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86 LA BELGIQUE.
chaque sauterie. Une gaité fermentait dans ce coin, de moment ca moment moins retenue ;
les prunelles, avivées par la splendeur du jour, s'égayaient d’éclairs dans la blancheur
marbrée des chairs; çà et là un visage de femme prenait des ardeurs de coquelicot, derrière
la palpitation de l'éventail. Et puis brusquement, la musique jetait ses appels : les tables
se vidaient et le tournoiement des danses reprenait. Pendant ce temps, nous regardions
s'ouvrir, béants, les noirs enfoncements des cachots, derrière l'envolement des mousselines.
Les ruines composent un vaste ensemble de pans de murs, les uns à demi écroulés et
découpant leurs silhouettes déchiquetées sous l'amas des végétations, les autres presque
entiers encore et gardant, en dépit du temps, un air de vie au milieu de la désolation
générale. C'est là que s'érigeait la demeure somptueuse qu'un abbé grand seigneur en 1721,
fit élever à la droite du monastère pour y loger ses hôtes de distinction. Par places, le
crépi adhère encore à la brique, avec des rinceaux d'une ornementation singulièrement
précieuse, qui met parmi la majesté des vieilles pierres séculaires comme la décadence
visible de la discipline originelle.
Une série de petites pièces dont les refends continuent à marquer les emplacements
primitifs donne accès aux restes imposants de cette grande habitation religieuse qui
sespaçait sur quinze hectares, clôturés d'une enceinte de murailles en dehors de laquelle
se groupaient les fermes, les moulins, les métairies, toute l'installation compliquée d’une
exploitation jouissant encore en 1787 d'un revenu de cent trois mille cent dix-sept florins.
À peine est-on entré qu'on aperçoit, le long d'un petit ruisseau obstrué de blocs écroulés
contre lesquels bouillonnent les eaux, la facade extérieure de la maison de l’économe,
percée à sa base de minces ouvertures garnies de barreaux. L'herbe a poussé là comme
partout, sur la terre exhaussée qui a fini par envahir les dallages et maintenant moutonne
en petites bosses verdoyantes. On longe ensuite les grands murs du palais abbatial,
barbouillés d'ineptes griffonnages, au milieu desquels flamboyait, il y a quelques années,
sous un quatrain courroucé, le parafe de Victor Hugo, depuis bêtement gratté au couteau.
Des salles aux voûtes surbaissées appuyent sur des piliers massifs ; l’une d'elles, la cuisine,
a conservé sa monumentale cheminée, entre des colonnes encore garnies des modillons sur
lesquels posait le manteau.
De là on passe au réfertoire, vaste salle oblongue que cinq colonnes partageaient en
deux nefs et dont les quatre murs, ajourés de hautes ogives géminées et par places colorés
d'un reste de peintures, sont seuls demeurés debout. Tout un coin de l'existence monacale
se ravive dans cet espace ; on revoit l'entrée lente des moines trainant leurs sandales, la
circulation silencieuse des frocs tombant à plis droits, la ligne brusque des épaules fléchissant
pour le bénédicité, les blancheurs reluisantes des crânes frappés par la lumière des fenêtres
et, penchés par-dessus les tables.
De colons qu'ils étaient à l'époque où saint Bernard les envoya défricher la contrée,
les cénobites, d'abord au nombre de treize, aidés de cinq frères convers, étaient devenus
des seigneurs largement comblés de prérogatives et de donations. Au treizième siècle, ils
sont quatre cents moines et trois cents frères Convers, vivant dans une abondance de biens
qui amène petit à petit le relâchement. Au seizième siècle, leur nombre diminue : il ny a
plus, en ce temps, dans l'énorme abbaye, que soixante religieux. Les compétitions, les
fermentations orgueilleuses les déchirent par moments de fdissensions intestines. Il faut le
contre-coup des luttes politiques pour unifier la ruche divisée qui défend alors ses privilèges
avec des énergies accrues par la longueur de la possession. Deux fois le monastère est
saccagé , la seconde fois. les paysans Sajoutent aux Francais pour le piller. |