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De la Propriété Artistique en matière d’Architecture
(Signature de l’œuvre architecturale)
APERÇU HISTORIQUE (1)
par Charles LUCAS, architecte, S. C.
Secrétaire de la Caisse de Défense mutuelle des Architectes
e principe de la propriété artis-
tique, en matière d’architecture,
est aujourd’hui généralement
reconnu, au moins dans les
Etats de race latine et de langue
française (2) ; mais les consé-
quences à tirer de ce principe
et les applications qui peuvent
en résulter dans la pratique
sont bien incomplètement défi-
nies et soulèvent encore de
nombreuses difficultés (3).
certes, on admet que l’archi-
tecte est propriétaire de l’œuvre de sa pensée, de sa concep-
tion, qu il traduit par ses plans, par ses dessins, et qui est
réalisée par l’édifice construit; mais comment peut-il exercer
son droit de propriété artistique sur cet édifice exécuté d’après
ses plans et ses dessins ? Dans quelles limites peut s’étendre,
pour lui et pour ses ayant-cause, le droit d’affirmer cette
propriété et aussi le droit de reproduire et d’éditer cet édi-
fice, et surtout dans quelles limites peut-il interdire la repro-
duction et l'édition de cet édifice à d’autres, que ces derniers
soient propriétaires d’origine, par succession, par don ou par
acquisition de cet édifice, ou que, seulement, ils veulent
l'éditer?
Ces questions, qui ont paru mériter de prendre place au
programme du XIVe Congrès international de la propriété
littéraire^ et artistique (4), lequel s’est ouvert à Milan, sous
les auspices de l'Association littéraire et artistique interna-
tionale, dans la dernière quinzaine du mois de septembre 1892,
sont multiples : quelques-unes d’entre elles ont déjà une his-
toire remontant assez loin dans le passé, tandis que d’autres
semblent nees d'hier; mais toutes peuvent assez bien, ce nous
semble, se grouper sous les titres suivants : Signature de l’œu-
vre architecturale ; — Propriété des plans et dessins; — Droit de
reproduction (édifice construit en imitation d’un autre édifice,
contrefaçon, plagiat) ; —Droit d’édition; titres au sujet desquels
il y a lieu de distinguer entre les édifices publics et les édi-
fices privés, et aussi entre les édifices, œuvres de plusieurs
époques et de plusieurs architectes.
Pour nous, laissant à M. G. Harmand, avocat à la cour
d appel de Paris, le soin de présenter ces diverses questions
au point de vue de l'état actuel de la législation et de la juris-
prudence et aussi de rappeler les vœux déjà formulés à leur
égard par nos Sociétés françaises d’architectes et par le
3e Congres international des architectes de 1889, où nous les
avons enregistrés comme secrétaires (5), nous nous bornerons
à exposer succinctement comme un historique de la Signature
de l'Œuvte architecturale en tant qu’édifice public, depuis les
temps les plus reculés de la civilisation jusqu’à notre époque
actuelle.
Celtes, nous n'espérons trouver, à toutes les époques, en
faveur des architectes des monuments publics, une habitude
tolérée et encore moins un droit officiellement reconnu d’ins-
crire leur nom en place apparente sur les édifices publics dus
a leur talent : cependant si l’on veut bien admettre qu’il est
plus dun moyen de reconnaître à un architecte la paternité
de son œuvre, et aussi pour un architecte de proclamer cette
paternité, il nous sera facile de montrer que, à presque toutes
les époques de l’humanité, depuis les premières civilisations
de l’Asie jusqu’à la France contemporaine, depuis les palais
de l’antique Chaldée jusqu’au nouvel Hôtel de Ville de Paris,
c’est-à-dire pendant cinq mille ans, et sauf peut-être à certains
moments où les droits de l’art et la valeur de l’artiste furent
méconnus par un despotisme inintelligent, l’architecte d’un
monument public a été souvent, presque toujours, salué au
gland jour comme l'architecte de ce monument.
De nombreux exemples empruntés aux principales périodes
de l'histoire confirment cette assertion.
