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SOCIÉTÉ CENTRALE D’ARCHITECTURE
DE BELGIQUE
Assemblée générale annuelle du 18 décembre 1886
Présidence de M. Jules Brunfaut, Président
(Suite)
III. Les Concours publics, leur utilité, leur
organisation
M. Raquez donne lecture de son rapport concernant l’uti-
lité des concours publics.
Messieurs,
Les concours publics sont susceptibles, dans notre art, de
nombreuses applications, mais je n’ai à vous entretenir que
des concours se rapportant aux édifices que l’État, les Pro-
vinces et les Communes ont à faire exécuter.
Cette question, ainsi présentée, ne vous est certainement
pas inconnue. Notre Société, d’accord avec ses statuts, qui lui
prescrivent d’en propager le principe, s’est attachée depuis
longtemps à en faire l’objet de nos discussions dans nos
assemblées mensuelles.
Ayant aujourd’hui l’honneur de nous trouver en réunion
générale, le Comité organisateur a pensé à vous soumettre
l’objet de nos débats et à vous permettre de juger ainsi, en
pleine connaissance de cause, de l’utilité des concours publics.
Je n’entreprendrai pas ici, Messieurs, l’historique des con-
cours publics en Belgique, car si, comme le faisait observer
je ne sais quel auteur, nous devons regretter pour la réputa-
tion de nos arts l’absence d’un commentateur comme Vasari,
ce vide se fait sentir plus encore au point de vue des particu-
larités de l’art architectural.
Toutefois, Messieurs, il ressort des travaux de quelques
érudits sur l’histoire de nos cités que des concours publics
eurent lieu dans nos provinces dès le XVIe siècle. Les expo-
sitions de l’art ancien que notre Société organisa, vous ont
permis de juger plusieurs d’entre eux, et notamment ceux qui
se firent à Ypres en 1575 pour le Nieuwerk et pour l’Escalier
de la Halle aux Draps, où une indemnité de 24 livres parisis
fut accordée aux concurrents. La ville de Mons possède de
nombreux projets de son beffroi qui, tracés visiblement par
des mains différentes, feraient croire que là aussi les concours
publics furent en honneur. Ce principe était du reste celui
qui présidait dans les Chambres de Rhétorique de cette
époque, « qui ne se bornaient pas, dit Henne dans son His-
toire sur Charles-Quint, à donner des représentations drama-
tiques et à ouvrir des concours célèbres sous le nom de
Joyaux du pays (Landjuweel); c’étaient elles généralement qui,
de concert avec les métiers et les sections, organisaient les
solennités publiques sous le patronage des administrations
communales. Elles déployaient dans ces circonstances, comme
dans leurs concours, une magnificence inouïe. »
Mais c’est surtout en Italie, où l’histoire de l’art est plus
connue, que nous trouvons les exemples les plus nombreux
des luttes que nous préconisons. Qui de vous, Messieurs, ne
connaît le concours ouvert pour les portes du Baptistère de
Florence, ou Ghiberti, jeune encore, se révéla au moment où
il luttait avec les hommes les plus fameux dans l’art, Delia
Robbia et Brunelleschi ! Et celui pour le Dôme de Florence,
où Brunelleschi, au dire de Michel-Ange, fit une œuvre si
parfaite qu’il lui semblait impossible qu’on pût la surpasser.
Et plus tard, le concours qu’organisa le pape Paul III, à
Rome, pour le couronnement du palais Farnèse en 1554, où
l’on vit se mesurer des maîtres comme Sangallo, Michel-Ange
Buonarroti, Perino del Vaga, Fra Sebastiano del Piombo et
d’autres encore.
De nos jours, Messieurs, je pourrais dire que les concours
publics sont des plus fréquents dans tous les pays d’Europe et
même en Amérique, si je ne devais faire une exception pour
notre pays. Ai-je besoin de vous citer ceux des musées de
Berlin et de Hambourg, des hôtels de ville de Munich et de
Vienne, de la gare centrale de Francfort, du palais de justice
de Leipzig, de l’université de Strasbourg, où, parmi les lau-
réats, nous trouvons les noms des artistes les plus réputés, tels
que Warth, Ferstel, Smidt, etc.
En France, les architectes les plus célèbres prennent part
aussi aux concours publics. En 1860, Duc et Viollet-le-Duc par-
ticipent au concours de l’Opéra, et parmi les concurrents à
celui de l’hôtel de ville de Paris, nous remarquons les noms de
MM. Guadet, Ballu, Deperthes, Baltard, de Baudot, Davioud,
Magne et Vaudremer. En 1874 eut lieu le concours pour la
maison de répression de Nanterre quarante-cinq architectes
y entrent en lutte, parmi lesquels nous notons MM. Davioud,
1887
Bourdais, Lheureux, Magne, Normand, Train, de Baudot.
