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PROVINCE D’ANVERS. 295.
mâchoires de grand poisson ; là une mise-bas de fripier, avec des loques éclatantes, des
guenilles lustrées d'usure, des défroques éraillées, polies par le coup de fer; ailleurs un
long frémissement de rubans et de bonnets pendillant à la boutique d’une modiste ou coiffant
des « thérèses » niaisement souriantes ; plus loin la montre d'un bijoutier, un cliquetis de
pendeloques et de chaines, un feu de verroteries, une trainte d’or et d'argent, desquels
dardent les spirales dont les femmes du pays aiment à se tire-bouchonner les tempes ; puis
encore les pièces de flanelle rouge, blanche, bleue des mercelots, étagées comme des assises
de maison; des entassements de faïences peinturlurées de coqs indigo et sang-dragon, de
grès ràpeux, de terres cuites lustrées, toute une vaisselle entrechoquée à chaque instant par
les poussées de la foule; des fonds d'ébéniste, de menuisier et de tapissier écroulés sur le
pavé dans un amoncellement de matelas, de coussins, de lits, de berceaux, de tables en
bois blanc, de chaises à fond de feurre, devant lesquels s'arrêtent rêveurs les nouveaux
épousés ; et la procession s'allonge, traverse la place, serpente par delà, sous les feuillées
de la campagne, dans un tohu-bohu d'installations, parmi un concert de voix furieuses et
glapissantes, chaque marchand eriant plus haut que son voisin.
Par places, des vendeurs d'orviétan, debout sur une table, le ventre en poire sous de
grosses chaines d'or, s'éraillent à vociférer les incomparables vertus de la fiole qu'ils élèvent
entre le pouce et l'index; et tantôt la panacée guérit les bêtes de la clavelée, de la
tympanite, de la ladrerie et de la colique, tantôt les hommes de la gale, de la dysenterie,
de la gastrite et de la taie. Aïlleurs un dentiste, grave, l’air ennuyé, hisse sur sa voiture
des patients auxquels il applique ses clefs, les tenaillant à merci, en dépit de leurs
hurlements de douleur, puis, avec un sourire solennel, exhibe d'un geste circulaire les chicots
cariés, tandis que, saignant comme un bœuf à l'étal, l'opéré bave de longs filets de rouge
salive. À un pas de là, un homme râpé, les cheveux aplatis sur les tempes, accompagne
des renâclements de son violon la complainte que nasille une femme portant un enfant
dans ses bras; et par intervalles la femme promène sa sébille à la ronde, sans cesser de
chanter, Des marchandes de pains d'épice, établies sur des charrettes transformées en boutiques,
avec des gingas rouges et blancs tendus de haut en bas, se meuvent, en jaquettes fuselées,
tabliers blancs à grandes poches, bonnets barbelés par-dessus des plaques de métal, frappant
leurs pâtisseries l'une contre l'autre à grands tours de bras, et par moments dansant, pivotant
sur elles-mêmes, battant le fond de la voiture d'un cognement de sabots. À côté se groupent
les tirs à la chandelle, les tourniquets, les carrousels, les étalages de pepernotes, de saucissons,
de caramels et de chocolats, les baraques de géants et de géantes, les mystérieux cabinets
des diseuses de bonne aventure, et toujours les éternelles fritures en plein vent, grésillantes à
travers d'épaisses fumées. Les saltimbanques, d'autre part, ont dressé leurs tréteaux au lieu
le plus apparent; le théâtre s'élève, dans une gloire de toile peinte, avec ses animaux fabuleux,
ses combats chimériques, ses atlas supportant des montagnes de quintaux ; et un fracas de
parade, un tintamarre de grosses caisses et de fifres, un claquement de soufflets donnés dans
le creux des mains, un rauquement de voix tonitruant à travers des buccins, hypnotisent la
foule, bouche bée, devant les dislocations des clowns, la jobarderie des queues-rouges, la viande
débordée de la grosse ballerine, qui, majestueuse, sous son maillot violet et ses bouffantes
mousselines, des accroche-cœur aux tempes, semble regretter des grandeurs lointaines.
Cependant la gaité va son train, les bâfres deviennent homériques, les gosiers gloussent
en d'interminables lampées ; et la fumée des réchauds, le crépitement mousseux des tirs, le
brouillard des haleines, le flottement des poussières se mêlent aux pestilences des graillons
dans lesquels marinent les beignets et les pommes de terre. Lentement le jour décline
et, dans le soir; une soulerie pesante bat les murs; les orgues rugissent par-dessus le
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