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220 LA BELGIQUE.
étalant fièrement la devise « Labore et Constantia », des pages aux encres alternées, aux
rubriques de sanguine, pareilles à des grimoires cabalistiques.
Partout la vie des anciens maitres s'inscrit si prestigieusement qu'on s'étonne de ne point
apercevoir en chair et en os, debout dans l'encadrement d'une des portes ou assis dans un
fauteuil, le doigt errant sur le texte de quelque in-folio, un de ces personnages graves et
roses, la barbiche fine et la moustache en brosse, dont le pourpoint de velours noir, la
fraise empesée et l'air avenant se retrouvent dans les Rubens et les Van Dyck des salons
du rez-de-chaussée. Au moment de franchir le seuil de la chambre des correcteurs, on
s'attend à surprendre le docte Kiliaen dans son travail de revision. La tâche commencée
est encore sur son pupitre avec le dictionnaire hébreu ouvert à la bonne page, et, tout près,
la plume où s'est grumelé un caillot d'encre. Peut-être confère-t-il avec Érasme et Plantin
lui-même, dans la bibliothèque voisine, parmi les livres précieux, tout prêts à être feuilletés
par la main des érudits.
Comme dans le château de la Belle au bois dormant, il semble qu'au tintement d’une
heure mystérieuse un somme ait surpris à la fois tous les membres de cette famille industrielle,
depuis le chef jusqu'au moindre apprenti ; que tous ces êtres aient été rendus en même temps
invisibles pour les yeux; que les typographes aient été saisis devant leurs casses par
l'inévitable enchantement ; que la main du graveur se soit arrêtée au milieu d'un trait ;
que le tour de vis ait à l'instant immobilisé la presse. Dans un compositeur, un commencement
d'alinéa s'arrête brusquement au milieu d'un mot; plus loin, des épreuves gisent sur des
réglettes ; dans le clair-obscur moelleux des fonds, on croit voir des silhouettes se raidir,
comme prises de léthargie ; et les tentures, les rideaux, les volets demi-clos blutent une
lumière morte faite d'anciennes poussières humaines. Le bruit des pas sous lesquels gémissent
les vénérables parquets trouble uniquement la calme majesté, la muette grandeur de ce palais
des intelligences. Soyez seul alors, n'ayez point avec vous de cicérone trop empressé. Füt-il
compétent comme Érasme lui-même, il vous génerait et chasserait la douceur de ce commerce
avec les ombres. La voix intérieure suffit; n'écoutez plus que vos intimes suggestions !
O
X
Les environs d'Anvers. — Conformité de la terre et de la race. — Les polders. — Le Bond. -- Bien-être des fermes. —
Bêtes et gens. — La kermesse de Putte.
Elle s'étend à l'infini, la grande lande uniforme, à peine bosselée çà et là, avec le
mélancolique et doux aspect des paysages hollandais. Hobbema, Ruysdael, Van de Velde
ont lustré dans leurs toiles ce clair satin des prairies, enveloppées, selon les saisons, de
rutilances où de tons assoupis, et tantôt chantant au soleil l'hymne des colzas, des coquelicots
et des blés, tantôt fondues dans les grises estompes des brumes. La terre flamande n'est
monotone que pour ceux-là qui préfèrent les gaités turbulentes de la promenade aux
impressions sereines des grands ciels appuyés sur l'horizon, aux tableaux riants de la vie
rustique, à l’image d’un bonheur terrestre composé de l’accomplissement de la tâche journalière
et de l'universelle abondance qui en résulte. De plus, elle est comme l'expression même du
caractère de ses habitants et explique les grosses aises tranquilles, le goût du bien-être
matériel, le renouvellement constant des humeurs du corps amenant la belle santé grasse
en chair et riche en sang, enfin les habitudes de songerie silencieuse et jouissante qui font |