Vous citerai-je encore les concours pour l’église du Sacré-
Cœur, pour le monument de Versailles, pour la reconstruc-
tion de la Sorbonne et récemment celui pour l’exposition uni-
verselle! Ce sont là les concours des plus importants, ceux
d’un moindre intérêt sont si nombreux que je ne puis vous les
énumérer. Ils se répètent, vous le savez, journellement, et il
suffit, pour s’en convaincre, d’ouvrir n’importe quel journal
d’architecture.
Mais non seulement l’Allemagne, l’Italie, le Danemark, la
Russie, la Hollande organisent des concours publics entre
leurs artistes, mais ces différents pays ont même recours aux
concours internationaux. Cela s’est fait notamment pour le
Parlement de Berlin, pour le tombeau de Victor-Emmanuel,
pour la Bourse d’Amsterdam, pour les façades des Dômes de
Florence et de Milan. Et ce fait bizarre se produit, c’est que
la grande majorité des architectes belges, systématiquement
écartés dans leur pays, sont conviés à l’étranger à coopérer à
la rédaction de monuments à y édifier.
Cette situation anormale pourrait certes nous décourager
dans notre œuvre de propagation, si nous ne savions que
l’état privilégié de nos voisins ne fut amené qu’après une
lutte patiente et longue contre les adversaires des concours
et l’indifférence des pouvoirs publics. Chez eux aussi,
Messieurs, on a prétendu que les concours eussent été un
mal, car ils auraient écarté, disait-on, tous les architectes de
talent ; leur âge, leur dignité et leur réputation ne leur permet- ,
tant pas d’entrer en lice avec des jeunes gens, des inconnus qui
pourraient les vaincre, et partant la lutte se serait circonscrite
entre ces derniers. C’est là, en effet, le principal argument
qu’on a fait valoir contre l’adoption des concours publics.
Les quelques exemples que je viens de remettre en lumière
répondent, Messieurs, victorieusement à pareille objection.
Dans le passé, je vous ai montré les plus grands artistes, les
Michel-Ange, les Brunelleschi, luttant dans les concours.
Dans le présent, grâce aux patientes recherches d’un de mes
collègues, je trouve, dans une étude qu’a publiée l'Émulation,
les renseignements suivants sur la situation particulière et
l’âge des architectes dont je viens de vous citer les noms.
Lors du concours de l’hôtel de ville de Paris, M. Vaudremer
venait d’achever la prison de santé et l’église Saint-Pierre de
Montrouge ; il avait alors 45 ans.
M. Ballu avait construit les églises de Saint-Ambroise,
Saint-Joseph et la Trinité, il avait 56 ans.
M. Magne, le théâtre du Vaudeville et celui de la ville d’An-
gers, les églises Saint-Bernard et Saint-Iliide; il avait 51 ans.
M. Baltard, l’église Saint-Augustin, le Timbre, les Halles
centrales : il avait 67 ans.
M. Normand était l’auteur de la maisort pompéienne du
prince Napoléon à Paris et de la prison de Rennes; il avait
53 ans.
M. Train, architecte du collège Ghaptal et, en collabora-
tion avec Baltard, de l’église Saint-Augustin, avait 46 ans.
M. Abadie, architecte de l’église Saint-Ferdinand à Bor-
deaux, de l’hôtel de ville d’Angoulême et des églises Saint-
Ausone et Saint-Martial dans la même ville, de l’église Saint-
Georges à Périgueux et d’un grand nombre d’autres églises,
avait 63 ans.
M. Hermant approchait de la soixantaine, et MM. Guil-
laume et Hénard, qui prirent part au concours pour le monu-
ment de Versailles, avaient respectivement 55 et 66 ans.
La valeur de tous ces artistes, Messieurs, n’est guère con-
testable ; elle est reconnue, pour plus d’un d’entre eux, même
à l’étranger, et pas un cependant, en participant aux concours
publics, n’a cru déroger aux lois de la dignité. Et comment
auraient-ils pu le penser quand, chaque jour, ils voient dans les
salons les peintres et les sculpteurs du plus grand mérite
exposant leurs œuvres à côté de celles de commençants, jeunes
et inexpérimentés. Jamais aucun artiste ne s’est dérobé à ces
luttes qui entretiennent chez lui le feu sacré, le fortifient, le
préviennent de ses erreurs et le forcent à marcher dans la
grande voie du progrès.
Je crois, du reste, Messieurs, que, même envisagé au point
de vue des architectes dont le talent est consacré par toute une
vie de travail, il est de leur intérêt non seulement d’accepter
le principe des concours, mais encore d’y prendre part. Il ne
faut pas, en effet, oublier que les forces humaines ont des
limites, et si parmi eux nous sommes heureux de rencontrer
des hommes qui, arrivés à un âge où d’autres se reposent,
sont encore des modèles de virilité et d’énergie, il en est
d’autres cependant qui, doués d’une nature plus délicate,
voient leurs forces décroître, leurs facultés s’amoindrir. Et,
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L’ ÉMULATION.
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