeur
borné, discerne des signes funestes, des pronostics mauvais, l’acharnement des providences
noires. Elle se croit entourée de maléfices, voit partout le diable, a foi dans la haine tenace,
inapitoyée, dont l'enfer poursuit la malheureuse humanité. Quelquefois, perdu dans la lande
déserte, aux approches du soir, le passant entend distinctement la rafale se lamenter avec
une voix humaine, les bruyères s’agiter comme un long suaire trainant par l'étendue, et
son propre pas l’'épouvante : blème, tremblant, évitant de regarder derrière lui, il sé presse
vers sa demeure, et, quand il est arrivé enfin, soufllant de peur et de hâte, il raconte, portes
closes, d'une voix basse, qu'il a vu le «berger de feu » tournoyer par-dessus la plaine,
décrire des entrelacs flamboyants sous le ciel, se diriger finalement vers un certain point de
l'horizon, pendant que des clameurs, des hurlements, des cris de chouette passaient dans l'air. |