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LE BRABANT. 89
Ce fut alors comme le signal précurseur de la dispersion définitive : le 7 thermidor
an V, la puissante communauté, dissoute à légal des autres établissements religieux du
pays, se vida de sa population, et l'église, Le cloitre, le palais abbatial, les jardins, les
moulins, toute cette opulence et cette source de revenus infinis passèrent aux mains d'un
négociant de Saint-Omer.
Une déchéance irrémédiable s'ensuivit : pour payer le prix de l'acquisition, l'iconoclaste
propriétaire mit à Sac les bâtiments, enleva les fers, démolit les charpentes, vendit le
marbre des chapelles, le grès des tombes, le plomb des meneaux. Après cela, il ne fut
plus besoin, pour achever l'abbaye, que d'un dernier ébranlement : en 1815, lors de l’arrivée
des alliés, une bande de rustres féroces se rua sur les démolitions, pressurant la ruine
et la mort pour lui faire suer un rendement suprême. Dans le silence des enceintes
rendues à la solitude, commença ensuite le persévérant travail du temps, opérant pierre
par pierre la désagrégation totale et préparant le morne et superbe tableau quon a
aujourd'hui sous les yeux, comme la réalisation matérielle d'une lamentation de Bossuet.
Cependant, si effacée que soit la vie dans ce lieu funèbre, empli de pierres tombales
roulées par le chemin et où chaque pas qu'on fait dans les rudérales floraisons du sol remue
une poussière d'humanité persistante à travers les décombres, on peut conjecturer Île train
de l'existence journalière en cette collectivité fourmillante qu'un peuple de manouvriers
aidait dans son exploitation. Débouchant dans le réfectoire, le chaufloir, où les moines
avaient coutume de se rendre, à pointe d’aube, pour y étirer à la chaleur des feux leurs
membres raidis par l'office de la nuit, table sur de massif piliers dessinant trois travées sa
lourde voûte arquée, pareille à celle de la cuisine, du lavoir et du garde-manger. Plus
loin, le réfectoire des domestiques communique avec une cour découverte où s'engraissait
la volaille, proche des bâtiments de la pharmacie, qu'un petit jardin précédait, avec ses
pares étoilés de plantes médicinales.
Le chauffoir, d'ailleurs, de même que le réfectoire des moines, s'ouvrait sur un préau
bordé, le long de ses quatre faces, de galeries découpées en ogives dont les retombées
s'adaptaient à des chapiteaux de colonnes historiés de bêtes symboliques; des quatre galeries,
deux subsistent seulement : l'une qui date de la fin du dix-septième siècle, avec de maigres
applications de pilastres sur le mur du fond, frivole bizarrerie décorative au milieu de
la majesté du reste; l'autre, du treizième siècle, solennelle et profonde sous le déroulement
de ses arceaux ployés selon les belles élégances du style rayonnant.
Dominant tout de ses amas pantelants, le chevet de l'église élargit ses brèches, pareilles
aux jours d’une rosace que le temps aurait percée en regard de l'étoile de pierre ouvrée
par l'architecte. Malheureusement la superposition des styles et les démolitions du vandale
de Saint-Omer ont presque partout dénaturé l'aspect primitif. À travers la ruine et les
transformations, le chœur et le jubé n'attestent plus que vaguement la perdurabilité du
roman, tandis que la partie moyenne du monument se rattache nettement à la fin du treizième
siècle : vraisemblablement une première église romane avec crypte existait là et plus tard
s'accommoda aux exigences d'un style nouveau; mais l'ogive elle-même fut altérée au siècle
dernier dans ses motifs essentiels par l'application à l'extérieur de revêtements en renais-
sance bâtarde et à l'intérieur d'un grossier badigeonnage ocreux qui empoicra les sévères
profils de la pierre.
De toutes ces architectures, les murs extérieurs ont seuls subsisté avee des fragments
de voûtes béantes sur le vide, comme les échancrures largement ajourées d'une coupole, et,
dans le chœur, les nervures de la grande rose mystique épanouie au milieu du délabrement
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