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LE BRABANT. SI
Pendant tout l'été, chaque matin, un coach anglais, sur le siège duquel un cornet à
piston se livre à d'insidieuses fioritures, fait, au galop de ses quatre chevaux, cinq ou Six
fois le tour de la statue de Godefroid de Bouillon, dont l'équestre silhouette s'enlève sur
les architectoniques symétries de la place Royale de Bruxelles ; c'est un signal connu auquel
accourent des hôtels environnants, les touristes britanniques, en plaids écossais et chapeaux
à larges visières, armés par surcroit d'ombrelles et de longues-vues. Quand la voiture s'est
remplie, à l'intérieur et à l'extérieur, un large coup de fouet prend en écharpe les maigres
haridelles, et l'attelage s’ébranle dans la direction de Waterloo, secouant aux cahots du pavé
la grappe bariolée des misses accrochées sur les banquettes, tandis que l'éternel cornet, entretenu
en salive par des rasades régulières, jette aux fourrés de la forêt ses retentissantes variations
sur le thème du Roi Dagobert. Toute la caravane est ensuite déversée à Mont-Saint-Jean et
décroit dans le verdoiement des cultures, avec de longs déroulements d'écharpes roses et vertes,
sous la conduite des guides babillards et rapaces.
Certes l'industrie du maitre de l'équipage a du bon : elle supprime la peine et abrège le
temps; mais l'itinéraire pédestre de Genappe prévaudra toujours pour le solitaire contemplatif,
car il permet de suivre pas à pas la marche des armées, et, au retour, de se confondre en
quelque sorte au torrent de la déroute. Rien cependant, dans la paisible localité traversée
de deux uniques rues, où les vaches circulent pour aller au pâturage et dont les petites
maisons basses semblent eéndormies dans une perpétuelle somnolence, ne rappelle plus la
terrifiante vision de cette débandade de soldats écharpés, courant du pas allongé de la fuite
et se bousculant sur l'étroit passage du pont.
Napoléon lui-même faillit être entrainé ; pendant une heure sa voiture fluctua sans
pouvoir avancer. L'homme du destin dut sentir courir sur sa chair froide un frisson,
à l'aspect de ces hordes affolées qui ne reconnaissaient plus ni sa face ni sa voix : peut-
être vit-il se dessiner sur les flots l’escarpement de la cage où, vieux lion abattu, on allait
l'étouffer,
IX
Le pays wallon. — Les aspects changent. — Nivelles, — L'abbaye de Villers. — Une fête dans les ruines.
Dès Genappe, la contrée wallone s'annonce par de grandes landes interminables où les
hameaux, de distance en distance, massent des agglomérations de maisons brunes, dont la
brique sans crépi et d'un ton sang de bœuf, se recuit au soleil. La blancheur claire des
villages flamands s'est brusquement assombrie; une patine foncée revêt les façades et fait
penser à des intérieurs rancis. En même temps un changement d'humeur et d'esprit dérive
des conditions différentes de la vie; tandis que le Flamand, essentiellement maraicher,
travaille à son champ, peu distant de la cabane quil occupe avec les siens, et n'a qu'une
courte étape à fournir pour se retrouver au coin de son âtre, dans la douceur de son
ménage, le Wallon, dans les plaines reculées qu'il ensemence, défriche ou laboure avec
une aptitude particulière pour la grande culture, demeure éloigné du toit familial pendant
des journées entières et n’y rentre qu'à la nuit, pour prendre sa part du repas en commun
et bientôt après se livrer au sommeil. Son existence passée au dehors, dans la solitude
des champs souvent très éloignés de son habitation, le prédispose, moins que son copain,
le petit cultivateur toujours en train de soigner ses choux et de biner ses pommes de
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