* *
Dans l'antique Chaldée, Goudéa, à la fois prêtre, gouver-
(1) Travail préparé sur la demande du Comité exécutif de l’Associa-
tion littéraire et artistique internationale, en vue du XIVe Congrès inter-
national de la propriété littéraire et artistique qui a eu lieu à Milan au
mois de septembre 1892.
(2) Voir pp 7 à 9 du rapport spécial de M. G. Harmand, avocat à la
cour d'appel de Paris, un exposé montrant le traitement fait à l’architec-
ture dans la législation des diverses nations du monde.
(3) Voir mème rapport, pp. 12 à 19, les arrèsts et jugements indiquant
la jurisprudence actuelle
(4) Fondée a Paris, le 28 juin 1878, par décision du Congrès littéraire
international, tenu pendant la troisième grande ExpositDn internatio-
nale de Paris et peu de temps avant la réunion du Congrès international
de la propriété artistique, l'association littéraire et artistique internatio-
nale a déjà organise treize Congrès, dont cinq purement littéraires furent
ceux de Londres (1879), de Lisbonne (1880), de Vienne (1881) dé Rome
(1882) et d'Amsterdam (1883), et huit, à la fois littéraires et artistiques
furent ceux de Bruxelles (1884), d’Anvers (1885), de Genève (1886) de
Madrid (1887), de Venise (1888), de Paris (1889), de Londres (1800) et de
Neuchâtel (1891). ’ * '
(5) Voir rapport de M. G. Harmand, pp. 19 et 20.
neur de province et architecte d’une partie du palais de Tello,
environ trois mille ans avant notre ère, a pris soin — à
1 aide d’inscriptions gravées en caractères cunéiformes et cou-
vrant ses statues assises, dont une le représente tenant sur
ses genoux une tablette portant un plan de forteresse avec un
stylet à dessiner et une règle graduée, — Goudéa a pris soin
de nous apprendre ses titres de constructeur autant que ses
hauts faits de chef d’armée (1).
Dans^ l’Egypte des Ramsès, Baken-Khonsou, un grand-
prêtre d’Ammon, architecte des palais de Thèbes, appartenant
à une longue lignée de prêtres-architectes, mais vraisembla-
blement le principal auteur du grand temple en partie ruiné
de Gournah, nous a décrit, lui aussi, — par les inscriptions
d une de ses statues conservées à la Glyptothèque de Munich
sous le n° 3o, mais qui avait dû à l’origine être consacrée, de
son vivant, dans le temple dont il se faisait gloire d’être
l'architecte, la nature des travaux qu’il dirigea et les obé-
lisques, les colonnades, les cours plantées, les énormes mâts
dorés et les barques sacrées qu’il avait fait ajouter à ce temple
dédié à la triade thébaine sous les Pharaons Séthos Ier et
Ramsès II (le Sésostris des Grecs), c’est-à-dire vers l’an i5oo
avant notre ère (2).
On dira, il est vrai, que Goudéa était une sorte de dynaste
local, presque un souverain indépendant et que Baken-Khon-
sou était le chef du collège des prêtres d’Ammon dans Thèbes,
cette capitale politique et religieuse des plus puissants Pha-
raons d Egypte ; mais la Bible, le livre par excellence, ne nous
a-t-elle pas conservé, entre autres noms d’artistes, le nom
de Hiram, fils dun père tyrien et d’une mère israélite, que
le roi de Tyr, Hiram II, envoya à Salomon, sur sa demande,
vers lan 10x4 avant notre ère, pour achever tous les ouvrages
du temple de Jérusalem et faire fondre notamment les deux
colonnes de bronze placées en avant de ce temple (3), et le
prophète Isaïe, près de huit cents ans avant notre ère, ne
donne-t-il pas place dans une de ses prophéties (c. III, 3),
aux architectes, hommes sages, « parmi les hommes de
guerre, les juges, les prophètes et les vieillards qui peuvent
utilement conseiller le peuple » ?
