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LE BRABANT. 95
grouillante qui déborde jusque par delà le parvis les gestes solennels et propitiatoires par
lesquels il attire au-dessus des fronts courbés le bienfait de la régénération; et, sans
discontinuer, les tintenelles des enfants de chœur carillonnent, ajoutant leur musique à la
basse sourde des lamentations montant des profondeurs du temple. Puis, après que
l'officiant une dernière fois a imposé les mains, l'énorme bloc immobile se rompt en une
oscillation lente, comme la surface d'une étendue d'eau congelée, et la circulation se refait,
au bruit des béquilles cognant le pavement, aux saccades furieuses des danses de Saint-Guy,
x l'interminable glissement des valétudinaires trainant leurs semelles sur les dalles. A la
file, femmes, vieillards, mères chargées de nouveau-nés, trainent alors des afflictions sans
nombre le long des murs flamboyants de croix et de banderoles, où les ex-voto font
à la brique un revêtement de plaques d'argenteries, sombrement saignantes sous les feux
des candélabres; et la procession serpente, circonvenant Îles nefs d'un processionnement
de figures ravagées, d'orbites ulcérés, de têtes branlantes dont la trépidation semble
continuer dans la pénombre le vacillement des hautes chandelles partout allumées à
profusion.
Parfois la cohue devient funèbre, comme un ossuaire debout : d'effroyables consomp{ions
font saillir les vertèbres, des charpentes disloquées s'évident avec des creux de vieux saints
gothiques, on croit entendre sortir un râle des poitrines étranglées ; mais la vie s'acharne
en ces décombres vivants. Et, titubant, choppant, quelquefois même roulant sur le sol
dans un accès subit qui les tord comme des haillons, ils continuent leur lugubre
promenade, gravissent à la suite les marches du chœur, défilent devant l'autel, les genoux
ployés, des bégaiements aux lèvres, toute leur vieille âme martyrisée éclatant brusquement
dans des supplications, sur lesquelles les cierges semblent faire descendre l'illusion d'un
pâle sourire de la Vierge, puis Sécoulent et disparaissent dans l'éloignement, recommençant
à chaque station et de chapelle en chapelle leurs marmottements monotones qui çà et là
s'élèvent comme les litanies de la chair tenaillée.
On n'imagine pas de spectacle plus tragique : toutes les désolations sont réunies, à de
certains jours, dans ce vaisseau de pierre qui met en présence les deux grands suppliciés
éternels, se tendant mutuellement les bras sans parvenir à s'étreindre; et le Christ, du
haut de la croix, semble pleurer sur son frère mortel les mêmes larmes de sang qui
mouillèrent ses paupières au moment des affres suprêmes. Une géhenne terrestre roule à
travers les colonnes ses noirs supplices; les visages sont terrifiants comme le seraient
ceux de morts vivants: c'es une pathologie de tous les maux qui assaillent le corps
humain, de toutes les plaies qui le trouent et le déchiquettent, de toutes les difformités
qui le rendent caricatural et macabre : et de cet amas de douleurs, de ce flux de sang
vicié, s'élève une pestilence fade de charnier.
L'un après l'autre, l'éclopé, le bancroche, l'ophtalmique, le paralytique vont poser une
bougie sur le porte-cierges, branché comme un arbre, qu'on aperçoit, ardant de centaines
de flammes, derrière le grillage d'un réduit transformé en brasier et où les cires coulent de
longues larmes blanches par-dessus le résidu figé des vieilles offrandes.
Près de là, un guichet ouvre une baie mystérieuse au fond de laquelle un profil
immobile de chevecier, réalisant le type des rigides comptables à bec de chouette qui
découpent dans les intérieurs de Metzys leurs faces glabres et ridées, gratte d'une plume
active de volumineux registres au papier rèche et jauni : levez les yeux ; au-dessus du
trou noir vous lirez ce mot : Trésorerie. C'est, en effet, la trésorerie de cette piscine
miraculeuse, largement entretenue par l'afflux perpétuel du prix des messes et des cierges et |