Nous savons également, par un texte du Mânasâra-Silpa,
que, vers la même époque, dans l’Inde ancienne, les Brah-
manes, ces ministres de la religion de Brahma, quoique
appartenant à la caste supérieure, devaient considérer avec
respect l'architecte et ses aides; car, sans eux, dit ce texte,
« il est impossible de construire des maisons et d’autres édi-
fices » (4).
C’est surtout à la belle époque de l’art grec, plus qu’à tout
autre moment de l’antiquité, que l’architecture fut en honneur
et que le nom de l’architecte fut attaché à son œuvre d’une
façon souvent honorifique.
Non seulement des stèles, exposées aux regards du public
dans l’enceinte ou le long des murs des édifices, portaient,
avec les devis des travaux, comme pour l’Arsenal du Pirée
d'Archélous d’Athènes ou, avec les comptes des dépenses
approuvées par les magistrats, comme pour la restauration
de l'Erechthéion due à Archiloque, les noms de ces magistrats
et ceux des artistes — l’architecte en tête — qui avait colla-
boré à la construction ou à la décoration de l’édifice (5)'; mais
aussi parfois l’édifice lui-même était cité sous le nom de l’ar-
chitecte qui en avait donné le dessin et dirigé les travaux : tels
l’Agora d’Hippodamos, au Pirée ; la basilique de Métiochos,
à Athènes, et le Portique d’Agnaptos, à Olympie (6); enfin,
qu’ajouter aux récompenses honorifiques consistant en statues
élevées par décrets à Byzès de Naxos et à Zénon d’Aspendus,
au premier, pour avoir inventé au vie siècle avant notre ère’
de tailler dans le marbre les tuiles destinées à servir de cou-
vre-joints aux autres tuiles (7), et au second, pour avoir, au
11e siècle de notre ère, construit le théâtre et dirigé les travaux
de la ville d’Aspendus (8).
On ne peut guère douter que ce droit de signature sur son
oeuvre n'ait été encore affirmé, en maintes circonstances,
sinon à Rome même, au moins dans de nombreuses colonies
romaines; c est ainsi, rapporte M. Emile Mallay, « que l’ar-
chitecte du grand temple de Pouzzoles avait fait placer à
l’mténeur cette inscription : L. Cocceius. L. C. Postumi.
L. Auctus. Architectus; que l’architecte de l’arc de Vérone avait
fait graver sur l'lintrados de cet arc : L. Vitruvius. L. L. Cerdo,
Architectus ; qu’à Clunia, en Espagne, une colonne de bronze
portait ces mots : Templmn. Dianœ. Matri. D. D. Apuleius.
(1) Voir les statues de Goudéa au musée des Antiquités orientales du
Louvre et consulter : De Sarzec, Découvertes en Chaldée, Paris, in-fol. (en
cours de publication); Léon Heuzey, Un palais chaldéen, Paris, 1888, in-12.
(2) Mémoires de l’Institut Egyptien, Paris, 1862, in-40, t. I ; Th Devéria"
Monument biographique de Baken-Khonsou, pp. 701 et suiv
(3) Le Maistre de Sacy, la Sainte Bible, Paris, i885 in'-8° t II ■ les Rois
1. III, ch. 7.
(4) Ram-Raz, Essay 011 the Architecture of the Hindu, Londres, 1834, in-40,
p. 14, d apres The Royal Instituée of British Architects, Proceedings, Londres,
“F4 5 6 7 8”' nTfJ senes’ IV’ n° 2. 10 nov. 1887, p. 36; William Simpson, The
Hindu Vitruvius.
(5) Aug. Choisy, Etudes épigraphiques sur l’Architecture grecque, Paris,
1884, m-40, pp. 81 et 85. 6 1
(6) Emile Mallay, Etudes sur TAntiquité, Clermont-Ferrand, 187g, in-8°,
p, i5o.
(7) Pausanias, trad. Clavier, Eliie, ch. X, Paris 1820 in-8°, t. III
p. 64-65.
(8) Ch. Texier, Description de l Asie Mineure, Paris, 1870, 3 vol. in-foî.
passim.
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L’ÉMULATION.
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